Les Frères musulmans dans la péninsule Arabique

Répression et intégration au jeu politique · Longtemps accueillis par les pouvoirs en place dans les années 1950 et 1960, les Frères musulmans sont devenus suspects à partir des années 1990, avant de faire l’objet d’une formidable campagne de répression en Arabie saoudite et dans les Émirats arabes unis. Ailleurs, ils ont pu souvent s’intégrer au jeu politique, parfois dans l’opposition.

Sadek Al-Ahmar, leader de la confédération tribale des Hashid, membre de Al-Islah au Yémen.
Ibrahem Qasim, 22 mai 2011.

Arabie saoudite, le nouvel ennemi « terroriste »

Dès la fin des années 1920, Hassan Al-Banna se rapproche de l’Arabie saoudite. Il y tisse des liens avec des notables du Hedjaz favorables à ses idées, et, à travers eux, avec des officiels saoudiens. Mais les autorités ne partagent pas ses orientations et refusent en 1946 qu’il crée une branche locale de la confrérie. Alors que dans les années 1950 l’Égypte mène une sévère répression contre le mouvement, bon nombre de Frères égyptiens puis syriens s’exilent au royaume. De l’implantation des Frères musulmans en Arabie saoudite naît une nouvelle idéologie et un mouvement social : la Sahwa islamiyya (le réveil islamique). Elle mêle traditions frériste et wahhabite qui se veulent complémentaires : la première recouvre le champ politique et la seconde celui du religieux et du social. L’intervention soviétique en Afghanistan en décembre 1979 relance l’entente entre Riyad et les Frères contre le communisme.

Au début des années 1990, la Sahwa islamiyya s’oppose, dans une « intifada al-sahwa » qui durera jusqu’en 1995, au déploiement de troupes étrangères sur le sol saoudien. Elle se lance également dans un mouvement de protestation et de pétition réclamant des réformes politiques telles que la création d’un conseil consultatif indépendant. Cette date marque le début de la rupture entre les Frères musulmans et la dynastie royale. La vision politique des Frères musulmans — un État islamique bâti sur des élections — diverge de celle de la monarchie, basée sur l’allégeance à la famille royale. Dans les années 2000, le pouvoir reproche aux Frères musulmans l’alliance du Hamas avec l’Iran, la Syrie et le Hezbollah. Le Printemps arabe concrétisera le divorce entre les deux parties.

Les succès électoraux de Ennahda en Tunisie et de Mohamed Morsi en Égypte scellent la rupture. Des personnalités fréristes saoudiennes appellent à nouveau, en vain, à des réformes politiques profondes dans le royaume. En mars 2014, l’Arabie saoudite classe la confrérie comme « organisation terroriste » : toute personne qui appuie moralement ou financièrement l’organisation, exprime ses sympathies à son égard, participe à ses actions ou fait sa promotion sera poursuivie en justice.

Il n’y a pas de Parlement dans le royaume, ni de pluralité politique. Aucune organisation n’y est reconnue.

Bahreïn, entre la monarchie et l’opposition

Contrairement à ses alliés saoudien et émirien unis dans leur rejet des Frères musulmans, le régime bahreïnien est parvenu à coopter la version locale des Frères, organisée dans l’association politique de la tribune islamique Al-Minbar al-watani al-islami. Certains vont jusqu’à penser que, outre son financement par la banque islamique, l’association du Minbar est soutenue par la Cour royale (diwan maliki). Cela s’ajoute au lien présumé qui existe déjà entre le mouvement et la famille royale des Khalifa, puisqu’il semblerait que l’oncle du roi Hamad ben Issa Al Khalifa, Eissa ben Mohamed Al-Khalifa, soit président de l’association Al-Islah, la branche associative des Frères musulmans — la première créée dans le Golfe en 1941.

