Les Kurdes sauveront-ils la démocratie en Turquie ?

Entre espoirs et interrogations · Le 7 juin prochain, les Turcs se rendront aux urnes pour élire les 550 députés siégeant à l’Assemblée nationale. Le Parti démocratique des peuples (HDP), qui représente les Kurdes mais inclut d’autres expressions politiques concentre les espoirs d’une gauche déçue par les promesses non tenues du Parti pour la justice et le développement (AKP). Et qui ne se reconnaît ni dans le vieux Parti républicain du peuple (CHP) kémaliste, ni dans l’extrême droite.

Drapeaux du Parti démocratique des peuples (HDP) dans une manifestation.
D. R., 2014.

Dans un contexte politique particulièrement polarisé et marqué par les tensions grandissantes à l’échelle régionale, la campagne électorale est largement dominée par la question kurde et son principal porte-parole, le Halklar Demokrasi Partisi, le Parti démocratique des peuples (HDP). En effet, d’aucuns considèrent les Kurdes comme la force montante du Proche-Orient, où ils apparaissent comme les meilleurs alliés dans la lutte contre l’organisation de l’État islamique (OEI). Les Kurdes ont aussi le vent en poupe en Turquie, où tous les déçus du système Erdogan voient en eux les garde-fous de la démocratie. L’objectif du HDP est de dépasser la barre des 10 % des voix à l’échelle nationale pour prétendre à une représentation au Parlement, sur laquelle comptent les démocrates pour stopper la dérive autoritaire du président Recep Tayyip Erdogan et l’instauration au forceps d’un système présidentiel fort. Ainsi donc, ce sont aussi bien des facteurs internes que régionaux qui enveniment les enjeux des élections à venir.

Sur le plan national, ces élections se préparent dans un climat politique tendu. Le président semble avoir sciemment, par stratégie électorale, polarisé la société. Critiqué de toutes parts pour sa politique autoritaire et une gestion économique certes pourvoyeuse de croissance mais non dépourvue de pratiques corruptives, Recep Tayyip Erdogan n’en entend pas moins emmener son Parti pour la justice et le développement, l’AKP, vers une cinquième victoire consécutive, après celles de 2002, 2007 et 2011 où il a littéralement pulvérisé ses forces politiques rivales. Une nouvelle large victoire permettrait l’instauration d’une nouvelle Constitution qui transformerait l’actuel système parlementaire en un régime présidentiel fort pour lequel il n’a jamais caché sa préférence.

Or, pour être en mesure d’adopter un nouveau texte par vote simple, l’AKP doit obtenir la majorité qualifiée des deux tiers au Parlement, soit 367 députés. À défaut, il lui faudra obtenir au moins une majorité des 3/5, soit 330 sièges, pour gouverner seul le pays sans avoir à former de coalition et tenter de faire adopter une nouvelle Constitution, non plus par vote simple mais par voie référendaire. Opposés au rêve présidentiel d’Erdogan, les deux partis d’opposition présents au Parlement, le Parti républicain du peuple (CHP)1 et le Parti du mouvement nationaliste (MHP)2 ne constituent pas une barrière suffisante pour endiguer la déferlante AKP. Si bien que l’entrée sur scène des Kurdes, organisés en cette nouvelle force politique, le HDP, paraît indispensable pour empêcher que ne se réalise un tel scénario.

Un rêve hégémonique

Le climat régional n’est pas moins crispé et délétère pour une politique étrangère turque complètement en panne depuis 2012. Quand ont éclaté les premiers printemps arabes, forte de sa croissance et de sa stabilité politique, la Turquie a été érigée en modèle de développement démocratique libéral pour les régimes arabes en transition. L’AKP et Erdogan jouissaient alors d’un prestige régional et international inégalé, tant auprès des populations en révolte que des classes dirigeantes arabes ou des chancelleries occidentales. Mais depuis, les choix politiques et stratégiques cornéliens auxquels la diplomatie d’Erdogan a eu à faire face dans les crises régionales, notamment en Syrie et en Égypte, ont engouffré la Turquie tout entière dans un isolement quasi total dont elle n’est pas près de sortir sans se renier, en tout cas partiellement.

Dans ce contexte national et régional particulièrement défavorable, Erdogan et un AKP plus contraint que convaincu de le suivre dans sa dérive autoritaire entendent gagner ces élections et entrer dans l’histoire comme la formation politique au pouvoir à laquelle on devra les plus profondes transformations de la République turque moderne depuis Mustafa Kemal Atatürk. Toutefois, le président Erdogan doit compter avec un autre obstacle, autrement plus redoutable : la montée en puissance du HDP qui, par son discours moderne et inclusif, semble incarner l’espoir d’une Turquie nouvelle, plurielle, plus démocratique et libérée de l’hégémonie du système AKP.

Dépasser l’identité ethnique

Le premier atout de ce parti est d’avoir su dépasser son identité originelle de formation politique exclusivement pro-kurde. Issu en effet du Baris ve Demokrasi Partisi, Parti de la Paix et de la Démocratie (BDP)3 dont le programme et le discours se focalisaient sur la question kurde — avec un fort ancrage dans les provinces à majorité kurde et quasiment absent à l’ouest — le BDP s’est transformé en HDP, ouvert à toutes les forces démocratiques du pays. Menant désormais campagne dans tout le pays, le très dynamique HDP souligne certes l’urgence de trouver une solution au problème kurde, mais il s’intéresse également au sort des autres segments de la société et a inclus tous les groupes minoritaires du fait de leur spécificité ou de leurs revendications ethniques culturelles, religieuses ou sexuelles.

