Le champ de mines de la Constitution égyptienne

Vers des purges dans l’armée ? · Dans un article polémique, ce militant égyptien déclare avoir voté « oui » à la nouvelle Constitution, adoptée le 18 janvier par référendum, bien qu’il trouve le texte « stupide ». Un « oui » provocateur, « pour mettre les gens en face des conséquences de leur vote ».

Référendum constitutionnel — Bulletins de vote.
PressTV, 18 janvier 2014.

Le référendum sur la Constitution est donc passé haut la main, comme prévu. Selon les résultats officiels, plus de vingt millions d’électeurs ont voté « oui » à 98 %. Il faut rappeler que l’immense majorité d’entre eux n’avaient pas pris la peine de lire la Constitution et se moquaient même de savoir ce qu’il y avait dedans. Ce qu’ils voulaient, c’était mettre un point final à la question de la légitimité des Frères musulmans, pour permettre à la nation de passer à la phase suivante. Je fais partie de ceux qui ont lu la Constitution. Et je dois dire que j’ai voté « oui » avec un grand sourire. Pas pour les raisons évoquées plus haut, mais à cause des nombreuses bombes à retardement cachées dans le texte. Il est tellement stupide que je me devais de voter pour lui, juste pour mettre les gens en face des conséquences de leur vote. Ne vous y trompez pas : cette Constitution est un champ de mines, et elles exploseront au visage de tout le monde.

Prenez l’armée, par exemple. On s’est surtout inquiété de savoir si le texte permettait à des tribunaux militaires de juger des civils. Peu de gens ont remarqué que grâce à la Constitution, la justice militaire deviendra l’appareil judiciaire le plus puissant et le plus indépendant de toute l’Égypte. Elle échappera totalement au contrôle du ministre de la défense et aura même le pouvoir de le juger, lui ou n’importe quel autre membre des forces armées, si elle en a envie. Et pourquoi, croyez-vous ? Pas pour assommer la population avec encore plus de procès militaires : la structure en place jusqu’ici le faisait très bien. Donc, si les nouvelles règles ne concernent pas les civils, elles doivent viser les militaires. Les membres de la haute hiérarchie de l’armée qui ont proposé ces articles ne pouvaient ignorer qu’ils contrôlaient déjà la justice militaire. Alors pourquoi ? La seule explication raisonnable, c’est que le nouveau système va servir à des règlements de comptes internes. Les haut-gradés à l’origine de la loi pourront faire mettre en accusation n’importe lequel de leurs rivaux, en ayant l’air de n’y être pour rien. Si nous admettons cette hypothèse, il y a deux conclusions à en tirer. Premièrement, le sommet de la hiérarchie militaire n’est pas aussi homogène que ce que l’on aimerait nous faire croire. Deuxièmement, un groupe d’officiers supérieurs se prépare à en éliminer un autre. Bref, nous sommes peut-être à la veille de la « guerre des généraux ». Cela vaut la peine d’y réfléchir une minute.

Des imbéciles ou des nostalgiques

En dehors des questions militaires, la Constitution contient une très curieuse série d’articles qui fixent des pourcentages pour le financement des services sociaux, dans les domaines de la santé et de l’éducation. Ces articles sont curieux parce que ces pourcentages ne sont pas liés aux revenus de l’État, mais au Produit intérieur brut (PIB). Le gouvernement a maintenant l’obligation de consacrer 10 % du PIB à l’éducation, à la santé et à la recherche scientifique. Avec un PIB d’environ 260 milliards de dollars, cela donne cette année un montant de 26 milliards, soit 180 milliards de livres égyptiennes affectées à la santé et à l’éducation. Et dans l’hypothèse où, Dieu nous en garde, notre PIB augmenterait l’année prochaine, le montant de ces dépenses augmenterait en proportion. Inutile de dire que nous ne disposons pas de tels montants. Et que celui qui a imaginé ce ratio est ou bien un imbécile incapable de faire la différence entre le budget de l’État et le PIB, ou bien un nostalgique de l’époque de l’industrie nationalisée. Car si on relie cet article à un autre, qui institue la progressivité de l’impôt, il n’existe qu’un moyen pour que le prochain budget ne soit pas anticonstitutionnel : une augmentation démente des taxes dans tous les domaines. Nous parlons ici d’un niveau d’imposition « à la Hollande », pour ceux qui savent ce qui se passe en France… Ce n’est pas une bonne nouvelle pour l’économie.

Pour sortir de son marasme économique, il faut à l’Égypte un taux de croissance phénoménal, et donc un énorme afflux d’investissements nationaux et internationaux. Ces investissements ne viendront pas si on ajoute à l’insécurité, à l’instabilité et à la corruption d’un gouvernement inefficace un niveau d’imposition très élevé. Il aura pour effet la stagnation, la fuite des cerveaux et des capitaux, sans oublier la tonte à ras des capitaux que nos hommes d’affaires les plus riches ont réussi à préserver durant ces trois dernières années. La conclusion est inévitable : ou bien ces hommes d’affaires feront passer leur argent ailleurs dès l’entrée en vigueur de ces augmentations, ou bien ils feront pression pour l’amendement de ces articles à la première occasion. Ce qui augure d’un nouveau référendum après les élections et législatives et présidentielle. Ce sera notre énième scrutin en moins de quatre ans. Et on dit que les Égyptiens ne sont pas dévoués à la démocratie !

Boucher les trous à court terme

Les adeptes de la théorie du complot en déduiront que les militaires ont imaginé ces articles pour éliminer la dernière base de pouvoir qui leur échappe encore : la richesse privée. Cette option très nassérienne est sans doute en phase avec l’état d’esprit qui règne en ce moment, mais l’économie égyptienne n’a pas les moyens de revivre ces années-là. Pour avoir seulement l’espoir de répondre dans l’avenir aux demandes d’une population toujours plus nombreuse, le pays a besoin d’un secteur privé en pleine forme et en pleine croissance. Mais comme la vision à long terme n’est pas notre fort, le gouvernement pourrait très bien s’en tenir à la solution inverse pour résoudre ses problèmes : prendre tout simplement l’argent des riches pour boucher les trous à court terme, quitte à en affronter les conséquences plus tard. Et comme « plus tard » sera exactement un an après la mise en place de cette stratégie et que les conséquences seront une récession comme l’Égypte n’en a jamais connu, cela se terminera mal pour tout le monde.

Qui sait ? Peut-être qu’à la suite de tout cela, nos dirigeants autoriseront une vraie campagne pour le « non, » mais j’en doute fort. De toute évidence, nous sommes dirigés par des gens qui ne voient pas plus loin que le bout de leur nez.

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