Droit d’asile

Les réfugiés syriens de Turquie redoutent un transfert

Confrontés à la violence du régime de Damas, de nombreux Syriens ont trouvé refuge en Turquie, mais leur situation s’est dégradée au fil des années sous l’effet d’une xénophobie alimentée par la crise économique et le discours populiste des autorités turques. Le tremblement de terre de début février rend leur sort encore plus dramatique et leur avenir encore plus incertain.

Areej Beidoun, 6 ans et sa grand-mère Nadesa Beidoun posent pendant une interview avec l’AFP à Gaziantep, le 26 février 2021
Ozan Kose/AFP

« Nous ne sommes pas du tout traités comme des invités [diyuf] et tu le sais très bien ! », me dit Oumm Nidal, lors d’une visite dans son appartement de la vieille ville de Gaziantep un matin du printemps 2015. Elle poursuivit en développant ce point : “Désormais, même avec une kimlik [document d’identification], nous ne pouvons voyager dans une autre ville sans une autorisation du wali [autorité administrative locale]  ! »

Cet article se penche sur la situation précaire des Syriens déplacés en Turquie de 2015 à 2023, en s’appuyant sur un travail ethnographique conduit depuis 2014 et sur des informations transmises par des interlocuteurs toujours présents sur place. Alors que la Turquie est le pays qui accueille le plus grand nombre de Syriens hors de Syrie — plus de 3,6 millions à l’heure actuelle —, ils n’ont pas le statut de réfugiés. Dans la ville de Gaziantep où a été conduit le terrain dont est issu cet article, on estimait à, 17 % la composante syrienne de la population en 20171.

Comme Oumm Nidal y fait allusion, pendant longtemps les Syriens réfugiés en Turquie ont été qualifiés d’« invités » (misafir en turc, diyuf en arabe). En effet, jusqu’en mai 2015, la Turquie menait une politique de porte ouverte avec la Syrie qui s’inscrivait dans la continuité d’un accord de libre-échange et de circulation sans visa entre les deux pays datant de 2007. La circulation était également favorisée par les liens historiques et familiaux unissant les populations des deux côtés de la frontière, notamment entre les villes d’Antakya, Gaziantep et Alep.

Les Syriens ayant fui la répression féroce du régime de Bachar Al-Assad et les localités qui s’étaient soulevées contre le régime ont été qualifiés en Turquie de misafir ou muhacir. Ce dernier terme a été repris par le Parti de la justice et du développement (AKP) au pouvoir, pour établir une continuité historique avec les musulmans des Balkans ayant trouvé refuge à l’intérieur des frontières de l’empire ottoman après la perte de leurs terres d’origine. Le déplacement des Syriens faisait ainsi écho à un passé ottoman, avec une résonance particulière à Gaziantep qui a fait partie pendant cinq siècles de la région ottomane d’Alep avant d’être incorporée à la nouvelle République de Turquie en 1923.

Si dans les premières années de leur déplacement, les Syriens ont fréquemment été appelés « frères » et « sœurs », selon un lexique religieux qui les inclut dans une oumma partagée, un statut légal particulier leur a été attribué en 2014. En effet, si jusqu’en 2012 les déplacements étaient souvent temporaires — les Syriens retournant dans leurs villes et villages une fois les bombardements passés2, ils deviennent de plus en plus permanents avec l’intensification de la répression en Syrie, quand les manifestations, d’abord réprimées par des policiers armés, sont la cible de l’armée, des chars et de l’aviation.

La protection temporaire et autres statuts

Pour répondre à un déplacement de plus en plus massif et permanent, la « protection temporaire » ou le statut d’« invité » a été octroyé aux Syriens, qui ne sont pas, officiellement et légalement, des « réfugiés » en Turquie. Car si le pays est bien signataire de la convention de Genève de 1951 relative au statut des réfugiés, il a introduit une restriction géographique, si bien que seuls des citoyens européens peuvent y accéder au statut de réfugiés.

