La péninsule Arabique bouleversée par les convoitises saoudiennes

Enlisement de la crise du Qatar · Jusqu’ici, l’offensive politique et économique menée contre le Qatar par une coalition sous direction saoudienne n’a pas réussi. Le Qatar ne s’est pas plié à ses exigences. Pourtant, cette crise est de mauvais augure pour l’avenir de la péninsule Arabique. Un avenir où dominerait non pas l’Iran, mais une Arabie saoudite animée par un nouveau désir d’hégémonie.

19 avril 2016. — Le vice-prince héritier Mohammed Ben Salman rencontre le secrétaire de la Défense américain Ash Carter qui vient participer à une réunion du Conseil de coopération du Golfe.
Sgt Adrian Cadiz/Secrétariat de la défense (États-Unis).

L’Arabie saoudite est maintenant le leader de facto d’un bloc contre-révolutionnaire — on pourrait même dire « contre-évolutionnaire » — dont l’objectif est d’étouffer toute relance du processus de changements de régime du printemps arabe de 2011. Au cours de cette année, quatre régimes autocratiques, la Tunisie, l’Égypte, la Libye et le Yémen avaient mordu la poussière, et la Syrie avait failli connaître le même sort.

Le plus dérangeant, c’est que l’Arabie saoudite paraît engagée sur le long terme dans un processus d’expansion de son autorité, et finalement de sa souveraineté sur toute la péninsule Arabique, dans le cadre d’une sorte de « destinée manifeste »1 wahhabite. L’Arabie saoudite est le principal promoteur d’une interprétation wahhabite-salafiste de l’islam, étroite et intolérante, du Royaume-Uni à L’Indonésie en passant par l’Afrique du Sud. Riyad ne soutient pas le terrorisme en tant que tel, mais finance des écoles et des mosquées où on le justifie. L’expansion territoriale de la domination saoudienne dans la péninsule ne ferait qu’aggraver ce problème.

La politique des pays du Golfe est caractérisée par une vision conservatrice des mœurs sociales et par des régimes autocratiques prudents, qui détestent toute forme de radicalisme politique, au moins chez eux. De loin le plus grand de ces pays, l’Arabie saoudite cherche depuis longtemps à étendre sa domination sur les États et les petits émirats qui ceinturent les côtes de la péninsule : Oman au Sud, la fédération des Émirats arabes unis (EAU) au nord, le royaume de Bhareïn à seulement quelques kilomètres des côtes saoudiennes, et la péninsule exiguë du Qatar, reliée au territoire saoudien. Le Koweït, au sommet du Golfe, appartient en principe à cet ensemble par son adhésion au Conseil de coopération du Golfe (CCG), mais il a réussi à maintenir ses distances avec Riyad. Au sud-ouest le Yémen, pays pauvre doté d’une culture politique très vivante se bat depuis des siècles contre la domination saoudienne et continue à le faire.

Mohammed Ben Salman, prince impétueux

Mais les données ont récemment changé. En Arabie saoudite, la chorégraphie aristocratique du système de succession a été récemment bousculée par un jeune prince impétueux, Mohammed Ben Salman, qui a sauté la file d’attente générationnelle pour devenir prince héritier et qui succédera bientôt à son père, en mauvaise santé. Avant même de devenir roi, il a publiquement annoncé son projet, qui consiste à sevrer l’économie saoudienne de sa dépendance totale au pétrole, à relâcher modérément certaines règles religieuses pesant sur la vie quotidienne, et à instaurer une nouvelle éthique du travail. Ces objectifs louables sont peu susceptibles d’être atteints. Plus important, le prince héritier a adopté une politique étrangère agressive peu dans les habitudes du royaume, abandonnant sa traditionnelle diplomatie tranquille et informelle pour un aventurisme inconsidéré, très actif et orienté vers l’action militaire. Les États du Golfe feraient bien d’en prendre note.

