Film

« Les Lueurs d’Aden ». Émergence du cinéma yéménite

Sorti le 31 janvier en France, le long-métrage de Amr Gamal primé dans divers festivals internationaux aborde les effets de la guerre au Yémen à travers le quotidien d’une famille confrontée à la crise économique et au conservatisme. À partir d’une histoire simple, une affaire de grossesse non désirée, le film livre le portrait d’une société en état d’épuisement avancé mais dans laquelle la solidarité demeure.

Affiche du film Les Lueurs d’Aden (2023) de Amr Gamal, sorti le 31 janvier 2024 en France.
Adenium Productions

Avec une sortie dans 37 salles en première semaine, Les Lueurs d’Aden (2023) est le premier long-métrage de fiction yéménite à être distribué en France. Ce film à l’esthétique épurée offre l’opportunité fort rare de voir le Yémen contemporain tel qu’il est. Ici, le réalisateur Amr Gamal a choisi de porter à l’écran une histoire vraie survenue au sein de son cercle d’amis à Aden, seconde ville du pays, réputée libérale. Avec pour toile de fond l’une des guerres civiles les plus dévastatrices au monde, ce drame familial sonde avec une grande sensibilité les liens entre l’intime et le politique.

Le titre original du film Al-Mourhaqoun, « les épuisés » en arabe, renvoie à la difficulté de vivre dans un pays déchiré par une décennie de conflits internes. Ceux-ci ont fracturé la société, aboutissant, de fait, à une séparation des pouvoirs entre le nord et le sud. Depuis la prise de Sanaa par la rébellion houthiste en 2014, la ville portuaire d’Aden est en effet devenue la capitale de facto des anti-houthistes mais se trouve placée sous le contrôle des partisans de la sécession sudiste. Elle demeure le théâtre de luttes armées entre une multitude de milices rivales.1

Dilemme intime

À Aden donc, Israa (Abeer Mohammed) vit avec son mari Ahmed (Khaled Hamdan) et leurs trois enfants. Leur vie quotidienne est façonnée par l’insécurité, les contrôles militaires dans les rues, les coupures fréquentes de courant, le rationnement de l’eau qui impose par exemple des tâches usantes comme de transporter chaque jour les bidons de la rue à la cuisine. Il n’y a pas si longtemps, Ahmed était journaliste à Aden TV, chaîne de télévision publique nationale, et l’on devine que sa situation était enviable. Mais après plusieurs mois de salaire impayés, et refusant de travailler pour des chaines privées, ce père de famille est contraint de gagner sa croute en tant que chauffeur au volant de son pickup personnel.

Lorsqu’Israa se retrouve enceinte de manière imprévue, le couple est confronté à un dilemme. Tous deux savent bien qu’ils n’ont pas les moyens d’avoir un quatrième enfant. Ils sont déjà sur le point de déménager dans un appartement au loyer moins cher. Ils peinent également à verser les frais de scolarité des enfants, qui ont triplé avec l’inflation. D’un commun accord avec Ahmed, Israa décide d’avorter. Commence alors une odyssée dans laquelle leur amie médecin Mouna (Samah Alamrani) joue un grand rôle.

Aux commandes de ce drame familial déjà primé aux festivals de Berlin, Chicago, Valence et par Amnesty international, le talentueux Amr Gamal. Né en 1983 en Pologne, il commence comme metteur en scène à Aden, où il crée en 2005 la troupe de théâtre Khaleej Aden, dont il écrit et dirige toutes les productions. Après son succès au Yémen, sa pièce Ma’ak Nazel (Je descends avec toi) s’exporte et est jouée à Berlin, lui donnant l’accès à divers financements.

Amr Gamal débute ensuite une collaboration avec Mohsen Al-Khalifi, influenceur Youtube et présentateur de télévision réputé. Ensemble, ils produisent le long-métrage Ten Days Before the Wedding (Dix jours avant le mariage), premier film à faire l’objet d’une exploitation commerciale au Yémen durant les trois dernières décennies. Sortie en 2018, cette comédie romantique abordait déjà les effets de la guerre de 2015 et les nombreux obstacles qui se dressent sur le chemin d’un couple avant leur mariage. Projeté pendant huit mois dans les très rares salles du pays, le film reçoit un accueil inattendu du public yéménite, et il est présenté à l’Académie des Oscars pour représenter le Yémen - une première pour un long métrage de fiction. Le film n’est toutefois pas distribué en France. C’est encore avec Mohsen Al-Khalifi que le réalisateur décide de s’associer pour produire son deuxième long-métrage de fiction.

L’avortement en temps de guerre

Dans le contexte yéménite, Les Lueurs d’Aden n’est pas un film consensuel, dans la mesure où il s’attaque à l’épineuse question de l’avortement. S’inspirant de l’histoire vraie d’un ami et de sa femme, issus de la classe moyenne et ayant tous deux perdu leur travail après la guerre de 2015, Amr Gamal traite des conditions de la survie dans un pays rongé par la crise économique, mais dénonce aussi les ingérences régionales, la corruption, et le poids des mouvements religieux. Afin de ne pas compromettre l’avenir de leurs trois enfants, Israa et Ahmed cherchent ce qui, en islam, justifierait leur décision et leur donnerait l’impression de ne rien faire de mal. Le poids des normes sociales et religieuses pèse certes, mais chacun semble chercher des accommodements.

Comme la plupart des autorités religieuses, celles musulmanes considèrent généralement l’avortement comme une interférence avec la volonté de Dieu qui, seul, a le droit de vie ou de mort. Pourtant les différents courants de l’islam - et les différents États - n’ont pas tous le même point de vue sur la question. Pour les oulémas chaféites suivis au sud du Yémen, l’IVG est généralement autorisée jusqu’à 40 jours de grossesse, et certains la considèrent même possible jusqu’au 120e jour. Mais officiellement au Yémen, l’avortement est autorisé seulement « pour sauver la femme enceinte ». La législation apparait alors comme l’une des plus restrictives du Proche-Orient sur la question.

Le contexte ne décourage pas pour autant les deux héros, convaincus de faire le bon choix. La trame narrative, simple mais menée avec habileté, permet d’aborder de nombreuses thématiques. Ainsi, la trajectoire familiale et l’aide reçue par Mouna renvoient manifestement à l’histoire récente d’Aden. Ville ouverte sur le monde dans les années 1950 du fait du protectorat britannique puis du fait du régime socialiste, la ville a subi la pression de groupes conservateurs après l’unification avec le nord en 1990.

Épuisés par la guerre, ici réduite à un arrière plan harassant, le couple peut néanmoins compter sur la résilience et la solidarité des Yéménites. Chacun y trouvera, malgré la fatigue - si bien présentée dans le titre original - un motif de fierté. Et peut-être une lueur d’espoir.

1Créé en 2017 et soutenu par les Émirats arabes unis, le Conseil de transition du sud (CTS) s’est imposé comme chef de file des groupes sécessionnistes, et assume de nombreuses fonctions institutionnelles à Aden et ses alentours.

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