24 644 €Collectés
38%
65 000 €Objectif
20/47Jours

Abdellatif Laâbi : « Il m’est arrivé de reconnaître mon humanité dans celle des autres »

Pour son édition 2025, le Marché de la poésie, qui a lieu du 18 au 22 juin 2025 met à l’honneur la voix des Palestiniens, à l’initiative du poète, écrivain et traducteur marocain Abdellatif Laâbi. Dans cet entretien avec Nada Yafi, ce dernier revient sur la centralité de la question palestinienne et de « l’intimité » qu’il entretient avec ses textes.

Une femme endormie, recouverte de fleurs colorées sur un fond rouge.
Malak Mattar, When the World sleeps, I, 2022
© Malak Mattar

Nada Yafi.— : Abdellatif Laâbi, on ne vous présente plus, en tant que poète, romancier, essayiste, dramaturge et traducteur. Vous êtes notamment reconnu pour avoir été le premier traducteur de Mahmoud Darwich, et pour avoir publié quatre anthologies de poésie palestinienne, dont la dernière vient de paraître aux éditions Points. Vous vous apprêtez à accueillir, à partir de la mi-juin 2025, des poétesses et poètes palestiniens dans le cadre du Marché de la poésie, une invitation dont vous êtes l’initiateur. Pourriez-vous nous dire un mot de cet événement, et aussi pourquoi cet intérêt constant, chez vous, pour la Palestine ?

Abdellatif Laâbi.— : La tenue du Marché de la poésie du 18 au 22 juin à Paris, place Saint-Sulpice, avec comme invités d’honneur douze poétesses et poètes palestiniens est l’aboutissement heureux d’un processus qui a duré plus de trois ans et a connu de sérieuses turbulences. Je m’étais mis d’accord dès 2022 avec les organisateurs pour qu’un tel événement puisse avoir lieu en 2025. Mais il y a eu, l’année dernière, un revirement incompréhensible de leur part consistant à annuler l’invitation des Palestiniens. Cela a entraîné une riposte « musclée » de ma part et des réactions outrées émanant de nombreux poètes et intellectuels arabes, français et autres, ainsi qu’une couverture médiatique exceptionnelle aux tonalités politiques. Sur ce, les organisateurs du Marché ont assez vite annulé l’annulation.

Au-delà des tensions qui ont marqué ce processus, je crois que les débats auxquels il a donné lieu, notamment sur la fonction de la poésie, ses urgences, ont été les bienvenus. Pendant quelques semaines, la scène littéraire et poétique en France s’était animée remarquablement, ce qui n’était pas arrivé depuis belle lurette.

Quant à mon intérêt pour la Palestine, il m’est souvent arrivé de dire que ma naissance à la conscience politique avait eu pour déclencheur la découverte des injustices faites au peuple palestinien. Et c’est l’adhésion à cette cause qui m’a fait passer de poète contestataire de l’ordre établi sur les plans politique, social et culturel, dans les pays qui sortaient de la nuit coloniale, à intellectuel concerné par les combats qui se déroulaient dans le reste du monde pour la liberté, la justice sociale et les droits humains.

N. Y.— : Lors d’un de vos entretiens récents, vous avez pu dire de la poésie, en général, qu’elle était « invincible ». Que vouliez-vous dire par là ? Pensez-vous que cette profession de foi peut également s’appliquer à la poésie palestinienne ?
A. L.— : Dans mon recueil intitulé justement La poésie est invincible (Le Castor astral, 2020), vous trouverez une défense et illustration exhaustive de cette profession de foi. J’aurais pu utiliser une formule moins irrévocable et ne prêtant pas le flanc à quelque interprétation messianique. Mais les précautions verbales, la « modération » n’ont jamais été mon fort. Je n’hésite pas à appuyer très fort sur les blessures pour en mesurer l’ampleur en utilisant pour cela les mots qui ne transigent pas avec leur sens natif.
L’intimité que j’ai acquise avec la poésie palestinienne, que je fréquente maintenant depuis plus d’un demi-siècle, me permet d’affirmer que le champ où elle a prospéré diffère de beaucoup des champs poétiques d’autres pays arabes, y compris ceux qui ont eu et continuent à avoir un grand rayonnement littéraire et intellectuel à l’échelle du monde arabe et au-delà.

La différence tient au fait que le vécu des Palestiniens, depuis la Nakba, s’est déroulé sans interruption sous le signe de la tragédie, dont le summum vient d’être atteint avec l’apocalypse gazaouie. Ce vécu, et l’on en connaît de similaires dans l’histoire d’autres peuples et à différentes époques, a eu un impact particulier sur la littérature, et en premier lieu la poésie, de ces peuples. Le tragique a ainsi accouché de l’épopée. Et si l’on observe la trajectoire de la poésie palestinienne depuis la résistance que des populations palestiniennes ont opposée au mandat britannique jusqu’à la situation actuelle, on peut convenir aisément qu’elle a manifesté et rempli toutes les caractéristiques de l’épopée. C’est un phénomène assez unique où l’on constate que c’est dans le domaine de la poésie que les éléments constitutifs de la culture et de l’identité d’un peuple, de sa sensibilité particulière et même de sa langue se sont construits peu à peu. Vous voyez, le phénomène poétique palestinien dépasse largement la question de l’engagement et de la résistance.

