Au Congo-Kinshasa, la communauté musulmane prise entre deux feux

Reportage · L’Est de la République démocratique du Congo concentre les plus importantes populations de la minorité musulmane du pays. En Ituri et à Beni, les musulmans souffrent au même titre que l’ensemble des Congolais des attaques des combattants des ADF, un groupe d’origine ougandaise désormais affilié à l’État islamique. Ciblés par les insurgés, ils sont en outre régulièrement soupçonnés d’être de connivence avec l’ennemi.

Lors des obsèques du Shaykh Ali Amini, en mai 2021, à Beni.
Kudra Maliro / DR

Le 1er mai 2021, soit cinq jours avant l’instauration de l’état de siège décrété par le président Félix Tshisekedi pour lutter contre l’insécurité au Nord-Kivu et en Ituri, le Shaykh Ali Amini était abattu d’une balle dans la tête en pleine prière du soir à la mosquée centrale de Mupanda (Beni). L’imam était la personnalité musulmane la plus influente de la région. Il animait notamment une émission sur Radio Graben, une radio locale sur laquelle il diffusait des messages de coexistence et dénonçait le terrorisme. La veille de sa mort, il avait consacré son prêche du vendredi à une tirade contre l’idéologie des combattants islamistes des Allied Democratic Forces (ADF), un groupe armé né en 1995 en Ouganda et qui est affilié à l’État islamique en Afrique centrale (ISCAP, pour Islamic State - Central Africa Province) et au groupe Madinat Tawheed wal Muwahideen (MTM) depuis 20191.

Meurtris mais surtout révoltés, des centaines de musulmans de Beni lançaient le 3 mai une marche pacifique jusqu’à l’auditorat militaire de la ville pour y déposer une plainte contre X. Trois semaines après ce drame, le 18 mai 2021, c’est le Shaykh Djamali Musa, imam et président de la société civile de Batangi Mbau (territoire de Beni) qui était à son tour assassiné à Mavivi. L’armée congolaise a annoncé le 15 juillet 2021 l’arrestation des tueurs présumés des deux imams (leur procès n’a pas débuté à ce jour). Cependant, pris dans le tourbillon de l’insécurité qui frappe la région, les musulmans craignent que les autorités politiques et militaires n’aient pas pris la pleine mesure de la menace qui pèse sur leur communauté.

Jusqu’à l’arrivée des agents de l’État indépendant du Congo à la fin du XIXe siècle, les traitants arabo-swahilis originaires de Zanzibar dominaient la moitié orientale du pays - de l’Équateur à l’Ituri, du Sankuru au Kivu, ainsi qu’une bonne partie du Katanga jusqu’au lac Tanganyika. Avec pour fief le Maniema, véritable berceau de l’islam au Congo, ces commerçants ont organisé leurs territoires en petits sultanats régis par le commerce de matières premières, le trafic d’ivoire et la traite des esclaves. Vaincus par les Belges au cours des « campagnes arabes du Congo » (1892-1895), nombreux choisirent de fuir les persécutions des colons pour trouver refuge plus à l’Est, emportant avec eux leur langue, le swahili, et leur religion, l’islam2.

Une cohabitation menacée par les ADF

En Ituri, l’islam n’est donc pas une religion méconnue, pas plus que dans le territoire de Beni, l’entité administrative lui faisant face dans la province du Nord-Kivu. Y croiser des musulmans, reconnaissables aux kofias3 dont ils ne se départissent que rarement, est chose courante. En dépit des récents bouleversements démographiques, liés principalement à l’afflux de déplacés en provenance du Sud-Soudan ou du Nord-Kivu, les autorités islamiques ituriennes affirment avoir recensé près de 80 000 fidèles musulmans sur le territoire (pour une population totale de 3 650 000 habitants)4. S’ils ont toujours coexisté dans la paix, les relations entre musulmans et chrétiens n’ont cessé de se tendre au fil des années et de la progression de la menace des groupes armés islamistes.

Il faut rappeler que c’est en Ituri que la rébellion ougandaise des ADF a été fondée en 19955 par Jamil Mukulu (arrêté en 2015 en Tanzanie, ce dernier est aujourd’hui détenu en Ouganda). Depuis, le groupe armé aux velléités islamistes6, qui a concentré sa lutte au Congo en délaissant peu à peu l’Ouganda, s’est rendu tristement célèbre pour ses massacres contre la population civile en territoire de Beni.

