Dossier 1914-1918

La France protectrice des chrétiens en Syrie

Une politique impériale de la République laïque · Depuis des décennies, la France s’est érigée en protectrice des chrétiens de l’empire ottoman, une orientation que ne reniera pas la IIIe République malgré son affrontement interne avec l’Église catholique. Durant la guerre de 1914-1918, c’est souvent au nom de cette tutelle que Paris fait valoir ses droits pour contrer les ambitions britanniques. Avec un succès mitigé.

Visite du général Hamelin au Proche-Orient, décembre 1918 : la route des caravanes entre Alep et Alexandrette.
Jehan Fouquet/SPA-ECPAD.

Au XIXe siècle, le lien entre la France et le Levant1 est réinventé pour appuyer la diplomatie française. C’est l’action aux côtés de la Turquie contre la Russie pendant la guerre de Crimée (1853-1856) qui fait sortir la France de son isolement diplomatique d’après la défaite de Waterloo en 1815 et lui permet de pénétrer le marché ottoman, dont elle promeut la modernisation technique et politique. Le système est lancé par l’Empire, il est repris et amplifié par la IIIe République. C’est aussi pour cela que l’empire ottoman doit être maintenu : par là, le système français pourra l’être également.

En parallèle s’impose le contexte découlant des capitulations et du protectorat français, avec le soutien du Vatican qui n’entretient pas, lui, de relations diplomatiques avec la Sublime Porte. La France étend naturellement son protectorat aux chrétiens d’Orient au grand dam de l’empire ottoman, ce qui se traduit notamment par l’intervention en faveur des maronites au Liban en 1860. « Il ne s’agit pas d’une œuvre philo-chrétienne. Il s’agit de défendre des intérêts bien compris. » « L’armature matérielle du patronage des catholiques d’Orient est (...) au service de l’influence française et non l’inverse »2. Cette tradition de 1860 va fonder toute la politique française : l’intérêt des chrétiens est ce qui sous-tend nombre de rapports des représentants français. Elle se retrouve particulièrement dans la protection des maronites, la scolarisation des populations ou les subventions aux œuvres catholiques.

Au-delà, la France se lance dans une campagne dont profite l’empire ottoman : investissements économiques et financiers, grands travaux d’aménagement public, développement des transports rapides, réseaux scolaires, formation de cadres techniques... Les investissements économiques et financiers se doublent de la gestion de la dette ottomane.

Les établissements scolaires et hospitaliers constituent le fer de lance de la présence française dans l’empire ottoman : le financement concerne des établissements laïques comme religieux, malgré la loi de séparation des Églises et de l’État de 1905. Ce qui permet d’éduquer une élite francophone, véritable instrument d’influence. Cette situation est somme toute acceptée par la Turquie qui y voit un bénéfice en termes de progrès pour les populations de l’empire.

Pourtant, il n’est pas possible de dire que la France a une politique syrienne avant les guerres balkaniques, même si la Syrie intéresse les Français au plus haut point : un intérêt qui doit être rendu compatible avec leur attachement à l’intégrité de l’empire et qui exclut toute intervention d’une puissance rivale dans les affaires syriennes.

L’évolution politique, la prise de conscience nationale arabe ne sont que difficilement perçues par les représentants de la France, avec le plus souvent le rejet de ce qui paraît être un refus de l’ordre français, de la part des Anglais. Le président Raymond Poincaré est bienveillant envers les revendications autonomistes libanaises. Dans ce contexte, la révolution jeune-turque est d’abord perçue comme un progrès, puis comme une radicalisation de la « turcité » de l’Empire, aux dépens des Arabes. Elle est bien accueillie en France par la République radicale de Georges Clemenceau, qui se félicite de l’inspiration française de ce mouvement. Mais très rapidement la confiance retombe : massacre d’Arméniens, volonté de supprimer les avantages consentis aux Libanais, ce qui ressemble beaucoup à une mise en cause du système des capitulations. Dans cette situation on pense de plus en plus à un changement de tutelle, au profit de la France : c’est pour cela qu’il faut agir contre les courants contraires (anglais) et« montrer » la France par des démonstrations pacifiques.

