analyse

Libye. Derna engloutie, le sombre bilan de l’incurie

Dans la nuit du 11 septembre 2023, une grande partie de la ville libyenne a été submergée en quelques minutes, après la rupture de deux barrages mal entretenus provoquée par la tempête Daniel. Avec ses milliers de morts et des destructions considérables, cette catastrophe a mis en exergue les défaillances d’un État ravagé par la corruption, poussant les populations abandonnées à davantage de solidarité.

Rue inondée de Derna, le 12 septembre 2023
AFP

La nuit du 11 septembre 2023, la ville côtière de Derna en Libye est en partie engloutie sous plusieurs mètres d’eau. Contrairement aux prévisions des autorités, la submersion ne vient pas de la mer, mais des terres. Un barrage situé à une quinzaine de kilomètres en amont du wadi (oued) Derna a cédé, ne résistant pas à la tempête Daniel et aux trombes d’eau qui s’abattent sur la région. Plusieurs milliers de personnes périssent en un instant, emportées par les flots déchainés, écrasées par les immeubles effondrés ou par les débris projetés. D’autres, emportées au large, se noient en mer. D’autres enfin restent bloqués sous les décombres avant de rendre leur dernier souffle.

Pas moins de 30 000 rescapés sont contraints de quitter leur domicile pour un refuge plus sûr. La « communauté internationale » réagit : des avions chargés de matériel sont envoyés, ainsi que des équipes de secours. Pourtant très vite, cet événement est passé sous silence, et la zone devient interdite aux journalistes. Cette catastrophe naturelle, comme tant d’autres, révèle les fragilités d’un contexte politique, économique et social particulier. À l’origine du drame de Derna, il y a en réalité un facteur anthropique, dès lors que la violente tempête découle directement du changement climatique.

Au cœur d’une région agricole

Au nord-est de la Libye, en Cyrénaïque, se situe la ville portuaire de Derna, au pied du djebel Akhdar, un massif culminant à près de 850 mètres dans sa partie centrale. Dès l’Antiquité, la plaine littorale comprise entre les montagnes et la mer est cultivée. La Cyrénaïque devient ainsi la zone la plus fertile du pays, du fait de son climat favorable avec une pluviométrie pouvant atteindre 600 mm par an. On y trouve un grand nombre d’oueds, cours d’eau temporaires et leurs bassins versants. Placée à l’embouchure du wadi Derna, la ville éponyme était, à la fin de la monarchie libyenne, la quatrième ville du pays du fait de sa démographie.

Localisation de la ville de Derna
© David Fau

Lors des tempêtes hivernales, il n’était pas rare d’assister à de fortes pluies qui faisaient parfois déborder les oueds, comme ce fut le cas en 1941, 1959 et 1968. Mais au début de l’ère Kadhafi (arrivé au pouvoir lors du coup d’État de 1969), la région bénéficie d’aménagements destinés à favoriser le développement agricole et industriel. C’est dans ce contexte que deux barrages sont construits sur le wadi Derna, entre 1973 et 1977. La maitrise d’œuvre est confiée à l’entreprise yougoslave Hidrotehnika-Hidroenergetika pour le compte du ministère de l’agriculture. D’après le site internet de la société, aujourd’hui serbe, le plus grand des barrages, baptisé Abou Mansour du nom d’une source, mesurait 75 mètres de haut, et avait une capacité de stockage de 18 millions de m3. Le second, baptisé Al-Bilad, mesurait 45 mètres de haut, avec une capacité de stockage de 1,5 million de m3. Outre ces deux barrages, le contrat prévoyait la construction d’infrastructures (pompes, réservoirs, routes, ponts), en vue d’irriguer les espaces agricoles et de satisfaire la demande en eau de la ville.

Une réhabilitation compromise par la guerre

Les pratiques agricoles et les ponctions d’eau ont transformé le paysage autour de l’oued. Bien vite, les berges boisées, peintes par le Britannique Porcher au XIXe siècle, laissent place à des ravines qui favorisent l’érosion et l’envasement des barrages. Un envasement qui accélère à son tour l’usure des structures en argile et des blocs de pierres entassés, dont l’entretien régulier pourtant indispensable semble avoir fait défaut. Des audits menés sur les barrages par des entreprises suisses et italiennes révèlent au début des années 2000 des faiblesses structurelles. En 2007, le groupe turc Arsel chargé de mener les travaux de réhabilitation facture 30 millions de dollars (27,39 millions d’euros), ce qui peut donner une idée de l’ampleur des dégâts, mais aussi de la corruption sous l’ancien régime. Le temps de mener les études préliminaires et de lancer le chantier, nous voilà en 2011, année charnière dans l’histoire contemporaine de la Libye qui voit la chute du régime de Kadhafi.

