Casse-tête économique pour l’AKP en Turquie

Un choix entre deux modèles de développement · Aux élections législatives du 7 juin prochain, l’adversaire le plus dangereux pour les sortants de l’AKP — majoritaires à la Grande Assemblée nationale depuis treize ans — ne sera pas politique mais économique. L’inflation, le chômage, la dépréciation brutale de la monnaie, en un mot la crise, inquiètent les milieux d’affaires comme la population. De quoi faire dérailler les projets de présidentialisation du régime nourris par Recep Tayyip Erdogan.

Ak Saray, le nouveau palais présidentiel à Ankara.
Ex13/Wikimedia Commons, 2014.

Pour ses troisièmes élections législatives depuis qu’il est au pouvoir, le Parti pour la justice et le développement (AKP) affrontera le 7 juin prochain un adversaire plus dangereux que son principal opposant le Parti républicain du peuple (CHP)1 résigné d’avance à sa défaite, le Parti démocratique du peuple (HDP)2 — un nouveau parti à majorité kurde qui compte rallier à sa cause un électeur sur dix — ou les derniers zélotes de Fethullah Gülen, l’imam de choc de 74 ans réfugié en Pennsylvanie : la mauvaise conjoncture économique.

Un an après sa naissance, aux élections de 2002, c’est la majorité sortante rendue responsable par l’opinion de la crise financière de 1998 et du douloureux tour de vis mis en place par le Fonds monétaire international (FMI), qui y perd, plus que ne gagne le nouveau parti fort composé de partisans de l’islam politique, de centristes et de self-made men anatoliens. En 2007 et en 2011, les Turcs satisfaits du retour à la prospérité donnent 45 % des suffrages à l’AKP et à son leader Recep Tayyip Erdogan, élu président de la République en 2014. Alors que le reste du monde est plongé dans une récession sans précédent, la Turquie fait figure de réussite et d’exception même parmi ses pairs, les pays émergents. Avec des taux de croissance du PIB supérieurs à 5 % tout au long de la décennie et des créations massives d’emplois dans les grandes métropoles comme la capitale Ankara, Istanbul et Izmir, le gouvernement turc peut légitimement reprendre à son compte le fameux slogan américain des années 1950 : « You never had it so good »3. En 2010, à la veille des dernières législatives, le bâtiment, principal secteur du pays, bat tous ses records avec une spectaculaire progression de 18,3 %.

La machine grippée

Et puis, à partir de 2013-2014, la superbe machine se grippe. La croissance du PIB est divisée par deux, les étiquettes valsent, notamment dans l’alimentation (+ 14 % en rythme annuel) ; l’emploi se fait rare, les créations d’emploi baissent de 40 % d’un trimestre à l’autre. Que s’est-il passé ? La Turquie est victime de trois évènements qui lui échappent. D’abord, la langueur persistante des économies de l’Union européenne (UE) qui absorbent bon an mal an près de la moitié de ses exportations. Ensuite, la guerre civile en Syrie puis en Irak, le chaos en Libye la privent de ses autres débouchés importants et rendent plus difficile l’accès à ses riches clients du Golfe.

Enfin, la banque centrale américaine, le Federal Reserve System (FED), bouscule la finance turque. Dans un premier temps, les capitaux affluent sur Istanbul à la recherche de placements plus rémunérateurs que ceux offerts aux État-Unis où la politique d’argent à très bon marché de la FED, le Quantitative Easing réduit sauvagement les rendements. À partir de 2013, la musique change à Washington, laissant entrevoir un relèvement des taux d’intérêt de la FED sans en fixer précisément la date. La « hot money », cette masse de liquidités qui court le monde à la recherche de placements fructueux, quitte la Turquie comme d’autres pays émergents, avec la même furie qu’elle avait mis à y arriver.

Relever ou baisser les taux d’intérêt ?

Face à ce changement de conjoncture, le gouvernement et la direction de l’AKP vont se diviser et s’affronter de plus en plus durement. L’artisan du « miracle » turc est le vice-premier ministre, Ali Babacan, un technocrate de 48 ans issu d’une famille d’industriels du textile d’Ankara et passé par les grandes universités américaines. Depuis 2002, il est aux commandes et pour faire face à la situation, il préconise, comme le FMI, une politique de réformes structurelles forcément impopulaire en période pré-électorale, mais indispensable pour attirer les capitaux étrangers et soulager les grandes entreprises lourdement endettées en devises. Son patron politique, Recep Tayyip Erdogan — qui jusque-là lui a laissé carte blanche — n’est plus d’accord. Il embauche comme principal conseiller économique du gouvernement en juillet 2013 un jeune journaliste excentrique, Yigit Bulut, qui va contrer Babacan et le gouverneur de la banque centrale, Erdem Basci, sur la politique monétaire. Alors que ces derniers poussent au relèvement des taux d’intérêt pour soutenir la livre turque mal en point (20 % de baisse face au dollar au premier trimestre de cette année), Bulut est favorable au contraire à leur baisse. Elle entraînerait, prétend-il, celle des prix.

