Abstention et désaveu, armes des électeurs en Iran

Abstention record, votes nuls, sanction de certains candidats appartenant aux cercles influents habituels : les élections législatives en Iran ont été marquées par le mécontentement de la population. Certes, les conservateurs et ultra-conservateurs maintiennent leur domination, mais la pression sociale s’intensifie.

Téhéran, le 28 février 2024. Une femme marche devant un mur portant des affiches électorales en prévision des élections législatives.
ATTA KENARE/AFP

Premières élections après le vaste mouvement de contestation de 2022-2023, les législatives se sont déroulées le 1er mars dans le but de renouveler les 290 députés pour un mandat de quatre ans (lire l’encadré) ainsi que les 88 membres de l’Assemblée des experts, élus pour huit ans. Ces derniers ont le pouvoir de superviser, mais aussi — en théorie — de révoquer le guide suprême (valy e-faghih). Bien que cette possibilité n’ait jamais été utilisée, l’âge avancé du guide suprême actuel (84 ans), l’ayatollah Ali Khamenei, après plus de trente ans au pouvoir, pourrait lui conférer une importance particulière.

Avant la consultation, le pouvoir et le Conseil des gardiens de la révolution, chargés de valider (ou pas) les candidats, avaient pris soin d’en disqualifier plus de la moitié, tous ou presque parmi les indépendants, les « modérés » et les « réformateurs », réduits à la portion congrue. « Ces élections [sont] dénuées de sens, sans compétition, et inefficaces », a déclaré ainsi Mohammad Khatami, ancien président de la République islamique (1997-2005) qui n’a pas participé au vote, sans avoir appelé au boycott.

En outre, pour être éligible au Parlement (Majlis), un niveau d’études universitaires de bac plus cinq est requis, excluant ainsi les classes populaires, en particulier les ouvriers qui constituent plus d’un quart de l’électorat. Au total, la majorité des 15 200 candidats autorisés, dont 1 713 femmes (11,2 % du total, deux fois plus qu’en 2020), appartenaient au camp majoritaire. Les listes étaient composées de quelques « caïds » (chefs influents suivis de noms souvent inconnus), et la campagne électorale s’est avérée courte – seulement dix jours.

Pas étonnant que, sans concurrent, les conservateurs et les ultra-conservateurs, parfois en rivalité, maintiennent leur domination au Parlement. Leur influence s’exerce également à la présidence de la République depuis 2021 ainsi qu’au pouvoir judiciaire. Ils consolident ainsi leur emprise sur toutes les instances nationales.

Abstention et votes nuls

Cependant, les Iraniens ont utilisé l’une des seules armes à leur disposition : rester à la maison. Comme le montre le tableau ci-dessous, le taux de participation ne dépasse pas les 41 %, le niveau le plus faible jamais atteint depuis la révolution de 19791.

Le cas de Téhéran est à la fois atypique et symbolique. Deux chiffres officiels de participation ont été successivement donnés : 24 % (en baisse de deux points par rapport à 2020), puis 34 % (en hausse de huit points). S’il est exact, ce dernier chiffre reflète, en réalité, une forte augmentation des votes nuls, considérés par une partie de l’électorat comme un moyen d’expression. Depuis 2020, le résultat de ces votes n’est plus rendu public.

Mais le décompte des voix à Téhéran, où trente sièges étaient à pourvoir, suggère qu’ils sont importants. Ainsi, celui qui a reçu le plus de suffrages dans la circonscription en a recueilli 597 770 contre 1 265 000 au premier député élu en 2020, soit deux fois moins. À l’exception des 14 premiers élus, 32 autres candidats aux sièges restants n’ont pas atteint le seuil requis des 20 % des voix exprimées. Ils vont devoir affronter un deuxième tour pour accéder au Majlis. Cela révèle que, d’une part, les voix se sont dispersées sur plusieurs candidats de différentes listes, au gré de leurs appréciations des personnes elles-mêmes et que, d’autre part, les votes nuls ont pesé. Certains les estiment à environ 20 % des voix.