N. Y.— : L’amour est omniprésent dans votre vie et dans votre œuvre. Le trouvez-vous tout aussi présent dans la poésie palestinienne ?
A. L.— : Laissons de côté, si vous le voulez bien, ma propre expérience en la matière. J’en ai parlé à satiété.
Dans la poésie palestinienne, on pourrait parler plutôt d’amours, car l’amour qui remplit les livres dans d’autres littératures est contrecarré dans la vie quotidienne des Palestiniens par l’incertitude, la cruauté des manques, le sentiment permanent de la perte, le deuil, voire la faim et la soif qui vous tordent les boyaux. Le bonheur que procure l’amour « normal » est presque indécent. Il est une chimère, un luxe. En tout cas un rêve inatteignable. Aimer revient parfois à s’infliger d’autres souffrances, succomber à d’autres illusions que celles que l’on subit ou que l’on entretient. L’on n’a alors d’autre solution que de reporter ses amours vers la grand-mère gardienne de la mémoire, la « mère courage », l’enfant que vous risquez de ne pas voir grandir, la terre où trônent encore les oliviers que des bulldozers s’apprêtent à déraciner.
Je constate qu’il y a aussi dans cette poésie – la féminine davantage que la masculine – des amours hors normes, sauvages, où s’expriment des exigences auxquelles nous ne sommes pas habitués dans des sociétés moins tourmentées. Avec bien des poétesses palestiniennes, portant parfois le voile, les amours charnelles se font crues, délirantes. Nous ne sommes plus dans la revendication de l’égalité, mais dans les tourments et la vérité du désir.

N. Y.— : Prisonnier politique au Maroc dans votre jeunesse, pour avoir animé une revue culturelle, en êtes-vous venu à considérer, à l’instar d’Antonio Gramsci, que culture et politique sont nécessairement liées ?
A. L.— : L’expérience que j’ai vécue avec la revue Souffles, depuis sa création en 1966 jusqu’à son interdiction en 1972, confirme parfaitement cette idée de Gramsci. L’expérience de l’écriture, la réflexion sur la question culturelle amènent fatalement à aborder les questions sociales, et de là politiques. Souffles fut une revue d’avant-garde qui a pris résolument en marche le train de la modernité. Mais elle l’a fait dans un contexte où le système politique dominant était profondément archaïque. L’affrontement était donc inévitable. Vous connaissez la suite.

N. Y.— : De manière générale, que vous ont enseigné les années que vous avez passées en prison ?
A. L.— : J’ai suffisamment parlé de ces années-là dans mes poèmes, mes récits, mes pièces de théâtre, et même dans mes livres destinés à la jeunesse. Je ne voudrais pas en rajouter alors que notre entretien a pour sujet central la Palestine. Je me contenterai de redire que « c’est en prison que j’ai grandi de cœur, et donc d’humanité ». L’homme que je suis devenu par la suite, que je suis actuellement, doit beaucoup à cette expérience. L’homme, mais également l’écrivain, le citoyen du monde, l’amoureux, le père et le grand-père, le combattant (oui, je le dis sans fausse modestie) pour la liberté et la dignité humaines.
Alors, ça valait la peine, les peines, ou non ?

N. Y.— : Vous avez été très proche d’Abraham Serfaty, militant marocain antisioniste qui se revendiquait comme « juif arabe », à l’instar d’autres intellectuels juifs d’origine arabe, comme Ella Shohat, Yehouda Shenhav ou Aziza Khazzoom. Pensez-vous qu’il est tout aussi important aujourd’hui de valoriser les voix juives qui dénoncent la politique israélienne ?
A. L.— : Les valoriser ? Gare à l’instrumentalisation ! Les écouter, oui, dialoguer avec elles, aller en quête des valeurs humanistes qui nous sont communes, raviver avec certaines d’entre elles la mémoire de ce que nous avons vécu ensemble pendant des siècles, voire des millénaires, ne jamais oublier la nature des blessures que les uns et les autres portent au plus profond d’eux-mêmes.
C’est avec Abraham Serfaty que j’ai découvert, puis approfondi une telle approche. Abraham, Dédé pour les intimes, mon ami, mon frère inoubliable. Un Juste d’entre les Justes !

