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Avec « Camera Obscura », Gwenaëlle Lenoir décrypte l’atrocité en Syrie

Dans un récit serré et poignant, la reporter Gwenaëlle Lenoir se glisse dans la tête de César, ce photographe militaire syrien qui a tout risqué pour montrer au monde les clichés des corps suppliciés dans les geôles du régime de Damas. Elle en tire un monologue hanté par la mort et le silence, le courage et la lâcheté.

Human Rights Watch

Dans un style limpide et vif, Gwenaëlle Lenoir embarque avec Camera Obscura, qui vient de paraître chez Julliard, dans la routine d’un père de famille, photographe à la morgue de l’hôpital militaire à Damas. Cet homme a ses habitudes : sa blouse derrière la porte, son bureau à l’écart des collègues et des supérieurs, des gâteaux préparés par sa femme dans sa sacoche. Il ne se pose pas de questions, ou peu, « ce ne serait pas prudent ».

Gwenaëlle Lenoir prévient d’emblée :

Ce livre est un roman dont le personnage principal est réel. Ce photographe existe et vit caché quelque part en Europe. Son nom de code est César. Les atrocités décrites sont avérées, les faits sont documentés, mais sa voix est la mienne.

La voix donc d’un homme en qui le doute s’immisce, ce matin où quatre jeunes cadavres attendent dans les tiroirs. Puis six, puis douze, puis quinze. Bientôt, il n’y a plus de place dans les tiroirs. Bientôt, c’est sur le carrelage, dans les couloirs, que s’entassent les corps torturés. Dans des fourgons rouillés qui stationnent devant la porte. Et dans les nuits, les cauchemars et la conscience du photographe.

Bientôt, il n’y a plus de place pour le doute non plus. Et sur la carte SD du photographe s’amoncellent les preuves. Il va tout risquer pour les exfiltrer, avant de lui-même quitter le pays. Le récit haletant de ses petits gestes quotidiens qui portent en eux le risque de se retrouver de l’autre côté de l’objectif, cadavre supplicié, terrifie et sidère. D’effroi, d’admiration.

Un concentré de toutes les histoires

Gwenaëlle Lenoir ne connaît pas César. Elle ne sait de lui que ce que tout le monde sait aussi : photographe légiste, militaire, exfiltré. En 2014, lorsqu’elle découvre l’histoire de César, elle sait qu’elle veut écrire sur ce qu’elle ressent alors comme un uppercut. Comment a-t-il fait pour tenir deux ans ? Comment fait-on ? Comment aurais-je fait ? Ce questionnement à la première personne l’embarque vers la fiction, vers une réponse forcément intime. La journaliste sait qu’elle n’arrivera pas à tout raconter dans un récit journalistique. La réalité est trop vaste, trop abjecte. Et César concentre toutes les histoires, tous les questionnements amassés au fil de son parcours. Il est pour elle universel. Et à l’instar de la photographie, la fiction agit ici comme révélatrice d’une réalité indicible.

Ce livre se veut ainsi un hommage à la force et au courage de tous les opposants croisés sur son chemin. À celles et ceux pour qui la révolte s’est imposée comme une évidence sereine et qui ont tourné le dos en leur âme et conscience à la prudence, terreau d’un régime qui impose la peur et le silence.

Il faut que les morts parlent parce que nous, les vivants, nous ne pouvons pas parler. Ils ont cousu nos lèvres et arraché nos langues, il y a des décennies. Ils ont commencé par faire taire nos parents, nos parents nous ont fait taire et nous faisons taire nos enfants.

En plus d’être une œuvre bouleversante et un document essentiel pour qui ne connaît pas l’histoire de César, ce roman est un vibrant appel à la désobéissance. Il permet de se figurer ce que vivre sous un régime totalitaire veut dire et d’en explorer la gamme des émotions, de la douceur dans l’intimité à l’angoisse permanente du travail, des rues ou des cafés.

L’urgence d’écrire et de lire

Pour écrire ce roman et se plonger dans le quotidien d’un photographe au service funéraire d’un hôpital militaire, Gwenaëlle Lenoir a fait appel à ses lectures, à des films et à ses expériences personnelles. Elle cite La Coquille, de Mustafa Khalifé, mais aussi toutes les rencontres qui ont jalonné son parcours de journaliste au Proche-Orient : Michel Kilo, Souha Bechara et d’autres encore, survivants de Palmyre ou de Saidnaya. Ces femmes fortes et courageuses, ces hommes déterminés ont inspiré les personnages de son roman hybride où le narrateur et son histoire existent, mais dont le monologue intérieur et le récit du quotidien émanent d’elle.

Son livre est l’occasion de revenir sur ces œuvres de fiction ou de non-fiction qu’inspire une réalité indicible. Sur ces livres qui tentent de rendre l’horreur tangible, l’enfer sensible. Il y a eu Mahmoud ou la montée des eaux, d’Antoine Wauters, paru aux éditions Verdier, qui s’inspirait d’une séquence et d’un personnage du documentaire Déluge au pays du Baas, d’Omar Amiralay. Il y a eu De L’Ardeur, de Justine Augier, sur l’avocate Razan Zaitouneh. Puis, de la même autrice, Par une espèce de miracle, sur l’exil de Yassin Al-Haj Saleh. Ou encore La Marcheuse, de Samar Yazbek. L’apiculteur d’Alep, de Christy Lefteri, les romans de Zeyn Joukhadar, les livres de Delphine Minoui, Hala Kodmani. À la troisième personne, comme pour instaurer une distance salutaire, il y a eu Ibrahim Qashoush, de Maxime Actis, Furies, de Julie Ruocco, et d’autres encore.

Autant d’œuvres nées d’une urgence de dire, d’écrire — même de loin.

Il y a aujourd’hui Camera Obscura, sur César. César, à qui la journaliste Garance Le Caisne a consacré un livre, Opération César. Qui apparaît dans plusieurs documentaires, dont Les Âmes perdues, coréalisé avec Stéphane Malterre.

L’histoire de la Syrie, et donc la littérature qu’elle provoque, est une mise en abyme.

Il est temps de lire ces ouvrages qui tentent de sortir cette révolution de l’oubli, de faire sortir César et les autres de l’abîme où les espoirs s’entassent dans la fosse commune de notre humanité, sous le regard amer de celles et ceux qui y ont cru. De leur donner une portée universelle. D’écouter les questions qu’ils posent au monde. Camera obscura, comme son nom ne l’indique pas, est une lueur de plus dans ce paysage.

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