Première preuve de ce changement des règles du jeu : la guerre lancée par Mohammed Ben Salman en 2015 contre le Yémen voisin, dans le sud-ouest de la péninsule, sous le prétexte de contrer la dangereuse influence iranienne. En réalité, Riyad a toujours détesté l’indépendance d’esprit du Yémen, en particulier son Parlement élu (au moins dans la forme), institution exécrée par les Saoudiens. Le Yémen est actuellement victime d’une brutale offensive militaire du royaume et des EAU avec le soutien des États-Unis, qui cause d’innombrables morts, destructions et maladies.

La « menace » iranienne

Le CCG a été créé en 1981 sous leadership saoudien pour produire une politique régionale et pétrolière dans la péninsule Arabique. Ces États se sont lourdement armés grâce à des fabricants d’armes toujours plus présents, américains et parfois français et russes. Jusqu’ici toutefois, ces armes rutilantes ont surtout servi d’arrhes et de dépôts de garantie pour s’assurer que les États occidentaux viendraient à leur secours en cas de crise. Mais quel genre de crise ? Externe ? Venue d’Israël ? De la Russie ? De l’Iran ? Ou bien s’agit-il de protection en cas de soulèvements internes ? Cette question délicate reste fort diplomatiquement sans réponse. Mais depuis la révolution iranienne de 1979, le royaume désigne ostensiblement l’Iran (et l’islam chiite) comme la plus grande menace contre la sécurité du Golfe. Pourtant ce pays n’a jamais envahi le territoire du CCG, à l’exception de trois îlots du Golfe ravis par le chah aux actuels Émirats arabes unis il y a un demi-siècle. Et au Yémen, l’Iran ne fournit qu’un soutien modeste et indirect contre les forces dirigées par l’Arabie saoudite.

En termes d’équipements militaires, avec ses armes occidentales flambant neuves, la coalition saoudienne domine largement dans le Golfe. Mais l’Iran possède une identité culturelle et une colonne vertébrale puissantes qui lui donnent la confiance, l’audace et la volonté de défier politiquement les monarchies du Golfe, notamment en appelant depuis longtemps à plus de démocratie, à la fin des royautés et à plus de justice dans le traitement des minorités chiites opprimées (au Bahreïn, sous la férule des dirigeants sunnites, les chiites sont une majorité opprimée).

Riyad peut bien dénoncer bruyamment l’Iran et le chiisme comme les plus grandes menaces pesant sur le Golfe, les « petits » dirigeants ont bien plus de raisons de se méfier des ambitions du royaume sous son futur roi. C’est pourquoi, craignant l’érosion de leur souveraineté, la plupart ont toujours montré quelque réticence à valider les projets saoudiens de direction militaire centralisée dans le Golfe.

Les enjeux de la crise qatarie

Pour les petites monarchies, la crise qatarie fait monter les enjeux comme jamais auparavant. L’ultimatum insultant adressé au Qatar en juin 2017 par les Saoudiens et les Émiratis appelait en fait Doha à abandonner toute prétention de souveraineté, en alignant sa politique étrangère sur les diktats saoudiens, au risque de graves conséquences. Cet ultimatum a déjà engendré des sanctions dévastatrices pour le Qatar. L’agressivité vindicative contre l’émirat nous éclaire sur le possible nouvel ordre géopolitique dans la péninsule.

— Le Koweït, démocratie partielle, pays du Golfe le plus éloigné de Riyad est aussi celui qui maintient le mieux son indépendance vis-à-vis du royaume. Il entretient des relations anciennes et un peu nerveuses avec l’Iran et l’Irak, ces deux États exerçant chacun au Koweït sa part d’influence, indépendamment l’un de l’autre. Pour conserver sa souveraineté, le Koweït doit maintenir un équilibre constant entre l’Iran, l’Irak et l’Arabie saoudite. Sans surprise, il ne s’est pas engagé dans la cabale contre le Qatar.

— Situé à quelques kilomètres des côtes saoudiennes, Bahreïn est déjà de facto sous contrôle total saoudien. Les troupes saoudiennes présentes sur son territoire sauvent la mise à un régime sunnite minoritaire en grande difficulté.

— Oman, État plus vaste sur la côte sud de la péninsule est culturellement et historiquement assez distinct des monarchies du désert de la région. Il règne sur un peuple de marins arabes qui a noué depuis longtemps des liens avec l’archipel indonésien et la côte est de l’Afrique. Au fil des années, Oman a pris discrètement, mais fermement une bonne distance vis-à-vis des ambitions hégémoniques de Riyad.

