Journal de bord de Gaza 52

« À cause de la guerre, l’affection passe en dernier »

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre son appartement de la ville de Gaza avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, deux ans et demi, sous la pression de l’armée israélienne. Réfugié depuis à Rafah, Rami et les siens ont dû reprendre la route de leur exil interne, coincés comme tant de familles dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Il fait partie des dix finalistes du prix Bayeux pour les correspondants de guerre. Cet espace lui est dédié depuis le 28 février 2024.

L'image montre un jeune garçon qui skates sur des rollers, se déplaçant avec agilité sur un trottoir. En arrière-plan, des bâtiments en mauvais état sont visibles, avec des fenêtres cassées et des débris éparpillés, ce qui évoque un environnement urbain dégradé. Des morceaux de tissu et d'autres objets sont accrochés aux façades, ajoutant à l'impression générale de désolation. Le contraste entre l'activité du garçon et le décor environnant souligne une certaine résilience face à la pauvreté.
Jabalia, 8 septembre 2024. Un garçon passe en roller devant un bâtiment détruit dans un camp abritant des personnes déplacées à Jabalia, dans le nord de la bande de Gaza.
Omar AL-QATTAA / AFP

Lundi 23 septembre 2024.

Aujourd’hui, je veux parler de Jouri. En arabe, ça veut dire « Rose ». C’est le prénom de la nièce de mon épouse, Sabah, la fille de sa sœur Amal. Jouri aura bientôt neuf ans. Comme la majorité des Gazaouis, elle a été déplacée plusieurs fois, de Nusseirat, où elle habitait avec sa famille, à Rafah, puis de nouveau à Nusseirat, où sa famille a trouvé un petit appartement. Le père de Jouri, Ismaïl, est chauffeur de taxi. Le 7 octobre 2023, il est parti avec son taxi et n’est jamais revenu. Des témoins disent qu’il a été pris sous un bombardement sur l’avenue Salaheddine, avec toutes les voitures qui se trouvaient sur cette artère de la bande de Gaza. On n’a pas d’autres nouvelles.

Jouri est orpheline, mais elle ne le sait pas encore. Il y a deux jours, nous sommes allés à Nusseirat rendre visite à sa famille. Comme d’habitude, elle s’est jetée dans mes bras et je l’ai couverte de bisous. Jouri porte bien son nom, c’est une très jolie petite fille, toujours souriante. Depuis un an, elle me dit souvent : « Tu veux me prendre dans tes bras, comme papa ? Je ne sais pas quand il va revenir. Je crois qu’il est dans les prisons israéliennes, et qu’il va être libéré bientôt. » Et moi, à chaque fois, je réponds : « Inch’Allah, il va sortir bientôt. »

Entre 19 et 20 000 orphelins de guerre

Jouri a eu une petite sœur pendant la guerre. Amal était enceinte avant le 7 octobre. La nouvelle venue s’appelle Maram. Jouri est très contente d’avoir une sœur, mais elle me dit : « J’aimerais bien que mon père puisse venir voir Maram. Je lui disais tout le temps : “Je veux une sœur, je veux une sœur !” Maintenant elle est là, et il sera tellement content de la voir ! » 

Pour le couple, ces deux enfants sont particulièrement précieux. Les parents ont dû attendre dix ou onze ans pour avoir Jouri, qui est finalement née par fécondation in vitro, pareil pour Maram. C’était le rêve d’Ismaïl que Jouri puisse jouer avec un petit frère ou une petite sœur.

Jouri ajoute : « Mais je suis plus belle que Maram ! » Et je lui réponds :« Bien sûr, tu es la plus belle petite fille du monde ! » Tout cela me brise le cœur, car je sais très bien ce que veut dire être orphelin. Et je sais très bien ce que signifie pour Amal d’être veuve, surtout en période de guerre. Jouri fait partie des 19 à 20 000 orphelins de guerre, d’après les ONG. Avant la guerre, je crois qu’il y en avait déjà 33 000. Certaines ont perdu leur père, d’autres leur mère, d’autres encore ont perdu les deux. Des centaines d’enfants sont les seuls survivants de leur famille. Le problème, c’est que les quatre orphelinats de Gaza ne peuvent recevoir qu’entre 2 000 et 2 500 enfants. D’ailleurs ces orphelinats sont maintenant transformés en abris pour les déplacés.

Être veuve ou orphelin, c’est une vie très dure. Amal sait bien ce qui est arrivé à son mari, mais elle n’a pas envie de l’admettre. À force de dire à sa fille que son père est peut-être toujours vivant et qu’un jour il réapparaîtra, elle a fini par le croire un peu. À Gaza, nous vivons dans une société familiale. Perdre un père, c’est perdre le pilier, le soutien de la famille. Je me souviens très bien du jour où j’ai perdu mon père. J’avais 20 ans et c’était comme si mon dos s’était cassé en deux. Perdre un père, c’est si dur… Et perdre une mère, c’est perdre l’affection, c’est perdre une partie de l’amour.