« C’est surtout depuis 2013, quand les ADF ont commencé leurs tueries à grande échelle à Beni, que les choses sont un peu différentes avec nos frères chrétiens, témoigne, résigné, un imam d’Oïcha (chef-lieu du territoire de Beni) coutumier des allers-retours entre Beni et l’Ituri, et dont nous avons préféré taire le nom pour ne pas le mettre en danger. On sent une certaine suspicion par exemple lorsqu’on inaugure une nouvelle mosquée. Les chrétiens savent qu’au niveau de nos instances islamiques nationales, nous n’avons pas de moyens, donc ils nous accusent de bénéficier de l’argent des ADF qui financeraient nos mosquées ».

« On nous interpelle dans la rue lorsqu’on va à la mosquée »

L’un des proches de Shaykh Ali Amini à Beni, que nous appellerons Rashidi (il a requis l’anonymat), nous livre un témoignage similaire : « Nous avons trois problèmes ici à Beni. Le premier ennemi, ce sont les ADF et leur pratique d’un islam qui n’est pas le nôtre. Ensuite, il y a les autorités militaires ainsi que certaines personnalités politiques et de la société civile qui pensent qu’en tant que musulmans, nous sommes automatiquement des soutiens des terroristes et que nous collaborons avec eux par fraternité islamique. Enfin, il y a la population. Celle-ci propage souvent certains propos à notre encontre, on est stigmatisés, on nous interpelle dans la rue lorsqu’on va à la mosquée en nous disant que c’est nous qui commettons les massacres ».

Shaykh Ali Amini se savait en danger. Quelques semaines avant sa mort, des agents du renseignement militaire l’avaient informé d’une menace imminente contre sa personne. Après son assassinat, huit autres imams de Beni ont à leur tour reçu des menaces de mort « sans qu’on sache s’il s’agit réellement des ADF ou bien d’ADF déguisés », explique Rashidi. Le sentiment d’insécurité est d’autant plus fort au sein de la communauté musulmane que la menace peut émaner de ses propres rangs.

Parmi les combattants ADF capturés, certains ont en effet avoué au cours de leurs interrogatoires être passés par des mosquées du Nord-Kivu dans leur parcours de recrutement. Depuis 2014, plusieurs lieux de culte sont connus pour avoir hébergé, la plupart du temps à leur insu, des jeunes qui se sont par la suite évaporés dans les vastes forêts du Ruwenzori, un espace forestier du territoire de Beni situé à la frontière avec l’Ouganda, et d’où les ADF ont pour coutume de lancer leurs attaques.

« Bien évidemment, ça fait des années qu’on sait que certaines mosquées sont infiltrées, même ici à Goma, il y en a une en particulier dont les autorités et nous-mêmes nous méfions ». Membre actif de la communauté musulmane de Goma, D. (dont nous préférons taire l’identité pour ne pas le mettre en danger) évoque ici la mosquée du quartier de Katindo, assurant qu’elle a été un point de passage de certains combattants avant de rejoindre le maquis. « Il y a plusieurs années, on a constaté que des fidèles disparaissaient de la mosquée - des jeunes. Les FARDC [Forces armées de la République démocratique du Congo] nous ont ensuite indiqué que ces musulmans figuraient parmi les combattants ADF tués dans les forêts à Beni ou qu’ils figuraient parmi les personnes capturées. On ne sait pas s’ils rejoignaient les terroristes de leur plein gré ou s’ils étaient kidnappés ou enrôlés de force ».

