Dubaï, le nouvel eldorado des kleptocrates d’Afrique centrale

Enquête · Appartements, villas, boutiques : ils sont des dizaines de ressortissants des pays d’Afrique centrale – responsables politiques, hommes et femmes d’affaires, hauts fonctionnaires – à posséder des biens immobiliers à Dubaï, pour une valeur totale supérieure à 50 millions d’euros. Une version émiratie des biens mal acquis.

Vue aérienne de Dubaï.
© Christoph Schulz / Unsplash

Soixante-douze ministres, maires, députés et hommes d’affaires du Cameroun, du Gabon, du Tchad, du Congo-Brazzaville et de la République centrafricaine, des pays de l’Afrique centrale dont la pauvreté des populations est dévastatrice, ont possédé (et pour certains, possèdent toujours) des propriétés haut de gamme dans des quartiers huppés de Dubaï, aux Émirats arabes unis, au cours de la période 2019-2020.

Ce chiffre est le fruit d’une recherche de huit mois, achevée en février 2023, dans la base de données du Center for Advanced Defense Studies (C4ADS), une organisation basée aux États-Unis qui « combat les réseaux illicites qui menacent la paix et la sécurité dans le monde ». En 2019 et 2020, le C4ADS a identifié des investisseurs à Dubaï issus de tous les pays de la Communauté économique et monétaire des États de l’Afrique centrale (Cemac), à l’exception de la Guinée équatoriale. Ce sont généralement des hommes ou des femmes d’affaires, des responsables politiques, des élus locaux, des magistrats et des directeurs généraux, ainsi que leurs conjoints et leurs conjointes, leurs enfants et leurs proches.

La famille Déby, des proches de Sassou...

Parmi ces propriétaires africains à Dubaï figure la Camerounaise Moufta Halia Moussa, femme d’affaires et députée depuis 2007 du parti au pouvoir, le Rassemblement démocratique du peuple camerounais (RDPC), dont les huit appartements sont estimés à plus de 15 millions de dollars (13,8 millions d’euros). L’homme d’affaires tchadien Hissein Bourma Ibrahim, ancien directeur de la Société des hydrocarbures du Tchad (SHT) et beau-frère du défunt président tchadien Idriss Déby Itno, figure également dans la base de données. Bourma Ibrahim possède une villa, sept appartements et un centre commercial, dont la valeur est estimée à plus de 7 millions de dollars.

D’autres membres de la famille du défunt président, y compris son frère aîné Daoussa Déby – tous liés à la gestion des revenus pétroliers et des finances du Tchad –, ont dépensé plus de 2,3 millions de dollars pour des appartements dans des quartiers huppés de Dubaï tels que Business Bay et Al Warsan First. La valeur totale des investissements tchadiens dans la ville est estimée à 14,5 millions de dollars.

L’ancienne présidente de la Cour constitutionnelle du Gabon, Marie-Madeleine Mborantsuo (communément appelée « 3M »), récemment nommée présidente honoraire de cette même Cour, ainsi que ses enfants possèdent de nombreuses villas et des appartements à Dubaï, dont la valeur totale est estimée à 3,5 millions de dollars. D’autres propriétaires gabonais figurent dans la base de données, parmi lesquels des parents de politiciens et de membres du gouvernement, dont les actifs s’élèvent à plus de 12 millions de dollars.

Parmi les Congolais figurant dans cette base de données, on trouve plusieurs proches collaborateurs du président octogénaire de la République du Congo, Denis Sassou-N’Guesso. Quinze propriétés estimées à 9,5 millions de dollars appartiennent à Blandine Malila Lumande, la belle-fille de Sassou-N’Guesso, et cinq, d’une valeur de près de 2 millions de dollars, à Raymond Zéphirin Mboulou, l’inamovible ministre de l’Intérieur du Congo depuis 2007.

« La question est de savoir si les fonds ont une origine crédible »

Un Camerounais aujourd’hui décédé, ancien consul général honoraire en Corée du Sud, Mohamadou Dabo, possédait, au moment de la collecte des données, un appartement au Burj Khalifa, le plus haut bâtiment du monde, d’une valeur de plus de 510 000 dollars. Selon des rapports publiés au Cameroun, l’entreprise de Dabo, Moda Holding Corporation, a bénéficié de nombreux contrats d’État, y compris d’un appel d’offres pour la fourniture de tests de dépistage du Covid-19 d’une valeur de plus de 40 millions de dollars, qui a été cité dans un rapport de la Cour des comptes camerounaise comme étant « suspect » (dans le cadre de ce que l’on a appelé, au pays, le « Covidgate »). En 2020, le défunt diplomate honoraire avait conduit une délégation de responsables de la société d’investissement britannique The First Group au Cameroun, afin de présenter les opportunités d’investissements dans le secteur immobilier de Dubaï.

Il est possible que la base de données contienne de nombreuses autres personnalités des pays d’Afrique centrale, mais il est difficile de les retrouver toutes. En effet, selon Louison Essomba, expert en gouvernance publique et professeur de sciences politiques à l’université de Douala, « ces personnalités publiques utilisent généralement de faux noms, qui peuvent être ceux de leurs amis, de leurs parents ou de leurs enfants ». Nos recherches ont néanmoins permis de relier 117 biens, estimés au total à 54 millions de dollars, à des fonctionnaires, des hommes politiques et des hommes d’affaires de premier plan dans les pays susmentionnés.