La France doit reconsidérer sa position et sa politique en 1912. La République modérée qui a pris le relais de la République radicale en 1909 est plus nationaliste ; elle s’est ressoudée à partir de 1911 et l’« affaire » du Maroc3. Le parti colonial, qui avait été divisé au moment de la crise du début du siècle découlant de la séparation des Églises et de l’État et de la rupture des relations avec le Saint-Siège (1904-1905), forme un « comité de l’Orient »4 en 1908. Une campagne favorable à la constitution d’un espace méditerranéen français est menée à partir de ce moment sous l’égide du comité de l’Asie française. On n’en reste pas moins toujours attaché à l’intégrité de l’empire ottoman.

Les Anglais s’intéressent de plus en plus à la région. Cela passe même par la mise en place de plans diplomatiques ou militaires en direction de la Palestine. Cet intérêt est perçu avec vivacité par la France qui se souvient de l’épisode de Fachoda, où Paris avait dû mettre fin à ses ambitions sur le Soudan, en 1898 — une humiliation aux effets durables.

Les guerres balkaniques permettent à la France de renforcer son dispositif naval à l’est de la Méditerranée pour faire face aux troubles éventuels ; elle se pose une fois de plus en défenseur des intérêts chrétiens. Un système de défense est mis en place dans tout l’empire, avec plan de sauvetage des chrétiens dans les enceintes des établissements français dans l’attente d’un éventuel corps expéditionnaire. La situation s’aggrave au moment où toutes les communautés de l’empire ottoman servent de recrues : on note alors des recours aux consuls européens pour en obtenir la protection, avec la même exigence que Paris s’empare du mont Liban pour protéger définitivement les maronites. La France craint alors que les Britanniques ne soient sollicités de la même manière. Les consuls sur place encouragent aussi une intervention, mais la situation s’apaise avec l’armistice de Tchataldja du 3 décembre 1912 qui conclut la première guerre balkanique — ce qui rassure la France, qui pouvait craindre une internationalisation de la question de Syrie. Au total, cette crise est un point d’orgue et amène un renforcement de la position de Paris dans cette région.

La deuxième guerre balkanique met en cause cette stabilisation : le statut des établissements français et de la France en général est questionné par les nouveaux États. Cette baisse de l’influence française dans les Balkans risque d’avoir des conséquences sur la situation du Levant. L’attention se porte en conséquence plus que jamais sur la Syrie, dont il faut assurer l’avenir français en cas de décomposition de l’empire ottoman. Dans ce contexte, le congrès arabe syrien de Paris de juin 1913 permet de cumuler les impératifs politiques du moment : soutenir les Syriens tout en évitant la décomposition de l’empire. Cette réunion est aussi le reflet d’une nouvelle préoccupation : organiser une véritable politique syrienne, qui ne soit plus seulement le soutien aux établissements catholiques.

En parallèle à la commission interministérielle des affaires musulmanes est mise en place une commission des affaires syriennes au Quai d’Orsay (dissoute après le congrès arabe de Paris). Elle élabore un plan précis de la Syrie, comprenant Jérusalem ; elle s’entend aussi sur la promulgation d’une politique dirigée vers les Arabes chrétiens et musulmans, qui partagent certaines revendications. Ce renouveau politique est interrompu par la guerre, mais il montre la volonté d’élargir la plate-forme d’action de la France, avec une prise en compte de la population musulmane, de plus en plus importante en nombre, et dont le poids politique grandit. La France ne veut plus passer pour le seul protecteur des chrétiens mais souhaite agir en fonction des intérêts de son propre empire et de sa place de puissance musulmane.

Avant le déclenchement de la première guerre mondiale, la Syrie au sens large occupe une place d’importance dans la vision française du Levant. Mais tout reste à définir en ce qui concerne son avenir politique et la mésentente entre Français — la Palestine doit-elle faire partie de la Syrie ? —, doublée de méfiance envers l’Angleterre — quelles visées a-t-elle sur la Palestine ?

Une concentration des pouvoirs

En France les pouvoirs sont rapidement concentrés entre les mains des militaires, tandis que les effectifs du Quai d’Orsay se réduisent. Jean Gout, à la direction d’Asie, et quelques auxiliaires assurent l’intérim, avec, à partir de l’automne 1914, les personnels rapatriés à la suite de l’entrée en guerre de l’empire ottoman. Les pouvoirs sont au bout du compte concentrés dans les mains de très peu de personnes, dont les publicistes, syrianistes et orientalistes Robert de Caix, Louis Massignon et Henri Hoppenot, tous trois proches des cercles de décision dont ils sont écoutés.