Entrées des mosquées filtrées

Si les musulmans de Beni filtrent aujourd’hui eux-mêmes les entrées de leurs mosquées et se montrent méfiants vis-à-vis des fidèles inconnus ou de passage, c’est parce qu’ils sont convaincus que l’assassin du Shaykh Ali Amini était un infiltré. Rashidi a la certitude que le mode opératoire utilisé contre l’imam est amené à se reproduire contre d’autres responsables musulmans de Beni ou d’ailleurs :

« Vers le mois d’octobre 2021, à la mosquée centrale de Beni, un fidèle est arrivé en retard à la prière de l’aube. Il a demandé à s’entretenir avec l’imam. Personne ne connaissait cet inconnu. L’imam lui a demandé pourquoi est-ce qu’il était en retard, il a dit qu’il était de passage et qu’il avait une autre destination. Il a demandé le numéro de téléphone de l’imam qui, par précaution, lui a donné un faux numéro. Quelques jours après, on a appris l’arrestation de cet inconnu, dont les militaires ont établi les liens avec les ADF. Quand ils l’ont interrogé, il a avoué avoir dissimulé une arme dans des buissons tout près de la mosquée centrale, mais il a aussi dit aux militaires qu’il avait séjourné dans cette mosquée. Suite à cela, l’arme a bien été retrouvée à l’endroit indiqué et l’imam a été considéré comme collaborateur et a été arrêté ».

Arrêté le 28 décembre 2021, l’ancien imam de la mosquée de Katindo, Shaykh Banza Mudjaribu, a été présenté dans la presse locale comme un membre actif des réseaux djihadistes du Nord-Kivu, sans que les FARDC n’aillent pour leur part aussi loin dans la description du religieux, associé de longue date à la mouvance islamiste. Sa mise aux arrêts s’inscrit dans une vague d’arrestations d’imams observée depuis la fin 2021 dans le Nord-Est du Congo.

Une vague d’arrestations qui interroge

Dans un contexte où les ADF poursuivent leurs attaques, l’arrestation arbitraire est désormais la grande crainte des imams officiant au Nord-Kivu et en Ituri. S’ils insistent sur leur patriotisme sans faille et leur engagement contre l’idéologie de l’État Islamique, leur confiance aux autorités n’en est pas moins chancelante. En Ituri, un responsable religieux s’inquiète de la tournure que prennent les événements : « Il y a certaines enquêtes en cours à la suite de menaces des ADF que j’ai reçues ces derniers jours, c’est pourquoi je préfère témoigner de manière anonyme, commence-t-il. En fait les renseignements militaires vous reçoivent et vous disent qu’ils savent de source sûre que vous êtes ciblé par les ADF, l’État islamique ou qui qu’ils soient. Nous sommes plusieurs dans ce cas en Ituri. Cela dit, je m’interroge beaucoup. On nous demande de collaborer, mais des imams d’ici ont dénoncé des fidèles un peu louches de passage dans la région et à chaque fois qu’ils l’ont fait, ils ont eux aussi été arrêtés. On n’a pas de nombre précis, mais au total ce sont presque dix imams qui ont été arrêtés, dont certains qui étaient pourtant bien connus pour leur lutte contre le djihadisme ».

Dans le pays, les affaires islamiques sont gérées par la Communauté islamique en RD Congo (COMICO), l’entité officielle de l’islam congolais depuis 1972. C’est cette instance, via son imam et représentant légal - la plus haute personnalité musulmane du pays -, qui nomme des imams chefs d’entité islamique dans chaque province de la République7. Or, depuis 2019, la COMICO est minée à sa tête par d’intenses luttes internes qui impactent directement la gestion de la situation à l’Est du pays. L’élection par ses pairs de l’imam représentant légal de la COMICO, Shaykh Abdallah Mangala, a provoqué une fronde d’imams qui continuent à contester sa légitimité, limitant ainsi sa capacité d’action.

« Tout ce qu’il se passe à Kinshasa nous empêche d’avancer. Par exemple, Shaykh Ali Amini n’a toujours pas été remplacé de manière officielle ici à Beni, regrette Rashidi. Ce climat de tension en interne a des répercussions ici, où nous savons que certains musulmans qui ont des comptes à régler avec un imam n’hésitent pas à aller le dénoncer auprès des autorités en l’accusant de diffuser des discours haineux ou de soutenir les ADF. Dès qu’un imam est accusé, il disparaît aussitôt ».