Un slogan résume l’état d’esprit des partisans de la ligne Bulut qu’Erdogan reprend à son compte : « Après s’être débarrassé de la tutelle des généraux, il faut faire sauter celle de la banque centrale. » Ce serait à coup sûr moins dangereux, la banque centrale n’est pas indépendante du gouvernement comme ses homologues américaine ou européennes et…elle n’a pas de chars. Quant à Babacan, ses jours au pouvoir sont comptés. En vertu d’une règle propre à l’AKP qui limite à trois mandats la carrière politique de ses élus, il ne sera plus en poste après le 7 juin. Son successeur désigné, le politicien Numan Kurtulmus, ne partage pas son hostilité au « populisme ».

L’affrontement politique qui agite l’AKP — un parti sous tension où les coups bas et les éclats publics entre « frères » se multiplient — et le marasme économique provoquent une inquiétante crise de confiance dans les milieux d’affaires, mais aussi chez l’homme de la rue qui se demande de quoi demain sera fait. Par précaution, il épargne comme jamais, au cas où. Selon ING Bank, en un trimestre, le taux d’épargne est passé en Turquie de 11,5 à 13,2 % du revenu. Pas moins de 69 % des citadins turcs mettent de l’argent de côté, déprimant un peu plus la demande intérieure qui n’avait pas besoin de cela alors que les exportations baissent (− 15 % au 1er trimestre 2015).

L’enjeu caché du prochain scrutin

Au-delà du conflit sur la politique conjoncturelle et des élections législatives du 7 juin, deux modèles de développement s’opposent. Erdogan privilégie un modèle autocentré, avec une croissance tirée par la demande intérieure. C’est un bâtisseur qui a promis de doubler le PIB turc en dix ans et qui privilégie la construction et les grands travaux. Il prévoit d’y consacrer 1 100 milliards de dollars d’ici 2023. Aksaray, « le Palais blanc » qui accueille depuis peu à Ankara la présidence dans ses mille pièces et ses 150 000 m2 a coûté 610 millions de dollars. Il symbolise cette politique de la bétonnière et de l’immobilier avec son cortège d’affaires et de scandales dont le plus grave, en décembre 2013, mettait en cause, dit-on, son fils.

Ses adversaires jugent cette stratégie inadaptée pour un pays de 80 millions d’habitants tenu d’offrir à sa jeunesse de plus en plus diplômée autre chose que des emplois de journaliers ou de manœuvres dans le BTP. L’exemple à suivre ne serait pas Dubaï et ses tours penchées, mais Israël qui a su avec ses start-up se développer en privilégiant la technologie et la science. La Turquie d’aujourd’hui en est loin. Les produits high tech représentent à peine 3 % de ses exportations qui sont dominées par l’agroalimentaire, le textile et la métallurgie, secteurs dont la compétitivité repose sur la faiblesse des salaires. Une poignée de grandes entreprises modernes de niveau mondial ne saurait cacher la myriade de très petites entreprises à la productivité aussi modeste que leur respect des lois sociales et fiscales — où travaille pourtant la majorité de la population active. Les réformateurs sont partisans d’une modernisation en profondeur de l’économie turque, notamment dans l’éducation et la gouvernance. Ils reprochent à Erdogan d’avoir négligé l’industrie et veulent en faire la locomotive de la Turquie de demain. L’enjeu caché du scrutin du 7 juin porte aussi sur le choix entre ces deux modèles : immobilier avec Recep Tayyip Erdogan ou industriel avec ses adversaires.

1Le Cumhuriyet Halk Partisi (CHP) qui se réclame de Mustafa Kemal Atatürk, le fondateur de la République turque, est le plus vieux parti politique du pays et la principale formation de l’opposition à la Grande Assemblée nationale. Il se présente comme un parti social-démocrate moderne fidèle aux principes fondateurs de l’État turc, dont la laïcité.

2Le Halkların Demokratik Partisi (HDP) est un parti kurde qui entend défendre la décentralisation, les minorités et les droits humains. S’il ne franchit pas la barre des 10 %, ses voix iront au parti arrivé en tête, sûrement l’AKP.

3« Cela n’a jamais été aussi bien pour vous » était l’un des slogans de la campagne d’Adlai Stevenson, candidat démocrate à l’élection présidentielle américaine de novembre 1952. Il fut battu…

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