L’empire ottoman entre en guerre après l’accord secret d’août 1914 entre la Porte et l’Allemagne. L’annonce, le 9 septembre, de la fin des Capitulations pour le 1er octobre provoque la colère des puissances de l’Entente, qui doivent prendre note de l’entrée en guerre de la Porte aux côtés de l’Allemagne. Les consulats sont fermés, les archives brûlées, les intérêts placés sous la protection de puissances tierces, ce qui place la France dans l’impossibilité de disposer de sources d’informations directes. À cette déclaration de guerre classique s’ajoute l’appel au djihad, qui s’accompagne de la volonté ottomane de voir se soulever les Arabes. La France ravive alors sa Commission interministérielle des affaires musulmanes.

En parallèle, des rumeurs de massacres de chrétiens se font jour, tandis que des manifestations contre les présences européennes sont organisées. Un réel mouvement de panique s’empare du Liban. Le protectorat français est dénoncé par le pouvoir ottoman le 24 octobre 1914 et la souveraineté ottomane affichée sur les Lieux saints. Les établissements religieux sont pour leur part réquisitionnés, en tant que « biens ennemis ». Le Vatican prend des contacts avec la Porte tandis que la France soupçonne l’Italie, encore neutre, de vouloir prendre pied dans son pré carré. Paris décide de poursuivre le versement d’allocations aux établissements protégés qui restent dans l’empire. Cette politique s’appuie sur la foi généralisée en une guerre courte, qui ne donnera pas le temps d’appliquer la suppression des capitulations.

La France envisage également d’autres mesures. Ainsi d’un projet de soulèvement en Syrie qui s’appuierait sur l’élément chrétien. Un autre plan veut menacer le sud syrien et bombarder les colonies protestantes allemandes établies en Palestine au cas où les établissements français seraient menacés. Ces projets sont considérés de manière plus sérieuse à partir de l’entrée en guerre de la Turquie : la France envisage d’agir dans les zones où son influence serait durable, comme la Syrie du nord, avec exclusion des Lieux saints. Dans ces conditions, on considère à Paris que ce sont les Allemands qui guident les principales mesures destructrices dirigées contre les établissements français. Une intervention militaire est envisagée, mais pas plus, pour ne pas remettre en cause l’intégrité de l’empire. La perspective d’une Syrie indépendante est encore inconcevable pour les diplomates français. À l’inverse, Paris est soucieux d’entretenir l’influence française dans la région en y développant un réseau d’espions pour contrer la menace panislamiste agitée par l’Allemagne. D’autres idées françaises évoquent une internationalisation de l’intervention militaire, faisant fi des réticences du ministère des affaires étrangères à voir entrer d’autres puissances dans les affaires syriennes, en particulier les Italiens. On en arrive à un plan de débarquement sur la côte syrienne entre Haïfa et Alexandrette, mais la proposition britannique d’attaquer les Dardanelles reporte cette opération.

Au final, du point de vue militaire, la France envoie principalement une mission en Égypte dont le but est de poursuivre la coopération inaugurée en fin d’année 1914 (contre les Turcs, sur le canal de Suez) et d’évaluer le projet britannique de soulèvement arabe. Car les Français se rendent compte que les Anglais ont changé d’attitude : ils sont passés du désintérêt vis-à-vis de la Turquie à une forte préoccupation devant le renforcement des troupes turques en Palestine. Face à la radicalisation ottomane (déportation de chefs maronites à Jérusalem en mars 1915), les Français regroupent leurs forces au large de la Syrie et mettent en place un service de renseignement qui, au départ, ne couvre pas la Palestine. Mais on s’abstient de mettre en place une unité précise militaire contre les Ottomans formée de « locaux » : la présence d’irréguliers chrétiens dans l’armée française serait le signe d’une guerre sainte à rebours contre l’islam — option incompatible au regard de la politique musulmane dirigée vers l’empire colonial.

Quel avenir pour l’empire ottoman ?