« La situation est extrêmement floue »

Ces arrestations en série ne sont sans rappeler des faits similaires survenus en 2016. Cette année-là, pas moins de cinq imams influents furent arrêtés à Butembo, Goma et Kisangani. Si la plupart d’entre eux furent relâchés et innocentés de toute collusion avec les ADF, ce ne fut pas le cas à Butembo. Dans cette ville du Nord-Kivu, souvent considérée comme jumelle de Beni du fait de leur proximité géographique et de leurs similarités ethniques, l’infiltration de la mosquée centrale « Al Abrar » par un combattant ADF a conduit à l’arrestation des imams Hamza Baguma et Djibril Muhindo. Lors de sa déposition, ce combattant, présenté sous le nom de Kassim, a accusé ces chefs religieux de l’avoir endoctriné et de l’avoir enrôlé dans les rangs des djihadistes. Cette affaire a suscité l’émoi jusque dans les plus hautes instances de la COMICO, compte tenu de la popularité des deux imams, qui ont été jugés et condamnés à mort par le tribunal militaire de Beni (peine commuée en prison à vie).

« Le contexte est différent aujourd’hui. La situation est extrêmement floue autour des musulmans et on ne sait plus trop de qui est-ce qu’on doit vraiment se méfier, explique le responsable religieux iturien déjà cité. Entre les menaces de mort des ADF, les accusations de collabos qui planent sur nous, les dénonciations mensongères et les arrestations arbitraires, nous continuons le combat patriotique pour le dialogue inter-communautaire, la fraternité interconfessionnelle et la prévention contre les groupes armés, mais nous restons sur nos gardes ».

La communauté musulmane congolaise aime à rappeler qu’elle n’a jamais pris les armes contre l’État depuis l’indépendance. Les musulmans s’évertuent d’ailleurs à souligner que les ADF sont un groupe d’origine étrangère, certes comptant en son sein des Congolais, mais dont aucun ne figure parmi les commandants du mouvement. Il est à noter qu’en dehors des quelques tensions inter-communautaires observées à Beni, la majorité chrétienne n’a jamais mené de représailles contre les musulmans et leurs lieux de culte dans le pays. Aujourd’hui, ce sont les services de sécurité, les responsables politiques ou la Monusco8 qui continuent à concentrer les critiques de ceux qui réclament la fin des tueries et le retour de la sécurité.

1L’auteur a choisi de désigner ce groupe par son nom originel, par lequel le nomment encore aujourd’hui tous les acteurs civils et militaires locaux, plutôt que d’employer sa nouvelle appellation issue de son ralliement à l’État islamique. Il ne s’agit pas de nier cette affiliation - il ne fait aucun doute que l’État islamique a bel et bien une implantation en RDC comme il le revendique à travers ses médias officiels depuis 2019 -, mais bien de s’aligner sur la perception des populations locales et des autorités islamiques congolaises, qui continuent de parler de « l’ADF » ou « des ADF ».

2D’après la Communauté islamique en RD Congo (COMICO), les musulmans représentent 12 à 14 % de la population congolaise (estimation de l’année 2017).

3Couvre-chef d’origine omanaise, répandu en Afrique de l’Est et dans les îles de l’Océan Indien.

4Estimation émanant de l’entité iturienne de la Communauté islamique en RD Congo (janvier 2022).

5Lire à ce sujet « The many faces of a rebel group : the Allied Democratic Forces in the Democratic Republic of Congo », Titeca & Fahey (2016).

6Les ADF ont toujours eu un agenda religieux, mais cela ne s’est pas toujours su. Jamil Mukulu est issu du mouvement tabligh, de même que de nombreux cadres du groupe armé. Les ADF se sont ensuite alliés au mouvement nationaliste NALU (National Army for the Liberation of Uganda) et ont commencé leur opérations armées sous le nom d’ADF-Nalu. Mais au départ, ils ne revendiquaient pas leurs actions : personne ne savait ce qu’ils voulaient réellement. Ce n’est qu’à partir de 2019, avec l’apparition de Madinat Tawheed wal Muwahideen, que les premières revendications filmées ont été publiées, et que leur agenda politico-religieux a été clairement formulé.

7L’entité islamique, qui peut être provinciale ou régionale, est une zone d’administration locale sur laquelle la COMICO gère les affaires de la communauté musulmane. Chaque entité islamique a, à sa tête, un imam désigné par le siège de la COMICO à Kinshasa.

8La Mission de l’Organisation des Nations Unies pour la stabilisation en RD Congo est une mission de maintien de la paix déployée depuis novembre 1999.