À l’échelle du pays, on constate que l’abstention est forte, particulièrement dans les endroits où les couches populaires subissent la crise de plein fouet : 70 % dans la province d’Alborz, à l’est de Téhéran où habitent les familles qui n’arrivent pas à payer les loyers élevés de la capitale, ainsi qu’au Balouchistan, à l’est du pays, où les récents mouvements de contestation ont été durement réprimés. Deux exemples parmi tant d’autres.

Sanction des corrompus

Outre le faible niveau de participation, il est intéressant de noter que certains candidats appartenant aux cercles influents habituels, les « caïds » et les « gros poissons », ont été écartés. Ceux qui ont mis un bulletin dans l’urne ont clairement sanctionné les élus associés à la corruption ou à la répression, en optant pour des candidats relativement méconnus. Symbole de ce changement, Mohammad Bagher Ghalibaf, actuel président du Parlement, qui avait remporté l’élection avec 1 265 287 voix en 2020, n’en totalise aujourd’hui que 447 905, soit près de trois fois moins. On pourrait aussi citer le cas de Mohammad Bagher Nobakht qui n’a pas réussi à remporter les suffrages de la population de Racht (ville au nord du pays) malgré son long parcours politique. Issu de la faction des modérés, il a été l’un des pionniers du libéralisme aux côtés de feu Hachémi Rafsandjani dès le début des années 2000. Nobakht a ensuite dirigé, de 2015 à 2022, l’Institut de planification et du budget, crucial pour la gestion du système économique du pays, et à l’origine de nombreuses décisions de privatisations. Il y a également le cas d’Ali Asghar Anabestani, qui s’est fait connaître sur les réseaux sociaux pour avoir giflé un agent de la circulation, et celui de Hassan Norouzi, l’un des fervents partisans du projet de loi sur « le hijab et la chasteté » imposant le port du voile, tous deux éliminés dès le premier tour.

Ces résultats témoignent du discrédit de figures marquantes, et mettent au jour des positions moins assurées que prévu. Ils soulignent également le mécontentement social dans un pays confronté à une inflation proche de 50 % cette année, conséquence des sanctions économiques mais aussi de politiques néolibérales de déréglementation et de privatisations.

Privatisations et crise sociale

Les classes populaires, en particulier les quinze millions d’ouvriers, font face à des conditions de vie difficiles, qui touchent désormais aussi une partie des couches moyennes. Des pourparlers sont actuellement en cours en vue d’une éventuelle augmentation des salaires de 20 %, inférieure de moitié à l’inflation, pour une partie des fonctionnaires et des salariés bénéficiant de la protection de la loi du travail. Cela exclut cependant une grande partie des actifs, notamment les femmes qui travaillent chez des particuliers ou chez elles en sous-traitance pour des entreprises.

Si les réformateurs, aujourd’hui quasiment écartés de la scène politique, se prononcent pour une plus grande liberté sociétale, ils ne présentent pas de divergences fondamentales avec les conservateurs en matière économique et sociale, notamment à l’égard des couches défavorisées. Les deux factions mettent en œuvre des politiques néolibérales. Ainsi, avec les licenciements, les changements de statut liés aux privatisations et les départs à la retraite, désormais plus de 90 % de la main-d’œuvre du pays disposent de contrats temporaires, alors qu’à la fin de la guerre en 1988, plus de 90 % bénéficiaient de contrats à durée indéterminée (CDI).

Selon les statistiques de l’Organisation iranienne des privatisations, les ventes d’actifs publics ont atteint 639 218 milliards de tomans (environ 13,95 milliards d’euros actuels) entre 2001 et 2023 : 47,6 % ont été proposés en bourse, 47,1 % adjugés aux enchères, et le reste par négociation. Au cours des 30 dernières années, plus de 80 % des facilités bancaires ont été octroyées aux 20 % les plus riches qui présentent pourtant les plus grands arriérés de remboursement de prêts. Pendant ce temps, la moitié des ménages iraniens n’ont pas eu recours à un quelconque crédit.

