Gaza 2023

À Oman, la cause palestinienne relance la fièvre politique

Un temps pionnier du dialogue avec Israël, le sultanat d’Oman est l’un des pays de la péninsule Arabique où les critiques contre la politique de Benyamin Nétanyahou sont les plus virulentes. Cette liberté de parole sur un sujet qui fait l’unanimité n’en dissimule pas moins certaines oppositions politiques latentes. Leur expression publique confirme la politisation intense de la société, avec laquelle les autorités devront composer.

Mascate, le 20 octobre 2023. Manifestation de soutien à la population de Gaza et aux Palestiniens
Mohammed Mahjoub/AFP

Une petite foule d’hommes vêtus de dishdasha à la blancheur immaculée défilent sous un soleil de plomb. Certains ont troqué leurs masar pour des keffiehs. D’autres agitent dans l’air des drapeaux palestiniens ou des pancartes appelant à un embargo sur le pétrole : « Le pétrole arabe n’est pas plus précieux que le sang arabe », rappelle un slogan. Arrivée en face de l’ambassade américaine à Mascate, la foule s’arrête : « Par notre âme, notre sang, nous nous sacrifierons pour toi, Al-Aqsa ! », entonnent de plus belle les manifestants.

Cette scène, diffusée sur les réseaux sociaux le 18 octobre 2023, se répète dans toutes les grandes villes du sultanat d’Oman, où se multiplient les manifestations en soutien à la cause palestinienne. Depuis deux mois, à l’instar du reste du monde, les Omanais vivent au rythme de la guerre à Gaza. Les images de bombardements ont déferlé sur les écrans et éclipsé tous les autres sujets, y compris les élections récentes du Majlis Al-Choura — la chambre basse du Parlement — qui peinaient déjà, en temps ordinaire, à capter l’attention du public omanais.

Si la télévision et les journaux officiels traitent de l’actualité palestinienne avec une retenue et une parcimonie qui n’ont d’égales, en la matière, que la discrétion de la diplomatie omanaise, les réseaux sociaux, quant à eux, s’embrasent. On ne compte plus les articles, les podcasts, les vidéos, les publications Facebook, Twitter ou Instagram de citoyens s’exprimant, avec passion ou colère, sur le conflit israélo-palestinien. Tous condamnent Israël, blâment les États-Unis et méprisent les Européens, accusés d’être à la botte de l’impérialisme américain. Pourtant, sous cet unanimisme de façade, chacun joue sa partition et propose son propre cadrage du conflit israélo-palestinien.

La diplomatie entre fierté et critiques

À cet égard, la position du sultan Haytham Ben Tariq et sa diplomatie ne diffèrent pas de celle de son prédécesseur, le sultan Qabous Ben Saïd. Contrairement à certains de ses voisins golfiens ayant signé les accords d’Abraham ou projetant de le faire dans un avenir proche, Oman maintient une position constante depuis le début des années 1970 : aucune normalisation avec l’État hébreu ne sera envisagée tant que celui-ci n’accepte pas la solution à deux États sur la base des frontières de 1967 et avec Jérusalem comme capitale partagée. Cette ligne diplomatique que le sultan et son gouvernement s’efforcent de défendre à l’international fait la fierté de nombre de citoyens omanais aujourd’hui :

La position d’Oman n’a jamais changé. Le gouvernement a toujours défendu la solution à deux États et exigé le respect du droit international, comme l’a rappelé avec force l’ambassadeur omanais devant le Conseil de sécurité.