Le statut d’invité ou de protection temporaire octroie aux Syriens un accès limité à l’emploi, à l’éducation et à la santé. Il était initialement corrélé à trois règles : une politique de la porte ouverte (tout Syrien peut entrer en Turquie par la frontière syrienne) ; de non-refoulement (les Syriens ne peuvent pas être renvoyés en Syrie) ; et d’enregistrement en Turquie3. En d’autres termes, les Syriens peuvent résider en Turquie tant que la situation en Syrie ne permet pas leur retour. Une kimlik leur est délivrée lors de leur enregistrement, qui devient obligatoire en 2015.

Cependant, dès 2015, de nombreuses grandes villes ne délivrent plus de kimlik ou le font de façon arbitraire et irrégulière. Depuis 2016, avec l’entrée en vigueur de l’accord EU-Turquie visant principalement à réduire le départ des Syriens de Turquie vers l’Union européenne (UE) par la Méditerranée et la route des Balkans, la kimlik ne permet plus de voyager librement dans le pays. Il faut désormais obtenir une autorisation, même pour voyager entre deux villes proches. Le détenteur doit en outre résider dans la ville où la kimlik a été délivrée. En théorie, elle donne droit à un permis de travail, devenu dans les faits quasi impossible à obtenir et en cas d’obtention, il est obligatoire de travailler dans le lieu d’émission du permis.

Ces restrictions géographiques sont d’autant plus problématiques que les kimlik ne peuvent plus être obtenues dans les grandes villes, où vit la majorité des Syriens et où ils peuvent trouver du travail. Cela les contraint à l’illégalité et les rend particulièrement vulnérables aux vendeurs de sommeil et à tout type d’exploitation, notamment des conditions de travail impossibles, avec des journées de douze à quinze heures sans aucune protection légale. Cette situation favorise, depuis 2017, la déportation pourtant illégale des ressortissants syriens vers leur pays d’origine, bien que celui-ci soit toujours en guerre, dès lors que les personnes sont arrêtées dans une localité autre que celles dans laquelle le document a été délivré.

Des lois et des décrets changeants

Il faut aussi évoquer le problème plus large de la non-application et de l’instabilité des lois, en l’occurrence des décrets censés s’appliquer aux Syriens. En théorie, ceux-ci peuvent également obtenir une ikamet (permis de résidence), accordée pour différents motifs : études, tourisme, travail, etc. Cependant, ce sont des permis non seulement complexes à obtenir, mais aussi coûteux et qui doivent être renouvelés tous les ans ou tous les deux ans. On constate une complexification des procédures, mais également, et de façon plus inquiétante, une diminution arbitraire de la durée des permis.

Un exemple parmi bien d’autres. Mahmoud, ancien détenu politique qui a passé quatre ans dans les geôles d’Assad pour avoir mené des activités non violentes au début de la révolution syrienne de 2011, vivait à Gaziantep depuis 2016 où il travaillait dans une petite organisation de la société civile. Il s’est vu forcé de quitter le pays et de demander l’asile en Suède en juin 2022. En effet, depuis un an, il essayait de renouveler son permis de travail sans résultat : on lui a d’abord délivré un permis de six mois — au lieu d’un an — puis de trois mois, et lors de sa dernière demande, on lui a clairement signifié qu’on ne le lui renouvellerait plus. Il a quitté le pays à contrecœur, ne pouvant prendre le risque d’être expulsé vers la Syrie s’il perdait son permis de travail, d’autant qu’il n’avait pas obtenu de kimlik à son entrée en Turquie en 2016. Il ne pouvait pas faire durer une situation d’une précarité et d’une instabilité extrêmes en restant dans une ville où il risquait sans cesse d’être arrêté, maltraité et expulsé vers la Syrie. Il était clair en effet qu’il ne serait en sécurité ni dans les zones contrôlées par le régime (où il a déjà été emprisonné et serait réemprisonné), ni dans le nord où il risquerait d’être arrêté du fait de son travail dans une organisation ouvertement « laïque ».