N. Y.— : Vous refusez les « identités meurtrières » et reprenez à votre compte l’expression d’Amin Maalouf en disant appartenir au « continent humain ». Pour autant, si vous deviez situer la « patrie », ce que les Anglais appellent « home », ce lieu où l’on se sent chez soi, de manière évidente, sans se poser de questions, où la situeriez-vous ?
A. L.— : Franchement ? Nulle part, et un peu partout. C’est que j’appartiens à cette composante de l’humanité nomade, migrante, en quête d’oasis de bonté, de beauté, de partage du peu ou du prou, d’écoute et d’ouverture, de la petite pression sur l’épaule et de la main tendue. Cela peut être dans une placette de Fès, ma ville natale, les restes de la mosquée almohade à Jerez de la Frontera, dans le sud de l’Andalousie, au sortir d’une lecture de mes poèmes en Colombie ou au Venezuela, quand des dizaines de jeunes viennent m’entourer de leur ferveur en m’appelant : Poeta ! Dans une maison de la montagne libanaise à Ehden, dont le balcon donne sur la vallée de la Qadicha. Au mont des Oliviers à Jérusalem. Dans un lycée à Saint-Louis, au Sénégal, où les élèves me regardent comme si j’étais le Messie. Je pourrais écrire un livre entier sur ces lieux, ces moments fugaces où il m’est arrivé de reconnaître mon humanité dans celle des autres. Où le parfum de la terre, des arbres, la splendeur du soleil et les ablutions de la pluie m’envoient les messages de l’enfance et adoucissent ma peine au regard de la mort.
Il y a longtemps, j’avais écrit ceci : « Désappartenir. En voilà une bataille ! » Depuis lors, je m’applique à choisir mes appartenances.

N. Y.— : Vous vous êtes mis récemment à la peinture. Qu’est-ce que cela vous apporte d’autre que l’écriture ?
A. L.— : Dans la présentation de l’exposition que j’ai faite l’année dernière au musée d’Art moderne et contemporain, à Rabat, j’ai écrit ceci :

L’homme (l’être humain) n’arrête pas de naître à lui-même. Ce n’est que peu à peu que se révèlent à lui ses différents moi, les multiples facettes de sa propre énigme. Ce sont les coups du sort, les rencontres, les passions vécues, les périls affrontés, les combats menés (j’ajouterai, me concernant, le rôle des livres et des œuvres d’art) qui nous permettent de découvrir à un moment donné de notre parcours l’une ou l’autre de ces facettes jusqu’alors insoupçonnée. C’est ce qui s’est passé pour moi avec la peinture. Je ne fais donc pas d’infidélité à la poésie quand je peins. Je la célèbre par un autre moyen, qui invite les mots à prendre un repos mérité, à se plonger, ne serait-ce qu’un temps, dans la beauté du silence.

N. Y.— : Quel conseil donneriez-vous pour garder foi en l’humain ?
A. L.— : Il faudrait peut-être commencer par s’entendre sur ce qu’est l’humain et ce qu’est l’inhumain. Et puis alerter sur le fait que l’inhumain est souvent tapi au fond de l’humain. Comment y parvenir ? Par quels moyens ? C’est là où le bât blesse. Les haut-parleurs de l’appât du gain, du consumérisme effréné, de la course à la notoriété, de la folie du pouvoir, de l’« après moi le déluge », du « tu existes à partir du moment où tu passes à la télévision », des « tous pourris », de tous les révisionnismes touchant jusqu’à la rotondité de la terre ; ces haut-parleurs opèrent sans répit leur matraquage, ne laissant à la parole libre, à la raison, à la pensée critique que des marges étriquées. Et que dire de la poésie, art jadis premier, devenue confidentielle, reléguée au rang des objets culturels de faible consommation.
Je dois avouer que la folie de l’espérance qui m’a animé, même aux moments les plus critiques de ma vie, ne me permet pas toujours de faire face à ce rouleau compresseur. Je suis devenu un adepte de l’immense auteur palestinien Émile Habibi qui, entre optimisme et pessimisme, a inventé le « peptimisme »1 ! Les générations qui ont le souci de transmettre quelque chose aux suivantes doivent donc faire un immense travail sur elles-mêmes pour savoir ce qu’il leur faut transmettre. Ce travail exige une impitoyable lucidité en même temps qu’une grande humilité.
Mais peut-être qu’avant tout souci de transmission il faudrait être vraiment à l’écoute de la génération destinataire. Comprendre celle-ci nécessite une appréhension très pointue du monde dans lequel elle vit, du bouleversement incessant des réalités auxquelles elle est confrontée.
Vous le voyez, en matière de conseils, je me suis retrouvé inconsciemment dans la situation de l’arroseur arrosé. C’est que je n’oublie jamais cette perle que nous a léguée Gibran Khalil Gibran : « Nos enfants ne sont pas nos enfants. Ils sont les enfants de la vie » (Le Prophète).

1NDLR. Émile Habibi (1922-1996) est un écrivain palestinien de Haïfa, membre du Maki, le Parti communiste israélien, et connu pour son roman Les Aventures extraordinaires de Saïd le Peptimiste.

Soutenez Orient XXI

Orient XXI est un média indépendant, en libre accès et sans publicité.
Vous pouvez nous soutenir en faisant un don défiscalisé.