— Le Yémen est de tous les États de la péninsule le plus original. Une nation montagneuse forte mais extrêmement pauvre, sans pétrole, mais avec un sens très vif de son identité culturelle et de sa vieille culture historique, qui lui servent de rempart contre toute domination extérieure. Le Yémen ne sera sans doute pas avalé par quelque forme de futur méga-État que ce soit, établi sur la péninsule. Les efforts de l’Arabie saoudite pour domestiquer l’indépendance yéménite depuis un demi-siècle n’ont abouti à rien. Aujourd’hui la guerre brutale contre le Yémen, cette fois sous le prétexte de contenir la « menace iranienne » est en train de détruire le pays et son peuple à travers la famine et la maladie. Mais cette entreprise reste malgré tout un échec majeur pour Mohammed Ben Salman.

Vers une hégémonie saoudienne dans le Golfe ?

La plupart des émirats côtiers se sont montrés dans le passé déférents vis-à-vis des choix saoudiens, et ils ont généralement accepté les décisions politiques du CCG inspirées par Riyad. Mais les petits États du Golfe connaissent aussi leur propre histoire : les forces bédouines wahhabites ont eu une tendance historique à l’expansion vers le nord le long du Golfe, jusqu’au sud de l’Irak en 1801, et plus tard, après la première guerre mondiale, vers la mer Rouge, jusqu’au Koweït et à la Jordanie actuels. Il faut utiliser prudemment le concept de déterminisme historique, mais on n’est pas loin de la vérité quand on parle d’une « destinée manifeste » wahhabite-saoudienne, une ambition de contrôler la péninsule tout entière, sur le plan territorial et idéologique. L’Arabie saoudite a la richesse et les armements qui le lui permettent. Il lui a juste manqué une volonté impériale sous les règnes de monarques prudents au cours des décennies précédentes, mais c’est en train de changer avec le futur roi.

Seuls deux obstacles pourraient bloquer l’expansionnisme saoudien et l’annexion des petits émirats du Golfe. En premier, un soulèvement de l’opinion mondiale contre la violation massive du droit international que représenteraient de telles annexions. Deuxièmement, les autres grands États de la région — l’Irak, l’Iran et la Turquie — auraient intérêt à bloquer les ambitions saoudiennes. Quant à l’Égypte, elle devrait elle aussi, normalement, s’opposer à une entreprise saoudienne de cet ordre, mais elle est maintenant si désespérément pauvre et gouvernée de façon si incompétente qu’elle pourrait bien se contenter d’assister en spectatrice à une conquête territoriale, pourvu qu’on mette suffisamment d’argent sur la table.

La plupart des émirats du Golfe sont également vulnérables sur le plan démographique. Leurs populations autochtones sont numériquement très faibles, 85 % environ de leurs résidents étant des expatriés, cadres et techniciens occidentaux ou employés et travailleurs arabes et d’Asie du Sud. Considérons simplement le nom d’un futur État post-monarchique dans l’Arabie « saoudite » d’aujourd’hui : Saoud étant le nom de la famille régnante, c’est le seul pays du monde à porter le nom de son dirigeant. Deviendra-t-elle finalement la République islamique d’Arabie ? Quelle sorte de politique un tel État sous direction wahhabite, armé et animé d’ambitions nouvelles, projetterait-il sur la péninsule Arabique ?

Ces réflexions sont bien entendu hypothétiques. Mais les événements s’accélèrent dans la région. Les avancées vers une hégémonie saoudienne de facto sur la péninsule sont maintenant concrètes. Elles rendent ces spéculations bien plus crédibles que ne l’admettent les autres monarchies du Golfe.

1Le Manifest Destiny était une idéologie selon laquelle la nation américaine avait pour mission divine de répandre la démocratie et la civilisation vers l’Ouest. Elle était défendue par les républicains-démocrates aux États-Unis dans les années 1840, plus particulièrement par les « faucons » sous la présidence de James Polk (Wikipedia).

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