Le deuxième atout de ce parti – et non des moindres — est la personnalité de son leader, Selahettin Demirtas. Jeune et dynamique, cet excellent orateur, à la voix de stentor et talentueux joueur de saz a su séduire un large pan de l’électorat, au-dessus de tout clivage turc-kurde et sunnite-alévi. Et ce personnage au verbe franc et fort a déclaré publiquement que son parti ferait tout pour empêcher Recep Tayyip Erdogan de devenir un président hégémonique.

Grâce à cette nouvelle identité ouverte à toutes les forces démocratiques et à son leader charismatique, le HDP est en passe de réussir son pari et de conquérir le cœur — et peut-être les voix — de toute la gauche turque, libérale et démocratique. Déçue et inquiétée par la dérive autoritaire d’Erdogan, ne se reconnaissant pas dans le discours d’un CHP toujours calcifié et incapable de se reconstruire autour d’un nouveau projet de société, et encore moins attirée par le discours nationaliste du MHP, troisième force politique du pays, la gauche turque se tourne aujourd’hui largement vers le HDP. L’éditorialiste bien connu Cengiz Çandar symbolise à lui seul la reconversion de cette gauche turque. Il avait soutenu Erdogan et l’AKP du temps où ils étaient porteurs d’espoir au début de la décennie 2000. Jusqu’au jour où, pour lui comme pour bon nombre d’intellectuels de gauche, la manière dont l’AKP a réprimé les mouvements de protestation du parc Gezi, ce remarquable élan populaire de revendications démocratiques, a constitué un point de rupture dans leur relation avec le parti au pouvoir. Amère d’avoir été dupée par un gouvernement qui n’a pas tenu ses promesses, la classe intellectuelle turque de gauche place désormais tous ses espoirs dans le HDP dont elle ne cesse de vanter les vertus. Pour autant, le HDP est-il une force politique sincèrement démocratique, et dans quelle mesure peut-il rendre service à la démocratie turque ?

Le discours à l’épreuve des faits

Chaque analyse et réflexion sur la compatibilité du monde musulman avec la démocratie nous ramène invariablement à l’ouvrage de Ghassan Salamé, Démocraties sans démocrates4, qui date d’il y a une vingtaine d’années mais dont la pertinence demeure. L’auteur met en effet en lumière le déphasage entre l’idéal démocratique et son instrumentalisation dans le discours des élites politiques dans le monde arabe. La réflexion s’applique à la Turquie et ses démocrates, qu’ils soient turcs, kurdes, libéraux ou islamistes.

Sans douter des intentions du HDP, on ne peut que l’analyser à l’aune du système politique dont il fait partie. Ainsi, son discours, comme celui du camp politique kurde dans son ensemble, s’inscrivent-ils dans la lignée des meilleurs défenseurs de la démocratie en Turquie, comme Erdogan et l’AKP quinze ans avant lui. À l’époque marginalisés et exclus du système, les islamistes modérés de l’AKP avaient fait du discours sur la démocratie un instrument de mobilisation efficace — un « véhicule » selon l’expression même d’Erdogan — pour parvenir au pouvoir. Devenus depuis maîtres du pays, les islamistes ont tenu une partie de leurs promesses. Ils ont muselé l’armée, libéralisé l’économie et fait progresser la démocratie, avant de la prendre en otage depuis qu’ils sont eux-mêmes menacés dans leur maintien au pouvoir. En réprimant l’expression du pluralisme, en refusant l’alternance, ils portent une grave atteinte aux principes mêmes qu’ils avaient promis de défendre.

À bien des égards, la situation des Kurdes dans la Turquie d’aujourd’hui, et de manière plus frappante l’alliance entre la gauche libérale du pays et le HDP, est évocatrice de celle qui avait été scellée entre la même gauche avec les islamistes qui avaient eux instrumentalisé le discours démocratique pour sortir de leur marginalité. La comparaison est légitime et le risque existe qu’une fois siégeant à l’Assemblée, le HDP oublie ses promesses démocratiques élargies au plus grand nombre au-delà de la seule minorité kurde. Cependant, une différence fondamentale oppose la stratégie des islamistes de l’AKP dans les années 1990 à celle des Kurdes en Turquie à l’heure actuelle : le camp kurde peut espérer tout au plus entrer au Parlement, mais il ne peut prétendre seul à la conquête du pouvoir.

Au final, l’enjeu essentiel des élections du 7 juin sera de voir si le HDP parvient ou non à être représenté au Parlement. Une éventualité qui chamboulerait considérablement le paysage politique. Force politique plurielle, le HDP n’est bien sûr pas une garantie pour une authentique et rapide démocratisation de la Turquie mais elle y contribuerait considérablement, ne serait-ce qu’en mettant des limites au pouvoir personnel d’Erdogan qui, adepte d’une démocratie majoritaire, ne comprend que le langage des urnes. Une gifle électorale infligée par une partie de son électorat de base constituerait un signal fort d’appel à la modération du pouvoir et à la raison. Ce serait déjà en soi la preuve que le peuple a atteint une certaine maturité politique. Il appartiendra alors à Erdogan d’entendre la voix des urnes pour ne pas décevoir l’élan démocratique en cours.

1Cumhuriyet Halk Partisi, fondé par Mustafa Kemal Atatürk, laïc mais largement coupé des réalités de l’Anatolie profonde.

2Milliyetçi Hareket Partisi, parti de droite dure et nationaliste.

3Le BDP a été conçu pour faire avancer la cause kurde, et servir de fait d’outil de communication et d’échanges entre le système parlementaire turc et le camp kurde illégal, la guérilla basée dans les monts Kandil en Irak et Abdullah Öcalan, chef historique du PKK en prison.

4Ghassan Salamé (dir.), Démocraties sans démocrates : Politiques d’ouverture dans le monde arabe et islamique, Paris, Farad, 1994. — 452 p.

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