Cette alliance ne se comprend pas sans rappel du contexte confessionnel particulier du Bahreïn où le régime est aux prises avec une majorité chiite bien représentée au Parlement. Après avoir gagné 6 et 7 sièges aux élections de 2002 et 2006, l’association du Minbar a enregistré une défaite en 2010 avec seulement deux députés, du fait de son désaccord avec les salafistes d’Al-Asala — dont elle partage pourtant une vision sociale conservatrice et l’agenda pro-régime en matière politique et économique.

C’est à cause de ce discrédit jeté sur les deux organisations que les sunnites ont choisi d’organiser une contre-manifestation, en février 2011, sous une autre bannière, celle du Rassemblement de l’unité nationale. Pourtant, les Frères musulmans, influents dans divers ministères, ont souvent été vus comme manoeuvrant en coulisses pour affaiblir le nouveau mouvement qui apparaissait comme un rival potentiel : ils auraient voté contre sa constitution en association politique et favorisé la création de mouvements centrifuges comme le groupe de jeunes de Sawha al-Fatih. Après s’être opposé aux tentatives de dialogue national (entre le pouvoir et ceux qui ont lancé la contestation de février 2011, et notamment le parti Al-Wefaq), le groupe a néanmoins rejoint la coalition des forces sunnites Itilaf qui rassemble une dizaine de courants, dont les salafistes, pour constituer une troisième force entre le gouvernement et l’opposition à majorité chiite, contribuant à l’enlisement d’une nouvelle phase du dialogue national ouverte en 2013.

Émirats arabes unis, une répression brutale

Les liens entre Émiriens et Frères musulmans égyptiens datent d’avant la création de la fédération des Émirats arabes unis en 1971 : dans les années 1950 et 1960, les différents émirats ont accueilli ces derniers qui fuyaient l’Égypte. Les Frères musulmans y ont ensuite prospéré, reçu une éducation et occupé des emplois dans les secteurs publics et privés.

En 1971, des étudiants émiriens de retour d’Égypte et de Koweït créent l’organisation Al-Islah (la réforme), d’obédience Frères musulmans. Dès les années 1980, l’influence des Frères musulmans est prédominante dans le système d’éducation public. Après une brève fermeture en 1988-1989 pour tempérer le ton trop belligérant de l’organisation, le régime tâche de contenir son influence. En 2003, l’année où la famille régnante qatarienne parvient à un compromis impliquant la disparition du mouvement au Qatar, le prince héritier d’Abou Dhabi aurait tenté d’obtenir un accord avec Al-Islah lui permettant de poursuivre ses activités aux EAU en contrepartie de quoi l’organisation s’engagerait à ne plus prêter allégeance au Guide suprême et cesserait de se mêler de politique. Si Al-Islah a accepté la première condition et cessé de recruter parmi les membres des forces armées, il semble qu’elle n’ait pas complètement accepté la deuxième condition, plus politique. En 2003 et 2006, pour amoindrir leur influence sur les jeunes, le gouvernement mute les membres d’Al-Islah et les écarte des secteurs judiciaire et éducatif.

C’est surtout en 2011 que la rupture est consommée : 133 figures publiques émiriennes signent une pétition réclamant un Parlement élu doté de pouvoirs législatifs, beaucoup reconnaissant parmi les signataires des membres d’Al-Islah. Les autorités craignent que l’alliance des islamistes avec les libéraux et modérés aboutisse, comme en Égypte, à un changement de régime. Depuis, le gouvernement fédéral s’est lancé dans une vaste opération de police contre Al-Islah, détenant des dizaines de membres et sympathisants — particulièrement les signataires de la pétition — sans jugement, les accusant d’installer une « milice armée » et de déstabiliser le pays.

Les EAU disent vouloir mettre fin aux activités illégales des Frères dans le pays : si leur influence reste concentrée dans les émirats du Nord, plus pauvres et conservateurs, notamment Ras al-Khaima et Fujaira, leur potentiel de conscientisation et de mobilisation politiques reste important. Le mouvement a été classé « terroriste » par les autorités en novembre 2014.