Abdallah, un jeune Omanais qui affiche publiquement son soutien à la Palestine sur son compte Instagram fait ici allusion à l’intervention prononcée le 18 octobre 2023 par Muhammad Al-Hassan, représentant d’Oman aux Nations unies. Loin du cliché dépolitisant d’un sultanat dépeint en « Suisse du Moyen-Orient », le réquisitoire implacable de ce diplomate d’ordinaire très réservé aura rappelé les violations répétées par Israël du droit international, ainsi que les « actes de violence et les bombardements aléatoires et illégaux commis contre des civils ». En exigeant un cessez-le-feu immédiat et en dénonçant, par la voix de son ambassadeur, le « double standard » des Occidentaux en matière de respect des droits humains, le gouvernement omanais aura réussi à renouer avec une partie de sa population encore échaudée par la visite de Benjamin Nétanyahou en 2018, reçu à Mascate par le sultan Qabous, ainsi que par l’annonce récente de l’ouverture de l’espace aérien omanais à l’aviation civile israélienne.

En réalité, cette visite du premier ministre israélien — qui aurait été demandée par Mahmoud Abbas lui-même — s’inscrivait pleinement dans la doctrine diplomatique omanaise concernant la question palestinienne. Oman a toujours cherché la résolution pacifique et négociée du conflit avec l’État hébreu. Les visites de Shimon Peres et de Yitzhak Rabin sur le sol omanais dans les années 1990, aussi historiques furent-elles, car étant les premières visites officielles de dirigeants israéliens dans un pays du Golfe, s’inscrivaient dans le moment de détente ouvert par les accords d’Oslo. Elles avaient permis l’ouverture de représentations commerciales en Oman et en Israël, ainsi que l’inauguration à Mascate du Middle East Desalination Research Center, un centre de recherche où collaborent jusqu’à aujourd’hui des experts arabes et israéliens. Seulement la population omanaise se montre aujourd’hui bien plus hostile envers Israël. Beaucoup demandent d’ailleurs la fermeture de ce centre, désormais protégé par la police lors des manifestations.

Les religieux en porte-à-faux

Le grand mufti du sultanat, Ahmed Al-Khalili, a quant à lui bien des difficultés à tirer son épingle du jeu. Depuis le début du conflit, et dans le prolongement de ses prises de position antérieures, notamment celle saluant la victoire des talibans sur les États-Unis, il continue de jouer une fonction tribunitienne pour les fractions les plus religieuses et conservatrices de la société. Ses interventions régulières pour féliciter la résistance palestinienne et glorifier ses martyrs apparaissent néanmoins quelque peu timorées face à des religieux qui manifestent aux cris de « Vive Abou Ubayda ! Vive Mohammed Deif ! »1, Le mufti doit en effet s’abstenir d’évoquer publiquement le Hamas ou les brigades Al-Qassam pour ne pas prêter le flanc aux accusations de défendre un islam trop politique. Il se contente donc d’en appeler à « l’unité de la oumma islamique » contre « l’ennemi sioniste » dans des vidéos teintées d’émotion où il apparaît au bord des larmes.

Ces appels œcuméniques semblent toutefois en porte-à-faux avec ses attaques répétées et à peine voilées contre les wahhabites saoudiens. Sans être nommé, c’est bien l’imam de la Grande Mosquée de La Mecque, Abdul Rahman Al-Sudais, que le mufti critique dans ses tweets. Il l’accuse de prêcher l’obéissance absolue au pouvoir et de décourager les musulmans de soutenir les Palestiniens dans leur lutte. Ce faisant, il ravive une vieille querelle doctrinale opposant les ibadites aux wahhabites, les premiers ayant toujours défendu un droit à la rébellion contre l’injustice, quand les seconds rappellent systématiquement aux croyants de « s’en remettre à leurs dirigeants et à leurs savants » et de ne pas s’immiscer dans la politique — pour citer les propos récents d’Al-Sudais à propos de la guerre en cours à Gaza.

Le ministère des affaires religieuses a lui aussi tenté de répondre à la colère des musulmans omanais en annonçant que ses imams célèbreront désormais, après chaque sermon du vendredi, « la prière aux absents », en l’honneur des martyrs de Gaza et de Cisjordanie. Accueillie favorablement, cette mesure n’en fit pas moins l’objet de critiques de la part de religieux plus radicaux qui firent valoir qu’un soutien réel pour les combattants à Gaza vaudrait mieux que des prières pour les martyrs : « Nous voulons des actes, pas des paroles », écrivait l’un d’eux sur les réseaux sociaux, catalysant dans cette formule une grande partie des demandes populaires.

