Le repositionnement des Frères musulmans en Égypte

Prélude au coup d’État du 3 juillet 2013 · Cet article fait partie d’une série publiée en juillet 2015 par Al Araby al-Jadeed et traduite de l’arabe pour Orient XXI qui traite des quatre principales phases du changement qu’a connues la confrérie des Frères musulmans du 1er décembre 2012 au 15 juillet 2015 et de leur impact sur l’organisation interne de ses sections et comités. Le journaliste Abdelrahman Youssef analyse les évolutions idéologiques en son sein afin d’esquisser des éléments de réponse concernant son avenir. Ce premier volet aborde les deux phases initiales qui ont amorcé le changement.

Manifestants lors d’un grand rassemblement organisé par les Frères musulmans près du palais présidentiel.
VOA/Yuli Weeks, 12 décembre 2012.

Le problème n’est plus de savoir si les Frères Musulmans vont changer mais plutôt de se demander quels seront ces changements et quelles en seront les limites. En effet, la confrérie a connu quatre phases essentielles de mutation depuis la destitution de l’ancien président Mohamed Morsi par l’armée égyptienne le 3 juillet 2013 jusqu’à juillet 2015. Dès lors, elle ne cesse de se reconfigurer, en conséquence notamment de son refus du coup d’État.

Trois heures après l’annonce du renversement de Morsi par les forces armées, un premier partisan des Frères musulmans est tué à Alexandrie. Très vite, s’ensuivent l’arrestation massive de ses leaders et la fermeture des chaînes satellites dites « islamistes », ainsi que la décision prise par le régime d’éradiquer la confrérie et ses adeptes.

Mais au-delà des transformations majeures provoquées par cet événement, la mutation de fond que connaît la confrérie avait débuté concrètement près de six mois plus tôt, dans un contexte d’extrême polarisation entre les Frères musulmans et les islamistes d’une part, et la mouvance civile ou séculière de l’autre.

Ancrage à droite

Les débuts de cette phase remontent au 1er décembre 2012, lorsque la confrérie organise, avec d’autres mouvements islamistes, une manifestation massive dans l’enceinte de l’université du Caire. Baptisé « journée de la légitimité et de la loi islamique », ce rassemblement entend démontrer l’unité du « mouvement islamiste » en ses différentes factions, affirmer son pouvoir de mobilisation et le distinguer des autres mouvements en termes d’identité. Il s’agit notamment de se démarquer de ceux qui, hostiles à la confrérie, ont formé le Front de salut national (FSN) en réaction à la Déclaration constitutionnelle que Morsi avait promulguée le 22 novembre de la même année, provoquant les foudres de l’opposition. Des locaux du Parti de la liberté et de la justice, vitrine politique de la confrérie, sont incendiés par des jeunes militants des mouvements et partis membres du FSN.

À l’inverse, les partisans des Frères musulmans applaudissent ce coup de force institutionnel. Les échauffourées se multiplient entre pro et anti-Morsi, préfigurant la formation d’un front adverse issu de la mouvance séculière dans ses différentes sensibilités libérales et de gauche. La situation va alors en empirant, notamment après que des partisans des Frères musulmans ont entrepris de démolir les tentes installées par des opposants aux abords du palais présidentiel d’Ittihadiya, provoquant des affrontements qui feront plusieurs morts dans les deux camps.

La suite voit s’enchaîner des incidents à caractère « identitaire ». La mosquée Qaïd Ibrahim1 est encerclée et le cheikh Ahmed Al-Mahallaoui séquestré. Le vendredi suivant, des heurts éclatent dans l’enceinte de la mosquée. Les contours de deux fronts antagonistes se dessinent clairement : l’un, islamiste, mené par les Frères musulmans, et l’autre séculier, avec lequel les islamistes refusent le dialogue — à l’exception de la Prédication salafiste et de sa branche politique, le parti Al-Nour.

En dépit de ce début de profonde scission — qui ne s’était pas manifestée au plus fort du rapprochement entre le courant islamiste et le Conseil suprême des forces armées (CSFA), — le politique prévaut encore. Parmi les nombreux thèmes de polarisation, certains restent tout de même de nature politique, malgré l’alignement identitaire lisible dans les expressions utilisées par les deux camps adverses où chacun parie que le CSFA tranchera en sa faveur. Ce faisant, la confrérie rompt toute relation avec le mouvement séculier et tend à se rapprocher des mouvements islamistes, y compris les plus radicaux. Ce rapprochement fait suite à une démarche entamée plus tôt par les Frères musulmans afin de resserrer les liens avec « l’organisation religieuse pour les droits et la réforme », conçue comme un cadre permettant d’agréger les factions salafistes soutenant la confrérie, au-delà de la Prédication salafiste et de son parti Al-Nour. Cela s’est clairement manifesté lorsqu’au lendemain de son élection, Morsi a, dans le palais présidentiel, dirigé la prière devant les chefs de file du salafisme et des mouvements islamistes afin de démontrer la solidité de sa base populaire.

Toutefois, le choix de la confrérie de s’ancrer à droite se révèle lors de la conférence de soutien à la Syrie, le 15 juin 2013 au stade du Caire. Aux yeux de nombreux analystes, le ton et la rhétorique adoptés dévoilent l’ampleur de la connivence qui lie les Frères et Morsi aux courants islamistes auxquels ils se réfèrent exclusivement, suscitant chez beaucoup une véritable inquiétude concernant les choix politiques et idéologiques prévus pour l’avenir. Cette conférence constitue un tournant décisif dans la position d’une frange importante de la population non islamiste qui, contre toutes les traditions politiques depuis les élections législatives de 1984, a voté pour Morsi lors de l’élection présidentielle et le soutient encore à la veille du 3 juillet.