Certains Syriens ont obtenu la citoyenneté turque, mais ils restent une minorité, évaluée à 200 000 personnes, dont la moitié sont des enfants. Les chiffres sont difficiles à vérifier, et les critères d’obtention sont encore plus obscurs que pour les documents précédemment évoqués. On peut toutefois repérer des constantes : les chefs d’entreprise obtiennent plus facilement le passeport turc, par exemple. En revanche, les médecins, les dentistes et les avocats l’obtiennent rarement. Ce titre est cependant le plus prisé, car il garantit une stabilité — on ne peut a priori pas être déchu de cette nationalité — et exclut le renvoi vers la Syrie tout en permettant une véritable mobilité à l’intérieur et à l’extérieur de la Turquie. C’est donc le titre que les Syriens souhaitent obtenir en priorité, parce qu’il permet de rester proche de la Syrie et surtout parce qu’il permet de vivre en famille. Un des problèmes pour les Syriens réfugiés en Europe est en effet qu’il leur est très difficile — et souvent même impossible — d’obtenir un visa pour revenir en Turquie visiter leur famille…

En résumé, il n’y a donc pas de statut légal bien défini ni de loi édictant de façon claire et stable les conditions d’obtention de l’un de ces statuts. Cette absence de statut stable et ce flou juridique constituent l’une des principales raisons d’exil des Syriens de Turquie vers l’UE. En effet, l’Europe promet un statut de réfugié plus clair, plus protecteur et beaucoup plus stable. En outre, jusqu’à présent, les risques de refoulement vers la Syrie y sont beaucoup moins importants.

Expulsions illégales

La précarité du statut des Syriens en Turquie est devenue une question de plus en plus pressante depuis l’été dernier, qui a été marqué par une vague sans précédent de détentions et d’expulsions arbitraires et illégales vers la Syrie. Le pays avait déjà connu une série d’expulsions importantes en 20194, mais sans comparaison avec l’été 2022 : Human Right Watch parle de centaines d’hommes et de garçons5, mais il s’agit plus vraisemblablement de plusieurs milliers. Ce qui est inquiétant, en plus de ces chiffres, c’est le nombre d’arrestations arbitraires et les conditions de détention décrites par les Syriens arrêtés (violence, parfois torture, promiscuité, manque d’hygiène, etc.). Les Syriens se voient également contraints de signer des documents dits de « retour volontaire », notamment sous la torture. Tous ces faits semblent bien annoncer le début du retour de plus d’un million et demi de Syriens dans le nord de la Syrie annoncé par l’AKP.

À cette situation tendue au niveau administratif et légal qui vise à faire basculer les Syriens de Turquie dans l’illégalité de manière à pouvoir ensuite les arrêter et les déporter vers la Syrie, s’ajoute l’absence d’alternative, qu’il s’agisse des relocalisations pilotées par le Haut-Commissariat aux réfugiés des Nations unies (UNHCR), ou du départ pour la France. En effet, les Syriens pouvaient jusqu’à présent faire une demande de visa afin de déposer une demande d’asile politique en France. Même si le nombre de réponses positives restait très bas, il constituait une dernière route légale pour atteindre un lieu d’exil sûr. Mais aujourd’hui, la délivrance de ces visas est presque au point mort. Avant de se raviser en raison du tremblement de terre, l’ambassade de France prévoyait même de fermer définitivement son bureau d’Ankara en charge de ces dossiers. Ne serait plus resté alors qu’un bureau à Istanbul pour traiter ces demandes, allongeant encore les délais d’attente (sachant qu’il faut actuellement souvent plus de douze mois pour obtenir une première réponse et plus de six mois pour obtenir ensuite le visa).