Lorsque la Russie affirme ses intérêts dans les affaires orientales, la France tient à préserver ses intérêts spécifiques contre les visées orthodoxes sur la Palestine et russes sur Constantinople. Le maître mot est le maintien du statu quo. L’Italie entre aussi en guerre aux côtés de l’Entente, avec désormais une place plus importante dans les affaires d’Orient, au détriment de la France.

La question du destin de l’empire ottoman est reposée : sera-t-il dépecé ou non ? Certains évoquent une Syrie indépendante ; d’autres veulent imposer une solution française en Palestine, refusée par les Russes. De son côté, le comité de l’Asie française, un lobby colonial, poursuit son appui au maintien de l’empire ottoman. À ses yeux, cela devrait permettre d’exiger plus aisément le rétablissement de la situation antérieure et des réparations pour les dommages subis par les établissements français. Mais il indique aussi que si le démantèlement de l’Empire est prévu, il faudra que la France soit assurée des zones qu’elle en obtiendra. Le sénateur et membre du parti colonial Étienne Flandin est favorable à une « grande Syrie », avec une enclave territoriale internationale pour Jérusalem et Bethléem. À l’argument des traditions de la France dans la région, il ajoute celui de la puissance musulmane : la France doit être là-bas pour protéger les pèlerinages des musulmans en provenance d’Afrique du Nord. Enfin, l’ancien consul général de France à Beyrouth, alors en poste à Paris, François Georges-Picot tient à ce que le régime international soit appliqué pour Jérusalem, afin d’éviter des conflits ultérieurs.

La donne est peu à peu modifiée par la concrétisation de la révolte arabe. La France renforce alors ses effectifs, qui demeurent concentrés à Salonique (armée d’Orient). L’Angleterre pense que l’Allemagne est à même de prendre l’Égypte et renforce alors sa présence, diminuant ses effectifs à Salonique. La France est dans la situation inverse de celle de 1914, quand elle avait refusé l’ouverture d’un second front pour ne pas créer une question de Syrie. À la fin de 1915, elle veut un second front, mais au nord de la région.

Sur place, la répression s’accentue en Syrie : Djemal Pacha, l’un des principaux responsables jeunes-turcs, commandant militaire ottoman en Syrie et en Palestine, met alors à profit la découverte de documents au consulat français de Beyrouth qui révèlent les pétitions autonomistes d’avant-guerre.

Aux représailles s’ajoute la famine. Paris décide alors de se positionner militairement : c’est l’occupation de l’île d’Arouad, située en face de Tartous en Syrie, à la fin août 1915, afin de créer une base avancée dans l’est de la Méditerranée.

Face à la révolte arabe (octobre 1915-1917)

Avec Aristide Briand à la tête du gouvernement, l’ouverture d’un nouveau front est désormais envisagée. La prise en considération de l’Orient est toutefois plus due à la réorientation anglaise, qui se traduit par l’insurrection arabe. Aux yeux de Paris, Londres doit respecter les ambitions françaises, notamment en ce qui concerne la Palestine. On s’oriente alors vers un partage de la région. Les visées anglaises sur la Palestine, affichées dès le départ, ne trouvent pas vraiment de répondant en France : rien n’y est prêt. C’est de ce moment que date la négociation Sykes-Picot qui démontre plusieurs avancées dans la politique orientale de la France :
➞ acceptation du démembrement de l’empire ottoman ;
➞ exigence de vastes compensations pour la perte d’influence française ;
➞ acceptation de la création d’un royaume arabe ;
➞ discussion seulement sur les frontières de Syrie ;
➞ volonté française d’obtenir une Syrie vaste, qui, si elle n’est pas forcément importante du point de vue économique, « est nécessaire à sa puissance culturelle et intellectuelle »5.

La Palestine entre pleinement dans le plan français pensé par Georges-Picot, qui se fonde sur l’idée d’un régime international pour Jérusalem et les Lieux saints. Pour sa part, le parti colonial français refuse l’internationalisation de la Palestine, trop contraire aux intérêts de la France. Et rejette catégoriquement ce qui pourrait ressembler à des aspirations anglaises sur la Palestine : le Royaume-Uni, puissance protestante, n’a que peu d’œuvres en Palestine, et donc ne peut avoir de revendications territoriales là.