Le Camerounais Joseph Lwanga Nguefack-Sonkoué, représentant de Lagertha Africa, une société de conseil en investissements, n’est pas surpris par le nombre de personnalités africaines possédant des biens à Dubaï. « Depuis quelques années, explique-t-il, Dubaï promeut de manière agressive les investissements étrangers. C’était un désert il y a encore quelques décennies ! Ces investissements, en particulier dans l’immobilier, s’accompagnent d’incitations sous forme de permis de séjour et autres. Cela donne le choix à chaque Africain qui peut se permettre ce luxe d’en profiter pour se garantir un séjour là-bas. » L’avocat d’affaires Jacques Jonathan Nyemb ajoute : « Investir à Dubaï n’est pas en soi un acte répréhensible, un acte criminel ou un acte d’évasion fiscale... La question est ici de savoir si les fonds ont une origine crédible, douteuse ou frauduleuse. »

Des investissements « inquiétants »

Louison Essomba explique qu’« une loi spécifique s’applique aux fonctionnaires qui [investissent] dans un pays étranger. S’il y avait une bonne gouvernance et l’application de la loi sur la déclaration de patrimoine – qui, à [son] avis, est le baromètre de la lutte contre la corruption et l’enrichissement illicite –, il faudrait alors traquer tous ceux qui s’enrichissent sur le dos des richesses de l’État ».

Malgré l’existence de lois dans les pays concernés, la plupart des politiciens et fonctionnaires de la Cemac n’ont pas déclaré leurs biens. Jean Mballa Mballa, directeur exécutif du Centre régional africain pour le développement endogène et communautaire (Cradec) et membre du comité camerounais de l’Initiative pour la transparence des industries extractives (Itie), souligne : « Il est inquiétant de voir des fonctionnaires tels que des juges ou des élus tels que des députés investir à Dubaï sans déclaration claire de leurs biens, en particulier lorsque l’origine de leur fortune ne peut être retracée. »

« Les oligarques d’Afrique centrale fuient parce que leurs opérations ne sont pas justifiées. Dubaï est un centre financier pour le blanchiment d’argent et le commerce des métaux en provenance d’Afrique », explique Andréa Gombet, activiste et fondateur du collectif Sassoufit, une organisation qui rassemble des citoyens luttant contre la kleptocratie au Congo. Un avis partagé par Claude Hyepdo, coordinateur de Transparency International Cameroun : « Dubaï est devenu le nouvel Eldorado de nos autorités, d’autant plus qu’il est très discret. » Il rappelle que Dubaï est « le principal marché pour l’or camerounais ».

La plateforme du Comité pour l’abolition des dettes illégitimes (CADTM) indiquait en 2021 sur son site web que « l’Union européenne a estimé que les avoirs africains volés détenus sur des comptes bancaires étrangers équivalent à plus de la moitié de la dette extérieure du continent. Chaque année, l’Afrique perd environ 88,6 milliards de dollars en raison de la fuite illicite des capitaux, ce qui équivaut à 3,7 % du produit intérieur brut du continent. »

Un enrichissement illicite via des entités étatiques

Après la publication de ce rapport en 2021, Cristina Duarte, sous-secrétaire générale des Nations unies et conseillère spéciale pour l’Afrique, a déclaré que « les 88,6 milliards de dollars que l’Afrique perd chaque année ne sont pas qu’un chiffre. Il faut les considérer en termes d’opportunités de développement manquées, de moyens de subsistance perdus et de pauvreté accrue ». Au Tchad, par exemple, « les conséquences de l’exploitation du pétrole tchadien ont été suivies d’énormes flux financiers, explique Nadibigue Pinah Padja, président de l’ONG Transparence+, une organisation qui lutte contre la corruption au Tchad. Cette ressource interne a créé un déséquilibre social et n’a fait qu’enrichir les élites au pouvoir. Cet enrichissement illicite passe le plus souvent par des entités étatiques telles que les douanes, les services fiscaux, l’attribution de grands marchés. Plusieurs rapports montrent que ces sommes sont investies dans des paradis fiscaux au détriment du développement local. »

La Direction générale des impôts (DGI) du Cameroun n’a répondu à aucune des communications (email, téléphone, WhatsApp) dans lesquelles nous demandions s’il existait des dispositions régissant ce type d’investissement et s’il y avait des investisseurs camerounais dont les fonds pouvaient être d’origine douteuse.

Joint par téléphone, le ministre de l’Intérieur du Congo, Raymond Zéphirin Mboulou, a déclaré : « Vous vous êtes trompé de personne », assurant qu’il n’avait « aucun bien à Dubaï ». La députée camerounaise Moufta Halia Moussa, également jointe par téléphone, nous a demandé de la rappeler. Cette tentative, ainsi que toutes celles que nous avons faites pour la recontacter par téléphone ou par WhatsApp au cours des semaines suivantes, sont restées vaines.

La mairesse camerounaise de la municipalité de Pouma, Dorothée Nyodog-Ngo Mboua, qui possède un appartement à Dubaï d’une valeur de plus de 200 000 dollars, a répondu à un appel téléphonique en disant : « Je ne peux pas répondre, je suis en réunion. » Lorsque nous avons proposé de la rappeler plus tard, elle a indiqué qu’elle était très occupée et que le « réseau pourrait être instable » pour le prochain appel. Nous l’avons recontactée le lendemain, mais on nous a demandé de la rappeler entre 17 et 18 heures. Lorsque nous avons essayé de l’appeler à ce moment-là, son téléphone était éteint.

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