Le séisme du 6 février, une circonstance aggravante

Les entraves à la circulation des Syriens en Turquie et dans le nord-ouest de la Syrie s’étaient donc multipliées avant que ces mêmes populations soient particulièrement touchées par le tremblement de terre qui a ravagé les deux pays dans la nuit du 6 février, faisant plus de 44 000 morts (selon un bilan provisoire établi mi-février). Les sinistrés syriens ont plus que jamais besoin de couloirs humanitaires pour rejoindre leurs proches en Europe et pour trouver des lieux d’exil sûrs, la Turquie ne pouvant plus à l’évidence être considérée comme telle.

Le sud du pays compte en effet de nombreuses villes fortement peuplées par des Syriens, notamment les villes de Gaziantep et d’Antakya, mais aussi Urfa. Depuis le séisme, ces populations font part de nombreuses discriminations dans l’octroi de l’aide humanitaire. Des vidéos partagées sur des groupes WhatsApp témoignent par exemple de l’interdiction faite aux Syriens d’entrer dans l’enceinte même de l’aéroport de Gaziantep. D’autres vidéos signalent des appels à s’en prendre aux Syriens, notamment dans la ville de Mersin où de nombreuses familles avaient trouvé refuge dans les dortoirs de l’université, d’où elles ont été chassées en pleine nuit. Des activistes ont commencé à collecter les tweets haineux pour les présenter devant les tribunaux et demander la fermeture de leurs comptes.

Les Syriens des régions turques affectées par le tremblement de terre et ceux qui ont réussi à trouver refuge dans d’autres régions font face à un flou juridique total quant à leurs nouvelles situations. Des directives officielles révoquant l’interdiction faite aux Syriens de circuler sans autorisation d’une ville à une autre ont été publiées. Cependant des informations (officielles ?) largement relayées par les associations émettent aussi des conditions à ces déplacements : les Syriens ne doivent pas se rendre à Istanbul — alors que beaucoup y ont des proches — ; ils ne doivent pas sortir de leur ville (touchée par le tremblement de terre) s’ils ne peuvent utiliser leur propre moyen de locomotion (interdiction notamment de monter à bord des avions) et s’ils ne peuvent survenir à leurs besoins et loger chez leur famille. Ce qui montre bien, en creux, qu’ils ne peuvent pas bénéficier des nombreuses aides d’urgence mises en place par l’État.

Les Syriens doivent en outre s’enregistrer avant leur départ et à l’arrivée dans les nouvelles villes, pour bénéficier d’un permis temporaire de deux mois. Cette exigence expose les Syriens qui étaient déjà dans une situation légale précaire, du fait d’un déplacement antérieur. Quelle va être la situation de ceux qui ne pourront pas retrouver de logement du fait de la pression sur le parc immobilier et des discriminations liées à la préférence nationale que la Turquie semble promouvoir dans cette période de crise humanitaire sans précédent ? Et qu’adviendra-t-il de ceux qui ne retourneront pas dans les villes qu’ils ont quittées, du fait de la difficulté, voire de l’impossibilité, d’y retrouver un logement ? Ils se retrouveront dans l’illégalité et pourront être facilement déportés vers le nord-ouest de la Syrie, comme l’été dernier.

C’est ce que laissent craindre le regain de propos haineux sur les réseaux sociaux en écho aux discours antisyriens de la presse pro-AKP et les promesses du président Recep Tayyip Erdoğan, qui devrait jouer sa réélection au printemps. Les Syriens pourraient alors être transférés dans un pays confronté à une crise humanitaire colossale, où les pertes et les dégâts liés au tremblement de terre ne font que s’ajouter à ceux causés par dix ans de guerre et de bombardements féroces du régime sur les civils et sur toutes les institutions vitales.

1Estella Carpi, H. Pinar Şenoğuz, « Refugee hospitality in Lebanon and Turkey. On making ‘The Other’ », International Migration 47 (2), 6 juin 2018, p. 126–142

2Dawn Chatty, Syria : The Making and Unmaking of a Refugee State, London : Hurst and Company, 2021.

3Şenay Özden, Syrian Refugees in Turkey, Migration Policy Center, mai 2013.

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