Réputée être un bastion islamiste depuis la colonisation italienne, Derna regorge de moudjahidines. Partie entre 1980 et 2010 pour l’Afghanistan ou l’Irak (parfois même avec la bénédiction de Mouammar Kadhafi), certains d’entre eux sont exécutés en 1996, lors du massacre de la prison d’Abou Salim, dont la plupart des détenus sont originaires de Derna1. La ville subit alors une punition collective de la part de Kadhafi, et se trouve par la suite totalement négligée par Tripoli.

On peut y voir une des explications au manque d’entretien des barrages. Forte de sa tradition contestataire, Derna a été une des premières villes à se soulever contre le dictateur. Le chantier des barrages est déserté par Arsel, sans qu’aucune véritable réparation n’ait été réalisée. Les équipements sont pillés. Arsel réclame et obtient plusieurs millions de dollars de compensation. La période qui suit la révolution amplifie le déclassement de la ville, et les travaux de réhabilitation sont sans cesse repoussés.

Barrages et zones inondées
© David Fau

Dans les mains du maréchal Haftar

Derna tombe ensuite sous la coupe de l’organisation de l’État islamique, puis de ses rivaux du Conseil de la choura des moudjahidines de Derna, proche d’Al-Qaida. La cité connait un siège de trois ans, avec plusieurs bombardements aériens, avant de passer sous le contrôle du maréchal Haftar et de son Armée nationale libyenne, en 2018. Les dommages liés à la guerre affaiblissent et déstructurent la ville de 100 000 habitants, également marquée par une importante immigration égyptienne et tchadienne.

En 2018, Haftar nomme au poste de maire de Derna le neveu d’Aguila Saleh, président de la chambre des représentants. La corruption et le clientélisme absorbent les subventions destinées au développement et aux réparations, notamment des barrages. Mais la population a désormais conscience des détournements exercés à ses dépens, comme l’atteste le poème prémonitoire de Mustafa Al-Trabelsi, déclamé moins d’une semaine avant le drame :

La pluie
Expose les rues détrempées,
L’entrepreneur tricheur,
Et l’État défaillant…

La défiance envers les autorités est totale. Non contentes de capter l’argent public, celles-ci s’arrangent aussi pour ne pas assurer le minimum d’organisation. Aucun plan de mise en sécurité, de gestion de crise ni de systèmes d’alerte précoce ou de sirènes ne semble avoir été mis en place.

C’est dans ce contexte de délabrement urbain et social que la tempête Daniel vient s’abattre sur les côtes libyennes. Le phénomène commence à se former en Méditerranée orientale dès le 5 septembre. Le sud-est des Balkans et le nord-ouest de la Turquie sont d’abord copieusement arrosés. Les inondations qui en résultent causent près de 16 morts et 5 milliards d’euros de dégâts en Grèce, déjà fortement touchée par de violents incendies. La Thessalie, qui concentre la production agricole du pays, est ravagée, ce qui laisse craindre d’autres répercussions à venir.

La tempête Daniel poursuit sa route de plus en plus intensément, avec des vents de 85 km/h. Pour qualifier ce type de tempête méditerranéenne particulièrement violente, certains scientifiques et médias utilisent le terme de medicane, contraction de « mediterranean » et « hurricane » (ouragan en anglais). Après avoir traversé la Méditerranée au sud-ouest de la Grèce, Daniel frappe le sol africain par Benghazi le 10 septembre. L’état d’urgence est déclaré en Cyrénaïque. Dès le 9 septembre, certains quartiers du front de mer de Derna ont reçu l’ordre d’évacuer en prévision d’une forte houle et de submersion marine. Mais la défiance l’a emportée, et l’ordre peine à être exécuté. Dans la journée du 10 septembre, les rues sont déblayées et les évacuations d’eau débouchées, notamment par les scouts. En contradiction totale avec l’ordre d’évacuation, un couvre-feu est mis en place par la municipalité entre 19 h et 8 h du matin, soi-disant pour faciliter le travail des secours.

Les précipitations sont intenses dans le djebel Al-Akhdar où la station météorologique d’Al-Bayda’ enregistre plus de 400 mm de pluie en 24 h. Le réservoir du barrage d’Abou Mansour commence à se remplir et l’alerte est donnée par l’unique garde présent à ce moment. Malgré cela, les autorités publient un message sur Facebook pour rassurer la population quant à la bonne tenue du barrage. Il est 1 h 12 du matin, le lundi 11 septembre.

La surverse fragilise l’ensemble de la structure et provoque l’effondrement du barrage Abou Mansour. Le second barrage explose sous la pression. Il est un peu moins de 3 h du matin. Libérée de tout obstacle, une vague large de 150 mètres et haute de 3 à 7 mètres déferle sur la ville, emportant un quart de la cité. Le bilan humain est terrible : au moins 4 000 morts confirmés et plus de 8 000 disparus. Il dépasse celui du typhon Haiyan, un des plus puissants jamais mesurés, qui avait fait 6 000 morts aux Philippines en 2013.