Koweït, un jeu complexe avec le pouvoir

L’implantation des Frères musulmans au Koweït commence dès la fin des années 1940 par des activités d’ordre social. Ce rôle social se traduit en termes politiques pour la première fois en 1976 lorsque Youssef Al-Hajji, président de l’association de la réforme sociale (Al-Islah) est nommé ministre des Awqaf (jusqu’en 1981). Le renforcement des mouvances islamiques se poursuit dans les années 1980 avec le soutien tacite du régime qui s’efforce de contrebalancer l’influence des « libéraux » issus de la gauche ou du nationalisme arabe et de l’islam politique chiite, en promouvant les courants sunnites de la périphérie bédouine — classe moyenne montante encore peu politisée. Deux premiers députés islamistes font ainsi leur apparition aux élections de 1981 ; il y en aura quatre en 1985. La plateforme politique des Frères musulmans locaux, le Mouvement constitutionnel islamique (Hadas dans son abréviation arabe), voit le jour en 1991. Elle poursuit sa montée en puissance parallèlement aux différents courants salafistes.

Depuis l’arrivée au poste du premier ministre Nasser Mohammed Al-Ahmad Al-Sabah (2006-2011), réputé proche des chiites et des milieux d’affaires iraniens, les différents mouvements islamistes, frériste et salafiste, se sont rapprochées dans leur opposition au gouvernement. À partir de 2011, le Hadas fait partie de la coalition d’opposition menée principalement par les tribus, particulièrement à la nouvelle loi électorale qui a conduit au boycott des deux derniers scrutins. Il a formellement apporté sa caution au « projet national de réforme » présenté conjointement en avril 2014 avec les populistes tribaux du Mouvement populaire constitutionnel (Hashd) et le mouvement de jeunes de tendance islamiste, le Mouvement civil et démocratique (Hadam), rejoints par une partie des salafistes et les anciens gauchistes du « courant progressiste » (Al-tayyar al-taqaddumi). Protégés par leur alliance avec les autres courants islamistes et les mouvements conservateurs tribaux, les Frères musulmans possèdent un réseau d’influence extrêmement solide, que ce soit dans le domaine de l’éducation (syndicats, université) ou des associations de bienfaisance, particulièrement au sein de l’organisation gouvernementale Beit al-Zakat, qui récolte l’« impôt islamique ». Pourtant, avec le procès qui s’est ouvert contre Al-Islah en mars 2014 pour avoir mêlé activités caritatives et politique, les pressions des autres pays du Golfe commencent à se faire sentir.

Oman, une faible présence

En Oman, la représentation du mouvement des Frères musulmans est ultra-minoritaire dans le paysage politique où elle ne dispose pas d’organisation légale — pas plus qu’en matière sociale. Cela tient avant tout au fait que la majorité du pays (entre 45 et 65 %) est ibadite, c’est-à-dire suit une version de l’islam qui se considère comme antérieure au schisme entre sunnites et chiites et par conséquent se positionne au delà du clivage — bien qu’en pratique la doctrine soit proche de l’école malikite sunnite. L’islamisme politique omanais possède ainsi une histoire propre, puisque les imams ibadites gouvernèrent, bien que par intermittence, l’intérieur montagneux du pays jusqu’à la réunification du sultanat côtier et de l’imamat en 1955.

S’appuyant sur une minorité de sunnites (35 à 50 %) parmi lesquels leur attrait est d’ailleurs limité, les Frères musulmans opèrent néanmoins secrètement : en 1994, le gouvernement procède à un coup de filet de plusieurs centaines de personnes impliquées dans un « complot » frériste, parmi lesquelles figurent un ancien ambassadeur à Washington, un ancien commandant de l’armée de l’air et deux hauts fonctionnaires ministériels. Enfin, leur présence se fait remarquer discrètement durant les manifestations de 2011 et 2012, notamment à Sohar et Salalah, qui ont été la réplique locale des Printemps arabes.