L’année 1916 est aussi marquée par l’apparition du facteur sioniste. Option progressivement prise en compte par les Anglais, elle est fermement rejetée par les Français, qui y voient une façon d’installer le Royaume-Uni en Palestine. L’Italie, quant à elle, revendique sa part du gâteau.

Au moment où se déclenche la révolte arabe, en juin 1916, la France est très prudente : son souci est d’empêcher que ce mouvement ne profite qu’aux Anglais. Pour limiter les dégâts, on songe à l’envoi d’une délégation qui équiperait une partie de la nouvelle force arabe : à défaut, totalement arabisée, celle-ci risquerait de se retourner contre les puissances chrétiennes. Cette intervention permet d’intégrer le Hedjaz dans la politique musulmane de la France. En parallèle est diffusée une large propagande, dirigée principalement contre les Allemands, montrant une France forte prête à accorder des réformes aux populations locales.

En parallèle se déroule la deuxième vague de répression à l’encontre des Syriens séparatistes menée par les Ottomans. À laquelle s’ajoute l’intensification de la famine en Syrie. Briand refuse le principe d’une intervention humanitaire, les chances d’un nouveau front en Europe se multipliant, alors que les Anglais pensent de plus en plus à le faire dans le sud de la Palestine.

À la fin décembre 1916, la prise d’El-Arish, dernier verrou ottoman dans le Sinaï, provoque la décision française d’accompagner le mouvement britannique vers la Palestine, afin d’éviter que la Grande-Bretagne n’y arrive seule : on accepte le principe d’une occupation mixte provisoire, avec nomination de Georges-Picot comme haut-commissaire français de Palestine. En janvier 1917, un ravitaillement de la Syrie, en collaboration entre les États-Unis et l’empire ottoman et à l’instigation de la France est un coup d’épée dans l’eau. Très affaiblie, la Syrie ne peut plus être considérée comme un centre potentiel d’insurrection : la France doit se résigner à la solution hédjazienne, qui est celle promue par Londres et la plus active depuis la révolte arabe de la mi-1916.

Au total, au cours de cette période, l’arabisation de la question d’Orient se fait au détriment des Français, et surtout de leur clientèle principalement chrétienne.

Contre-offensive anglaise (1917-1918)

L’année 1917 est marquée par de profonds bouleversements : l’entrée en guerre des États-Unis, une idéologisation du conflit, les révolutions russes, les échecs militaires français et les mutineries, la crise politique française, le retour au pouvoir des tenants britanniques de l’impérialisme que sont George Curzon et Arthur Balfour, l’action de Thomas Edward Lawrence. À cela s’ajoute la prise en compte définitive des aspirations italiennes sur la région (accords de Saint-Jean-de-Maurienne).

Résignés, les Français accordent à Rome la présence d’un petit contingent dénué de visées politiques. En parallèle à un accord avec le chérif Hussein de la Mecque, où l’on parle de « Syrie musulmane », la France songe à une paix séparée avec les Ottomans. Un militaire, le commandant Sarrou, est envoyé en mission en mars 1917 pour rencontrer Djemal Pacha et lui proposer la paix à condition d’un retour à la situation d’avant guerre.

Cette paix est une idée de Henry Morgenthau, ancien ambassadeur des États-Unis auprès de la Sublime Porte, qui songe à mettre la Palestine sous autorité des puissances chrétiennes. Sur le terrain, les Alliés planifient la campagne de Palestine : un détachement militaire français est mis en place, en parallèle à une mission dirigée par Georges-Picot, destinée à propager l’idée politique arabe. De fait, confrontée aux ambitions arabes, Paris en déduit qu’elle doit agir de l’intérieur et susciter des appuis de la part des populations amies de Syrie, les mettant en garde contre les aspirations issues du Hedjaz. Est alors formé un « comité central syrien » dont le programme national est placé sous tutelle française. Mais cette action n’aboutit pas, les Syriens arrivés dans le Hedjaz se livrant de plus en plus à une politique panarabiste.