Même l’enseignement a été en partie privatisé. À Téhéran, par exemple, la part des écoles publiques n’atteint que 54 %. À l’échelle du pays, seule une infime minorité des élèves (12 %) provenant de l’enseignement public réussit à faire partie des trois mille premiers aux concours nationaux, un classement qui permet d’accéder aux meilleures places dans les universités. Réformateurs comme conservateurs au Parlement ont ainsi reculé l’âge de la retraite, refusé d’indexer le salaire minimum sur l’inflation et privatisé des entreprises (dans le secteur pétrolier, la pétrochimie, l’acier…), l’enseignement et même des sites historiques. Dans ce domaine, les convergences sont patentes.

Clivages au sein du pouvoir

Outre le port du voile, les deux camps divergent sur la diplomatie. Les réformateurs misent sur un rapprochement avec l’Occident. Néanmoins, le camp conservateur est loin d’être uni sur l’attitude à adopter face au génocide perpétré par l’État d’Israël contre les Palestiniens et les risques d’une escalade de la guerre. Le pouvoir a privilégié une approche diplomatique plutôt que belliqueuse. Cela divise les conservateurs entre « réalistes », proches du président Ebrahim Raïssi et du guide Ali Khamenei, et les durs de l’« axe de la résistance », qui veulent entrer en guerre contre Israël. Les divergences existent également sur le rapprochement avec la Chine qui renforce silencieusement sa position en obtenant d’importants contrats d’équipement, notamment dans le domaine ferroviaire, la construction de routes et le développement de l’aéroport de Téhéran.

Au total, ces élections témoignent surtout du mécontentement profond au sein de la société iranienne. Contre l’obligation du port du voile, que plus du tiers des femmes ne portent plus en public, mais aussi contre la politique sociale. Des grèves fréquentes quoique sporadiques et sans leader, touchent régulièrement des secteurs tels que le logement, l’éducation, la santé. Elles mobilisent pour l’augmentation des salaires, des retraites, ou l’approvisionnement en eau. Toutefois le mouvement demeure non structuré.

Les arrestations et les procès inéquitables persistent tandis que les exécutions s’accélèrent. Le média iranien en ligne Radiozamaneh en reconnaît 125 en 2023. Mais, selon Human Rights Watch et Ensemble contre la peine de mort (ECPM), leur nombre s’est élevé à 834 en 2023, « une augmentation alarmante de 43 % en un an »2. Malgré les répressions, l’évolution des dynamiques sociales pourront-elles ouvrir la voie à l’émergence d’une opposition structurée ?

Élections mode d’emploi

Le Parlement compte 290 membres élus pour 4 ans au suffrage universel, par les Iraniens de 18 ans et plus. Parmi eux, 285 députés musulmans, chiites ou sunnites, sont élus dans l’une des 202 circonscriptions électorales, tandis que 5 sont élus par les membres de chacune des minorités religieuses lors d’un scrutin extraterritorial (1 Assyro-chaldéen, 2 Arméniens, 1 juif et 1 zoroastrien). Tout candidat ayant obtenu le plus grand nombre de suffrages est élu, à condition de compter plus de 20 % des votes exprimés, sinon il faut un second tour. Les votes blancs ne sont pas comptabilisés3.

Seuls les Iraniens et les Iraniennes ayant effectué des études supérieures peuvent se présenter. La plupart des 202 circonscriptions ne comptent qu’un seul député, les grandes villes en totalisent entre 2 et 6, selon la taille de leur population. La grande circonscription de Téhéran en élit quant à elle 30.

Établi depuis plusieurs décennies, le découpage électoral présente des complexités administratives, avec des situations où des districts non voisins sont regroupés dans une même circonscription. Il ne tient pas compte de la croissance démographique récente.

1Selon les statistiques officielles de l’Iranian Students News Agency (ISNA) à Téhéran.

2« Annual Report on Death Penalty in Iran 2023 », Iran Human Watch Rights and Together Against the Death Penalty, 5 mars 2023.

3Voir « Les élections législatives en Iran 2020, premier tour », Bernard Hourcade, CartOrient, 4 juin 2020.

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