À partir de cette date, la situation ne fait qu’aller de mal en pis. Le 8 juillet 2013, 61 pro-Morsi sont tués et 435 blessés dans l’enceinte de la Garde républicaine. Dès lors, certains leaders islamistes (notamment Safwat Hegazi et Tarek Al-Zomor) du sit-in débuté le 28 juin sur la place Rabaa al-Adawiyya multiplient les propos violents à l’égard des opposants qu’ils accusent d’apostasie, alimentant ainsi la polémique sur la responsabilité des Frères musulmans qui contrôlent le sit-in, vis-à-vis de ce discours virulent. Face au doute, le silence des Frères vaut consentement et vient casser l’image de refus du radicalisme et de modération qu’ils avaient toujours soignée jusqu’alors.

Dans le sillage de l’« incident du mémorial » le 26 juillet, où 65 personnes sont tuées et des centaines blessées, les événements sanglants se succèdent et des voix s’élèvent pour dénoncer une véritable « guerre contre l’islam ». Cette accusation s’appuie sur le fait qu’une partie du camp séculier justifie les massacres comme un moyen d’éradiquer les islamistes, tandis qu’une autre déclare que le combat contre l’islam politique est une question par essence identitaire. Ces postures belliqueuses enterrent toute possibilité de dialogue sur une base politique et cet épisode marque, tant du côté des Frères musulmans que chez leurs adversaires, la mort de la politique et l’ascension du discours identitaire.

L’ascension du "qutbisme"

Bien qu’elle soit la phase la plus courte, elle est la plus profonde par l’influence qu’elle aura sur le parcours des Frères musulmans. C’est en effet elle qui a tracé la voie du changement dans lequel ils se sont engagés. Malgré la tendance des Frères musulmans à s’ancrer à droite en termes d’alliance, nombre d’entre eux sont réticents au ton des nouveaux alliés de la confrérie, même si ces derniers se cramponnent à l’idée d’un retour au pouvoir de Morsi, et en dépit du sang versé lors des répressions de la Garde républicaine et du Mémorial.

Une succession de facteurs va provoquer une pression de plus en plus lourde sur la confrérie et précipiter la mutation profonde de la pensée de ses jeunes adeptes. D’abord, le choc que provoque le nombre de victimes dues à la dispersion, le 14 août, des deux sit-in monstres des places Rabaa Al-Adawiya et d’Al-Nahda. Human Rights Watch recense 817 morts et des centaines de blessés ; les Frères musulmans, eux, parlent de plusieurs milliers de morts, de blessés et de disparus. S’ensuivent de graves répercussions, du fait de la violence de la police et de l’armée dans la répression des émeutes qui éclatent partout en Égypte, notamment lors des incidents de la place Ramsès, de la mosquée Al-Fath, du quartier Smouha à Alexandrie, ou encore l’irruption dans les villages de Delga à Minya et de Kerdassa et Nahia à Gizeh. Par ailleurs, les Frères musulmans sont accusés d’être responsables de l’insécurité qui s’installe alors dans de nombreux villages en Haute-Égypte et dans le Delta, de l’incendie de plusieurs églises, ainsi que d’une série d’attentats meurtriers perpétrés contre l’armée et la police dans le Sinaï.

Chez les Frères musulmans, le bouleversement idéologique que provoquent ces incidents se traduit par l’adoption de solutions et de visions radicales. Sur les réseaux sociaux, les hashtags #a_bas_le nationalisme, et #les frontières_sont_poussière en donnent une expression édifiante. Ils se répandent comme une traînée de poudre entre jeunes Frères musulmans et islamistes, qui perçoivent le nationalisme et les frontières comme deux idées importées et la « sacralisation » de l’État et de l’armée comme une conséquence du colonialisme. De plus, ils ne voient dans la démocratie qu’une hérésie des élites séculières, puisqu’elle ne permet pas l’accès des islamistes au pouvoir. Pour eux, le coup d’État du 3 juillet est la preuve cinglante que l’alternance du pouvoir n’est qu’une idée mensongère qui les appelle à reconsidérer la démocratie. Tout cela peut résumer l’état de choc qui a mené d’emblée à l’ascension du « qutbisme », c’est-à-dire l’acceptation de l’affrontement comme choix ultime et le basculement vers une révolution idéologique et pragmatique. Autrement dit, on voit prendre corps le concept d’« islam révolutionnaire » qui œuvre pour le changement radical et la non-réconciliation tout en réduisant les espaces de rencontre avec les autorités ou leurs alliés. Plus encore, il s’agit d’acter une rupture irréversible et de se démarquer, en termes de références, de tout autre mouvement appelant au changement. Ainsi naît peu à peu, entre octobre et novembre 2013, l’idée de la fatalité d’un affrontement vengeur contre les forces de l’ordre qui oppriment les manifestants. Cette idée est progressivement mise en œuvre hors du cadre institutionnel ou organisationnel établi, semant l’inquiétude dans les rangs des leaders de « l’alliance de soutien à la légitimité » (du président Morsi) dirigée par les Frères musulmans.

Dans la deuxième partie, nous aborderons la troisième phase du changement, marquée par la redéfinition du concept de pacifisme chez les Frères musulmans et leur recours à la force comme choix ultime d’affrontement.

1NDLR. La mosquée d’Alexandrie.

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