À partir de l’été 1917, après la prise d’Akaba, T. H. Lawrence laisse désormais la Palestine de côté ; pour Paris c’est le signe que cette région doit tomber dans l’escarcelle anglaise vierge de tout panarabisme. Dans ce contexte, les Syriens d’Égypte, appelés à agir directement dans un proche futur, prennent plus d’importance. Une Légion arabe, encadrée du côté français par Louis Massignon et le lieutenant — et futur diplomate — Robert Coulondre, s’avère rapidement médiocre. Mais Gaston Maugras, adjoint de Georges-Picot, croit à la force du sentiment national arabe. Massignon confirme le poids intellectuel de la France dans le développement de ce sentiment, mais il indique aussi qu’il ne faut pas en espérer beaucoup, sauf à l’orienter favorablement. L’expérience n’aboutit pas, et Georges-Picot y met fin dès le 1er mars 1918.

La France semble donc ne pas avoir les moyens de sortir de sa politique traditionnelle et nombreuses sont ses faiblesses, qui ne peuvent améliorer son image : impact de la faillite de Georges-Picot à Beyrouth, ravitaillement raté des populations chrétiennes en 1916... Une dernière tentative réside dans l’envoi d’un corps expéditionnaire, mais les militaires français en trouvent le coût trop important et les Anglais n’en veulent pas.

Le début de la campagne de Palestine correspond à l’arrivée de Clemenceau aux affaires. Le nouveau chef de gouvernement s’intéresse à l’Orient, il est favorable à une influence française, mais pas par le biais des établissements congréganistes. Logiquement, il rejette les déclarations de Raymond Poincaré favorables aux chrétiens d’Orient.

Le général britannique Edmund Allenby commence à occuper la Palestine à partir du début novembre 1917. Il tient à y installer une administration militaire, ce qui provoque la colère de Georges-Picot qui y voit une violation des différents accords. Et il obtient une présence militaire française à Jérusalem. C’en est alors fait des prétentions françaises sur la Palestine. Au mois de décembre, la France essaie tout de même de reconquérir le terrain perdu : reprise des allocations aux établissements français et à la Custodie franciscaine de Terre sainte, messe au Saint-Sépulcre avec honneurs liturgiques, réouverture de certains établissements en février 1918. Paris tente d’imposer la présence d’adjoints militaires français à Allenby, dont l’un serait par exemple gouverneur de Bethléem. Mais tout cela reste vain : seule la garde du Saint- Sépulcre et de la Nativité est obtenue. Au début de l’été 1918, on rétablit une partie de l’administration civile, mais pas les juridictions consulaires.

La France pense alors au reste de la Syrie, et un détachement plus important arrive en Palestine en février 1918 : Clemenceau fait passer le Détachement français de Palestine (DFP) de 2 800 à 6 200 hommes. Mais la situation en France interdit un plus grand engagement. La déclaration Balfour quant à elle n’est pas là pour simplifier les choses : elle impose la question sioniste, dont la France ne veut pas. Paris doit alors manifester son attachement à la cause syrienne et multiplie les déclarations, mais cela s’accommode mal des opérations militaires qui l’évincent pratiquement.

Dans toute cette affaire, la Syrie apparaît comme le reflet de l’histoire d’une vision de l’Orient. Cette approche évolue au cours de la guerre, faisant coexister la perception ancienne d’une répartition de la population en groupes religieux et une appréhension séculaire de la répartition de la population en groupes nationaux. L’évolution est due à la politique arabe du Royaume-Uni et à la révolte arabe. Mais le « saut » est refusé par les responsables français. Au lendemain de la guerre, la France doit définitivement renoncer à ses aspirations : le mandat sur la Syrie et le Liban n’est qu’un pis-aller, retardant les échéances de réalisations nationales qui se feront aux dépens de l’ancienne puissance protectrice.

1Nom anciennement donné en français au Proche-Orient, en particulier aux régions bordant la côte orientale de la Méditerranée : le Liban et la Syrie (les « États du Levant », mais également la Palestine, l’actuelle Jordanie, voire l’Égypte.

2Vincent Cloarec, La France et la question de Syrie (1914-1918), Paris, CNRS-éditions, 1998.

3Confrontation franco-allemande en lien avec les prétentions des deux pays sur cette région : en contrepartie de territoires cédés en Afrique équatoriale, la France affirme ses ambitions et obtient in fine le protectorat français en 1912.

4Groupe de pression rassemblant les hommes politiques et les milieux économiques ayant des intérêts en Orient, sous la conduite de Charles Jonnart, président du canal de Suez, et de Raymond Poincaré.

5Cloarec, voir note 2.

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