Les secteurs et bâtiments détruits
© David Fau

Amertume et colère de la population

Au petit matin, Derna est isolée, les réseaux de communication et les routes sont coupés. Pendant plusieurs jours, les survivants ne peuvent compter que sur eux-mêmes. Progressivement, le pays prend conscience de l’ampleur de la catastrophe. L’événement a le mérite de réunir les Libyens dans un élan commun de solidarité. De toutes les régions, et même de l’étranger, ils se mobilisent pour aider leurs compatriotes. L’aide afflue tant bien que mal sur la cité, et peu à peu, le ravitaillement est assuré pour les produits de première nécessité. Le 18 septembre, soit une semaine après le drame, les derniers survivants sont retrouvés. C’est également ce jour que les citoyens choisissent pour exprimer leur colère. Rassemblés sous la « protection » de la Katiba 1662 , les manifestants exigent l’ouverture d’une enquête internationale afin de déterminer les causes du désastre, mais aussi la poursuite des responsables, et l’accélération des reconstructions. Le domicile du maire est incendié.

Les autorités répliquent en expulsant tous les journalistes présents et en arrêtant plusieurs personnes. Ce n’est qu’une semaine plus tard, le 25 septembre, que l’ancien maire et une quinzaine de responsables sont inculpés pour corruption et négligence.

Début octobre, alors qu’il n’y a toujours qu’un seul accès à la ville, des corps continuent d’être retrouvés. Néanmoins, les équipes internationales de secours commencent à plier bagage. Des initiatives personnelles et communautaires se mettent en place pour apporter un soutien aux Dernaouis. Venant de tout le pays, la solidarité nationale dépasse les clivages politiques et les conflits fracturant la Libye depuis des années. Difficile d’estimer le nombre d’enfants qui ont perdu la vie. Étant donné qu’ils représentent près de 40 % de la population, il est possible de projeter le même pourcentage sur les milliers de décès et les dizaines de milliers de disparus. Depuis la catastrophe, les survivants doivent aussi apprendre à composer avec les symptômes de stress post-traumatique. Ces manifestations peuvent apparaître plusieurs semaines, voire plusieurs mois après les chocs subis, d’autant que les infrastructures psychiatriques ne sont pas adaptées pour accueillir un nombre aussi élevé de patients. Une partie des écoles restent fermées jusqu’en octobre, et les établissements scolaires n’ayant pas été endommagés ou détruits servent de centres d’accueil ou d’hébergement d’urgence.

Le fils du maréchal en première ligne

La remise en état des maisons est devenue une entreprise florissante. Le 30 septembre, des entrepreneurs égyptiens demandent 2 500 livres pour une maison et le lendemain, le prix passe à 4 000 livres. Les opportunistes savent toujours profiter des crises.

Le 1er et le 2 novembre, une conférence réunissant 260 entreprises d’une dizaine de pays se tient à Benghazi en vue de discuter de la reconstruction de la ville. Les dissensions ne tardent pas à refaire surface, ainsi que les mauvaises pratiques. Un des fils du maréchal Haftar, Belkassem, est nommé à la tête du fonds de reconstruction de Derna, doté d’un budget de 10 milliards de livres, soit près de 2 milliards d’euros, et les premiers contrats sont conclus avec des entreprises égyptiennes.

Lorsqu’un État est défaillant, la société civile est capable de se mobiliser pour assurer les premiers secours. La sensibilisation des populations, une communication transparente, et la mise en place de systèmes d’alerte précoce permettraient de réduire le bilan humain lors des catastrophes naturelles. Prendre conscience que les événements climatiques peuvent devenir de plus en plus intenses est une nécessité vitale pour les États. Sans mesures d’adaptation efficaces, des drames comme celui de Derna pourraient malheureusement être amenés à se reproduire.

1Le gouvernement libyen a expliqué que ces tueries ont eu lieu au cours d’une confrontation entre forces gouvernementales et rebelles appartenant au Groupe islamique combattant en Libye et que 200 gardes de la prison ont également trouvé la mort à cette occasion. Human Rights Watch estime que 1 270 prisonniers ont été tués (« Libya : Free All Unjustly Detained Prisoners », HRW). Selon Omar Ashour, les gouvernements occidentaux ont largement ignoré ces violations et aucune enquête internationale n’a été menée pour des raisons liées aux intérêts pétroliers (« Libya revolution : Future scenarios and the West’s role », BBC News,‎ 25 février 2011).

2La garde prétorienne du maréchal Haftar, commandée par son beau-fils Ayoub Bousayf Al-Ferjani, et ayant aussi participé à la sanglante prise de Derna.

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