Proche-Orient

Drogue. Tout au long de l’histoire, un trafic au profit des dominants

De l’herbe d’Égypte au pavot d’Afghanistan, le Proche-Orient est depuis longtemps une terre de culture de plantes destinées à la production de drogues de toutes natures. Dans un récit historique plein de saveurs, Jean-Pierre Filiu raconte l’essor de trafics très rentables pour les dirigeants de pays producteurs, qui ont toujours cherché à les contrôler de près.

Incision du pavot pour la production d’opium
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La « cocaïne du pauvre » est devenue un enjeu diplomatique de premier plan au Proche-Orient. Le 7 mai 2023, la Ligue arabe a réintégré la Syrie, exclue en 2011 de l’organisation. L’une des conditions posées par les pays du Golfe et la Jordanie était l’arrêt de la production par la Syrie du Captagon, drogue de synthèse aux effets puissants répandue parmi la jeunesse, à tel point que ces États la considèrent comme une question de sûreté nationale.

Leurs dirigeants en ont la certitude : ce trafic, estimé à plusieurs milliards de dollars, est détenu par le clan Assad et contribue de façon importante au financement du régime. Rien de nouveau dans la longue histoire du Proche-Orient, en réalité. Le cas syrien n’est que le dernier chapitre d’une longue « histoire de drogue, de pouvoir et de société » dans la région, affirme l’historien Jean-Pierre Filiu dans un livre très documenté. La Syrie y fait l’objet d’un chapitre qui remet en place quelques clichés, à commencer par celui qui ferait du Captagon la « drogue des djihadistes », expliquant à elle seule leur férocité. Le Captagon est plutôt utilisé pour rester éveillé sur les lignes de front, pratique commune aux combattants de tous les côtés. Et si l’organisation de l’Etat islamique (OEI) a pu tirer quelques revenus du trafic, ils viennent bien après la taxation des populations, l’exploitation du pétrole et même la contrebande d’antiquités, dit l’auteur. L’OEI exporte sa drogue par les mêmes réseaux qui lui permettent d’écouler son pétrole au marché noir vers le Liban et la Turquie, avec la complicité du régime syrien.

La famille Assad gère le Captagon

Quand le pseudo califat est démantelé en 2019, le trafic de Captagon ne cesse pas, bien au contraire. Les pilules sont exportées par millions via l’aéroport de Beyrouth ou le port syrien de Lattaquié vers l’Europe ou les pays du Golfe. En Syrie, affirme Jean-Pierre Filiu, la production et le trafic sont gérés par le frère du président, le général Maher Al-Assad, commandant de la quatrième division, qu’il utilise pour protéger les laboratoires de fabrication et faciliter le transport des cachets.

Retour vers le passé : avant le Captagon, le haschich et l’opium sont largement consommés dans l’empire ottoman et la Perse, d’autant plus que le Coran n’en dit rien. Au XVIe siècle, « une addiction de masse » émerge en Perse, selon Filiu, malgré quelques campagnes de prohibition qui échouent régulièrement. Au XVIIe siècle, un voyageur français, Jean-Baptiste Tavernier, estime « malaisé de trouver en Perse quelqu’un qui ne se soit adonné à l’opium ».

Les États y voient vite une source de revenus et un instrument politique. On connaît les « guerres de l’opium » menées par l’empire britannique en Chine à deux reprises en 1839 puis en 1856 (cette fois avec l’aide de la France) contre le gouvernement chinois qui veut interdire l’entrée de la drogue sur son territoire. On sait moins que ces conflits ne sont pas seulement une affaire anglo-chinoise. Ils deviennent « l’un des puissants moteurs » d’une « mondialisation du début du XIXe siècle », écrit Jean-Pierre Filiu. Comment le gouvernement britannique organise-t-il la production ? Dans les territoires indiens qu’il contrôle, bien sûr. Mais cela ne suffit pas, les besoins chinois sont énormes ; très vite, les empires ottoman et perse se mettent à l’exportation. Des bateaux américains viennent charger la drogue dans le port ottoman de Smyrne (aujourd’hui Izmir). La demande d’opium anatolien stimulée par les besoins en morphine de l’industrie pharmaceutique européenne est telle que le gouvernement instaure en 1828… un monopole d’État sur son exportation. Londres ne l’entend pas de cette oreille et menace la Sublime Porte, qui cède et autorise le libre accès des compagnies britanniques à sa production. On est en 1839, l’année même du déclenchement de la première guerre de l’opium…

Le carburant de l’industrie pharmaceutique

Conséquence, l’empire ottoman devient le premier exportateur au Proche-Orient, dont la moitié de la production s’en va vers les États-Unis et l’Europe à destination de l’industrie pharmaceutique, mais aussi des fumeurs récréatifs, la consommation n’étant pas encore réellement réprimée. Ces incertitudes prennent fin avec une Convention internationale sur l’opium signée à La Haye en janvier 1912, qui règlemente strictement son usage et celui de ses dérivés en le réservant aux besoins thérapeutiques.

Est-ce la fin de la manipulation des drogues par les États et les gouvernements ? Non, bien sûr. Au début du XXe siècle, les Égyptiens fument en grande quantité le haschich produit dans la plaine libanaise de la Bekaa… par des ministres d’un gouvernement sous mandat de la France, qui n’arrive pas à éradiquer cette culture rémunératrice. Quant à la Turquie, succédant à l’empire ottoman, elle hérite de son énorme production d’opium anatolien. Mustapha Kemal en fait un instrument de souveraineté. Il refuse de brider la culture du pavot. Des laboratoires de morphine et d’héroïne opèrent avec des chimistes étrangers, nourrissant des réseaux criminels internationaux. Il faudra attendre 1931 pour que la Turquie, cédant aux pressions des États-Unis, s’attaque aux réseaux, signe les conventions internationales et régisse la production, dédiée à la pharmacie. Tout en négociant un quota à la mesure de son rang.