Les enseignes occidentales désertées

En réalité, ni le gouvernement ni le mufti ne parviennent à dicter le ton, le registre et l’intensité des débats autour du conflit israélo-palestinien dans le pays. Les autorités, religieuses comme politiques sont à la traîne et ne font qu’entériner symboliquement une colère qui les dépasse et qu’elles tentent vainement de contenir. Le gouvernement a annulé toutes les représentations à l’Opéra royal ainsi que toutes les célébrations de la 53e fête nationale qui se sont limitées à un défilé militaire et à la levée des drapeaux du sultanat en solidarité avec le peuple palestinien. Mais rien n’y fait.

Les Omanais continuent de moquer sur les réseaux sociaux la pusillanimité des « gouvernements arabes », une critique qui pour être générale n’en épargne pas moins le gouvernement omanais. Quant aux manifestants, ils ont récemment adopté de nouveaux slogans : « La dénonciation ne suffit pas ! Le boycott ne suffit pas ! » Les MacDonald, Starbucks, Carrefour et autres enseignes occidentales sont pourtant déjà largement désertés, mais les Omanais veulent aller plus loin, comme le rappelle le jeune activiste ‘Alawi Al-Machhour qui énumère les différentes demandes populaires dans une de ses publications sur X :


1) l’arrêt des exportations de pétrole vers les pays soutenant l’entité sioniste ;
2) l’interdiction de l’espace aérien à l’aviation civile israélienne ;
3) l’expulsion des ambassadeurs soutenant l’entité sioniste ;

4) l’exclusion d’Israël du centre de recherche sur la désalinisation de l’eau.

On assiste ainsi, depuis le 7 octobre, à une véritable fièvre politique en Oman. Certes, la cause palestinienne est sur toutes les lèvres, mais c’est aussi l’histoire qui fait son grand retour : celle de la colonisation du monde par l’Occident. Le vocabulaire anti-impérialiste et anticolonialiste des années 1950-1960, un temps passé de mode, ressurgit soudain, la ferveur panarabe en moins du fait des dissensions introduites par les accords d’Abraham, mais de nouvelles armes rhétoriques en plus, notamment celle de la critique des « blancs » et de leur « double standard ». Certains intellectuels omanais réinscrivent ainsi le conflit israélo-palestinien dans l’histoire de la colonisation, en évoquant les exemples du Congo et de l’Algérie. Mais c’est surtout l’exemple des génocides des Hereros, des Amérindiens, des aborigènes et bien sûr des juifs qui permet de rappeler l’inégalité des vies humaines aux yeux des « blancs ».

La cause palestinienne demeure donc un facteur essentiel de politisation dans le monde arabe et au-delà, notamment parmi les jeunes générations. Cette politisation est d’ailleurs si forte que des diplomates américains en poste à Mascate ont récemment averti l’administration Biden : la politique américaine vis-à-vis d’Israël est « en train de nous faire perdre l’assentiment du public arabe pour une génération », révélait un câble diplomatique ayant fuité sur internet. Paradoxalement, c’est avec cette génération, désormais très politisée et qui hésite de moins en moins à critiquer publiquement les choix de ses dirigeants, que devront composer les autorités omanaises à l’avenir : « Les citoyens deviennent de plus en plus audacieux dans leurs critiques, remarque un intellectuel, et je pense qu’il sera très difficile de revenir sur ce discours dans les années à venir ». La liberté d’expression dont s’enorgueillissent aujourd’hui les Omanais quand ils se comparent à leurs voisins saoudiens ou émiriens représentera très certainement un défi pour un gouvernement dont la libéralité, du moins ces dernières semaines, aura fait la fierté des Omanais.

1Respectivement porte-parole et chef des Brigades Ezzedine al-Qassam

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