Une seule chose, la survie

Jouri, la pauvre, a perdu son soutien. Les enfants qui ont perdu leurs deux parents ont perdu le soutien et l’affection. Personne d’autre ne peut jouer le rôle d’un père ou d’une mère. J’en fais l’expérience avec les enfants de Sabah. Leur père a été tué pendant la guerre de 2014. C’est vrai qu’ils me considèrent comme leur père, mais je ne le serai jamais vraiment, parce que pour eux, leur père, c’est sacré. Je n’essaye même pas de jouer ce rôle, mais juste d’être toujours proche d’eux, et je les considère comme mes enfants, comme mon fils Walid. Un père, c’est le soutien, la protection sentimentale et physique.

Bien sûr, si le père meurt, le grand-père ou les oncles doivent prendre le relais. Mais si la famille est pauvre, ils ne peuvent assurer qu’un minimum de soutien financier. Ce grand nombre d’orphelins, c’est un vrai handicap pour le tissu social de Gaza. Déjà à cause de la guerre, ce tissu social est presque entièrement déchiré, il est devenu fin comme une toile d’araignée. Mais là, après la guerre, il y aura des milliers de problèmes d’héritage, de garde des enfants, de savoir qui est responsable financièrement. Ce n’est pas seulement une question administrative. C’est une question sociale. Notre société est en train d’être détruite. À cause de l’occupation et de la guerre, tout explose, le rôle du père et de la mère, les enfants qui travaillent, le grand nombre d’orphelins, le manque de nourriture, la guerre de la famine, la destruction des systèmes d’éducation et de santé, des services, des infrastructures…

C’est une destruction totale de la société, pas seulement au niveau matériel. Jouri me dit qu’elle adore être dans mes bras parce que ça lui rappelle ceux de son père. C’est qu’à cause de la guerre, l’affection passe en dernier. C’est devenu quelque chose de rare, car on est toujours dans ce mixeur qui tourne, qui tourne et disperse notre attention, nous obligeant à nous concentrer sur une seule chose, la survie. Déjà, les enfants ont perdu le sentiment de protection, parce que leurs pères sont impuissants devant la machine de guerre qui les broie. Mais beaucoup de parents ont aussi oublié l’affection, la tendresse. Dans ce génocide, la survie prend le pas sur tout. C’est difficile de donner de l’affection quand on consacre toute la journée à rechercher une tente, à trouver de quoi manger, à aller chercher de l’eau, la rapporter… La tendresse devient la dernière des priorités quand tout le monde travaille, le père, la mère, les enfants. Les enfants deviennent des petits commerçants. Tout le monde tient un petit business devant sa tente, un petit stand qu’on appelle basta, où on vend quelques biscuits, quelques petits trucs…

Réduits à la famille nucléaire

Pour nous la famille, c’est de l’affection, c’est la chaleur. Mais la famille étendue, qui réunit les parents, les grands-parents, les oncles, les tantes, les cousins, elle n’existe plus. Maintenant, nous sommes réduits à la famille nucléaire, le père, la mère et les enfants. Et même au sein de ce noyau, les relations ne sont plus les mêmes. Il n’y a plus de partage des émotions, à part celle de la peur des parents pour le sort de leurs enfants. J’ai remarqué qu’à part moi, personne ne prend Jouri dans ses bras. Pourtant, tout le monde l’aime, tous ceux qui la voient l’adorent, mais ils n’ont plus de place pour la tendresse, tellement ils sont épuisés. Ils ont juste la force de lui donner à manger et à boire, parce que pour le moment c’est l’essentiel.

Les orphelins trouveront peut-être quelqu’un pour leur donner à manger et à boire, mais ils ne trouveront personne pour leur donner de l’amour. Personne ne peut éprouver le même amour qu’une mère pour son enfant. Personne ne peut donner de la sécurité à son enfant comme le papa, surtout dans notre société. Malheureusement, pour ces milliers d’orphelins, leur statut est vraiment un handicap pour la vie à Gaza. Il y a des enfants blessés qui ont été évacués à l’étranger et qui sont séparés de leur famille restée ici. Je connais plusieurs cas d’enfants partis se faire soigner au Liban, au Qatar ou en Égypte et qui ne peuvent retrouver leurs parents, ou dont les parents ont été tués dans des bombardements.

Ces enfants n’ont plus personne et, malheureusement, dans notre société, l’adoption n’existe pas. Mais cela pourrait changer à cause du nombre d’orphelins, et ce serait un grand changement dans notre culture. Mais pour le moment, nul ne sait comment tout le monde va sortir de ce génocide en cours. J’espère que les enfants, et les orphelins parmi eux, auront une meilleure vie et un meilleur avenir.

Soutenez Orient XXI

Orient XXI est un média gratuit et sans publicité.
Vous pouvez nous soutenir en faisant un don défiscalisé.