Ce n’est pourtant pas la fin du trafic illégal, loin de là : les laboratoires d’héroïne continuent de fonctionner à Istanbul, cette fois aux mains de gangsters locaux qui remplacent les empoisonneurs étrangers. Corruption et échange d’informations avec la police assurent aux gangs une certaine impunité. C’est la grande époque de l’alliance des trafiquants turcs avec le milieu marseillais, la French Connection des années 1960. Les États-Unis, où s’écoule une grande partie de l’héroïne turque, font pression sur Ankara. Qui consent seulement en 1970 de réduire de douze à sept le nombre de provinces autorisées à produire de l’opium.

Quand la gauche interdit l’opium en Iran

L’histoire de l’implication de l’État dans la production et le commerce de l’opium et de ses dérivés est tout aussi complexe en Perse, et se poursuit quand elle devient l’Iran. À la différence de la Turquie, l’addiction y est massive. Tout le monde fume, y compris, de son propre aveu, Reza Shah, fondateur de la dynastie Pahlavi et empereur de 1925 à 1941. Au Parlement, une salle est réservée aux députés opiomanes. L’opium est cultivé et exporté par l’État, nourrissant, là encore, un trafic vers les États-Unis dans les années 1940.

C’est le premier ministre de gauche Mohammed Mossadegh, l’auteur de la nationalisation du pétrole, qui fait voter en 1952 une loi interdisant la consommation d’opium (et d’alcool). Mossadegh est renversé en 1953 par la CIA. « Les États-Unis décident de faire de l’Iran la vitrine proche-orientale, non seulement du refoulement de l’influence communiste, mais aussi de la prohibition des stupéfiants », écrit Filiu. La loi interdit la culture du pavot et la possession d’opium. Mais le pouvoir iranien comprend bien qu’il peut se permettre bien des choses à l’ombre du parapluie américain. Dès les années 1950, quand un général proche de la reine Soraya est mis en cause, suivi par l’ancien époux de la sœur jumelle du shah, la princesse Ashraf, puis par la princesse elle-même, dans l’avion de laquelle la police suisse découvre en 1961 plusieurs kilos d’héroïne. La pression des producteurs est également forte. En 1969, le shah leur cède et légalise de nouveau la culture du pavot et la production d’opium. Sous le contrôle de l’État…

La vague de l’héroïne sera suivie par celle de la méthamphétamine, comme on le voit dans le film La loi de Téhéran du cinéaste iranien Saeed Roustayi (2019). En 1979, la République islamique interdit la culture du pavot, mais doit faire face aux importations en grande quantité du Pakistan et d’Afghanistan. Ce combat-là n’échappe pas non plus à l’instrumentalisation politique. Certes, devant l’ampleur de la catastrophe, le pouvoir finit par faire la différence entre les consommateurs, qu’il faut traiter comme des patients à soigner, et les trafiquants, qu’il condamne à la pendaison. Mais l’accusation de « trafic de drogue » sert aussi à envoyer à l’échafaud toutes sortes d’opposants, baloutches ou kurdes par exemple.

La campagne limitée des talibans

À l’extérieur, ce sont les États-Unis qui manipulent le drame des millions de toxicomanes iraniens. En 2015, le traité sur le nucléaire ne s’accompagne d’aucune coopération dans la lutte contre la drogue venue d’Afghanistan, où les troupes américaines sont présentes. Et quand Donald Trump arrive au pouvoir, il accuse Téhéran de financer ses activités terroristes par le trafic de drogue.

Les États-Unis ne se privent d’ailleurs pas, en Afghanistan, d’utiliser le pavot comme levier d’influence. Dans les années 1990, c’est avec les Américains que des chefs de guerre négocient une réduction de sa culture. Et sous le règne des talibans, le mollah Omar lance en 2000 une authentique offensive contre la drogue, « seule prohibition efficace de toute l’histoire de l’Afghanistan », écrit Jean-Pierre Filiu. Elle est ignorée par George Bush, pour des raisons purement politiques. Depuis, de la chute du pouvoir taliban en occupation américaine puis en retour des talibans, la culture du pavot n’a cessé de progresser. En 2022, le pouvoir taliban actuel négocie la libération d’un baron de la drogue afghan, condamné à perpétuité aux États-Unis, contre un otage américain. En réalité, conclut Filiu, Washington ne fait pas une priorité de la lutte contre l’opium afghan, dont les débouchés se trouvent surtout en Europe, et les talibans le savent.

Même instrumentalisation géopolitique, au fil des ans, des stupéfiants par la Turquie, autre gros producteur. En 1971, « Ankara négocie âprement avec Washington 35 millions de dollars d’aide exceptionnelle » pour interdire la culture du pavot (qui était légale)… avant de l’autoriser de nouveau en 1974. Erdogan, au début des années 2000, lance une guerre contre toutes les formes de stupéfiants. Mais pas une guerre totale : de gros trafiquants sont arrêtés puis libérés, car ils sont liés au Parti d’action nationaliste (MHP) d’extrême droite, dont le président turc a besoin dans son combat contre les Kurdes. Drogue et pouvoir restent inséparables dans le « stupéfiant Proche-Orient ».

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