Qatar, non reconnus mais influents

La relation des Frères musulmans avec le Qatar est complexe : Doha apparaît comme le principal soutien de la confrérie partout ailleurs que chez lui. En effet, au Qatar, la pensée politique religieuse est traditionnellement inspirée de la doctrine wahhabite élaborée par le voisin saoudien. Mais surtout, la branche qatarienne des Frères musulmans s’est auto-dissoute au début des années 2000, en accord avec la famille royale Al-Thani. Depuis, aucune activité frériste autochtone n’a été enregistrée dans l’émirat qui, à l’étranger, apparaît comme le soutien indéfectible du courant — et ce, bien avant les révolutions arabes.

Outre le fait que la chaîne satellitaire Al-Jazira a longtemps constitué le « porte-parole » de la confrérie, le Qatar héberge et fournit une plateforme publique à de très grandes figures du mouvement, à commencer par le cheikh Youssef Al-Qaradawi et soutient financièrement les courants tunisien, égyptien et palestinien : en octobre 2012, par exemple, l’émir Hamad Al-Thani était le premier chef d’État à se rendre en visite officielle dans la bande de Gaza alors que le chef du bureau politique du Hamas, Khaled Mechaal, s’installait à Doha après avoir quitté Damas et soutenu la révolte populaire en Syrie. Les pressions exercées par l’Arabie saoudite sur le nouvel émir et la défaite des Frères musulmans en Égypte a amené le pouvoir à adopter un profil plus prudent. En septembre 2014, l’émirat a demandé à plusieurs des dirigeants de l’organisation de quitter le territoire.

Yémen : l’alliance avec les tribus

Après plusieurs décennies d’action informelle, notamment dans le secteur éducatif, l’institutionnalisation du mouvement des Frères musulmans au Yémen débute en septembre 1990 avec la constitution du parti Al-Islah, trois mois après l’unification des Yémen du Nord et du Sud et la légalisation du multipartisme. Le Rassemblement yéménite pour la réforme Al-Islah est un mouvement éminemment composite. Il se fonde dès sa création sur une alliance entre trois segments souvent distincts (mais aucunement homogènes) : des élites tribales conservatrices, des réseaux d’hommes d’affaires ainsi qu’une branche idéologique marquée par la doctrine des Frères musulmans ou qui adhère à la confrérie.

L’ancrage tribal d’Al-Islah, incarné par le président du parti, Abdallah Al-Ahmar (mort en 2007), également à la tête de la plus puissante confédération tribale du pays, a longtemps constitué pour les Frères musulmans une utile ressource. Elle a permis leur intégration dans les structures de pouvoir d’Ali Abdallah Saleh et leur a évité la répression. L’émancipation d’Al-Islah a été progressive. Elle est passée par un rapprochement au début de la décennie 2000 avec les autres mouvements d’opposition, notamment les socialistes. En 2011, dans le contexte du Printemps arabe, le parti s’est engagé pour la chute de Saleh et a intégré le gouvernement d’union nationale. Soutien du président de transition, revendiquant la légitimité révolutionnaire et jouant pleinement le jeu de la conférence de dialogue national lancée en 2013, Al-Islah reste quelque peu en retrait, sans doute échaudé par l’expérience des Frères égyptiens au pouvoir. Cette stratégie n’a pas empêché ses adversaires, au premier rang desquels les partisans de l’ancien régime mais également les soutiens de la rébellion « houthiste » issue de la minorité zaydite-chiite de dénoncer la « frérisation » rampante de l’État. En prenant Sanaa en septembre 2014, les « houthistes » ont ainsi saisi l’opportunité de marginaliser Al-Islah et ses alliés tribaux et militaires, prenant le risque de favoriser un conflit à forte dimension confessionnelle.

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