On ne peut rien dire sur l’islam !

Le spectre d’Édouard Drumont plane sur l’édition · « L’islam, un sujet sur lequel on ne peut pas s’exprimer », déclarait Michel Onfray en 2015. Depuis, nombre de chroniqueurs, de journalistes et d’éditorialistes répètent à l’envi que l’islam serait un thème tabou. Et pourtant, la production éditoriale concernant ce « problème » n’a jamais été aussi abondante. Et autant de parti pris.

Édouard Drumont (BNF Gallica), Michel Houellebecq (Fronteiras do pensamento), Éric Zemmour (The supermat).

En 1886 fut publié La France juive, essai d’histoire contemporaine, ouvrage de 1200 pages en deux tomes, comportant une multitude de références ainsi qu’un index des personnalités juives et de leurs « alliés » désignés comme les responsables, tant du dérèglement moral de la France que de l’effondrement bancaire. Édité par Flammarion, grâce à l’appui financier d’Alphonse Daudet, le livre bénéficia d’une ample publicité dans la presse, notamment de la part du Figaro, au point de devenir un best-seller vendu à plus de 60 000 exemplaires la première année. Il fit l’objet de plus de 200 rééditions. Léon Poliakov faisait remarquer que le succès du livre suscita en France une vogue de production de titres antisémites, de « la Russie juive » à « l’Algérie juive », en passant par « l’Angleterre juive » ou « l’Autriche juive ».

Édouard Drumont fut un essayiste hystérique et besogneux à la plume médiocre, guidé par une brûlante soif d’ambition et de notoriété. L’antisémitisme éditorial fut pour lui le moyen d’assouvir ce désir d’ascension et de succès littéraire. Fondateur du journal La Libre Parole, il fit de ce titre le principal émetteur de la propagande anti-dreyfusarde en 1894 (et même avant, dès la nomination de Dreyfus en tant que capitaine stagiaire), opinion partagée par la quasi-totalité de la presse française, du Petit Journal à La Croix. Ce ne fut qu’en 1898, après le « J’accuse » de Zola que le camp dreyfusard sortit de la marginalité. Drumont fut élu en mai de cette même année député d’Alger sous l’étiquette du « groupe antisémite » dont il fut le dirigeant à l’Assemblée. Il bénéficiait en Algérie du soutien des agitateurs coloniaux européens (parmi lesquels Max Régis), qui furent les véritables introducteurs de l’antisémitisme en Afrique du Nord.

De la fin du XIXe siècle jusqu’à l’occupation allemande de la France pendant la seconde guerre mondiale, il fut l’une des principales références du large courant antisémite français. Dans un entretien publié par Ouest-France le 31 octobre dernier, Emmanuel Macron s’est récemment dit « frappé par la ressemblance entre le moment que nous vivons et celui de l’entre-deux-guerres ». « Dans une Europe qui est divisée par les peurs, ajoutait le président de la République, le repli nationaliste, les conséquences de la crise économique, on voit presque méthodiquement se réarticuler tout ce qui a rythmé la vie de l’Europe de l’après-première guerre mondiale à la crise de 1929 ».

Antisémitisme hier, islamophobie aujourd’hui

Certes, l’histoire ne repasse pas les mêmes plats que la veille ; en revanche, les formes d’exutoire politique et social en période de crise empruntent des chemins similaires, même lorsqu’ils se fixent sur des populations différentes. C’est pourquoi antisémitisme, islamophobie et xénophobie forment un même système, ce dont a tragiquement témoigné l’attentat contre la synagogue de Pittsburgh. Robert Bowers, le responsable de la fusillade qui a fait onze morts le 27 octobre dernier reprochait aux sociétés d’aide juives de faire venir des envahisseurs musulmans sur le sol américain. De même, en Europe, à la suite de Viktor Orban, des courants d’extrême droite désignent encore le magnat américain George Soros comme « le financier mondial de l’immigration et de l’islamisme », selon le titre du magazine Valeurs actuelles (10-16 mai 2018), usant d’une rhétorique proche du thème du complot juif.

Les productions éditoriales de cette année montrent une part démesurée d’ouvrages consacrés aux dangers de l’islamisation, juxtaposés à ceux de l’immigration, de l’incivisme scolaire ou de la criminalité. Cette multiplication s’est accélérée à l’occasion de la rentrée littéraire. Le bal a été ouvert début 2018 avec la publication chez Grasset de La ruée vers l’Europe : la jeune Afrique en route pour le Vieux Continent, par Stephen Smith. Ancien journaliste à Libération et au Monde, Stephen Smith s’était illustré en publiant en 2003 Négrologie : Pourquoi l’Afrique meurt. Il y faisait porter la responsabilité de l’absence de développement sur les incompétences intrinsèques, voire congénitales, des Africains, au point d’écrire que « si 6 millions d’Israéliens pouvaient par un échange démographique, prendre la place des Tchadiens à peine plus nombreux, le Tibesti fleurirait et une Mésopotamie africaine naîtrait sur les terres fertiles entre le Logone et le Chari ». De sévères critiques lui furent adressées par Le Monde diplomatique1 et par l’économiste François-Xavier Verschave, fondateur de l’association Survie, qui a coécrit Négrophobie avec Odile Tobner et Boubacar Boris Diop en guise de réponse aux « négrologues », journalistes françafricains et autres falsificateurs de l’information.

Le juteux marché des exutoires politiques

Smith tente un comeback, usant d’une réputation d’expert pour participer à la mise en scène de la peur de l’immigration. Celui que les auteurs de Négrophobie qualifiaient de « maître des faux scoops » réactualise le cliché de la bombe démographique africaine dont les rejetons se tiennent prêts à déferler sur une Europe assiégée. La thèse oublie que l’essentiel des flux migratoires africains s’effectue à l’intérieur même du continent et ne mentionne pas non plus que le nombre de migrants en direction de l’Europe est en baisse. L’ouvrage a reçu le soutien enthousiaste de La Revue des Deux Mondes, sa directrice Valérie Toranian le qualifiant de « livre le plus important du printemps ».

Fin août c’est Iannis Roder, professeur d’histoire et géographie, coauteur des Territoires perdus de la République (Mille-et-une nuits, 2002), qui publiait chez Odile Jacob, Allons z’enfants… la République vous appelle, sous-titré 20 ans d’expérience d’un prof de Saint-Denis. L’auteur s’y livre avec peu de finesse à une stigmatisation de ses propres élèves, dont on comprend vite qu’ils sont de famille musulmane ou « issus de l’immigration », suspects dès lors qu’ils ne participent pas à la minute de silence après l’attentat contre Charlie-Hebdo, quand ils ne sont pas décrits comme résolument antisémites, sexistes, homophobes, etc. Bref, Les Territoires perdus de la République II, le retour.

Le 12 septembre, Albin Michel publiait le Destin français d’un Éric Zemmour invité à déverser impunément sur tous les plateaux ses provocations racistes en guise de promotion, tout en se plaignant d’y être boycotté. Le 27 septembre, il était relayé par Laurent Obertone qui publiait aux éditions Ring La France interdite. La vérité sur l’immigration. Obertone y apporte de fumeux alibis à la théorie dite du « grand remplacement », n’hésitant pas à l’agrémenter de thèses hygiénistes faisant des migrants des porteurs de pathologies susceptibles de contaminer l’Europe. Lui aussi a été un « bon client » des plateaux.

Au mois d’octobre, La Revue des Deux Mondes entrait dans la course en publiant un numéro spécial intitulé « L’islamo-gauchisme, histoire d’une dérive ». Jacques Julliard s’y entretient avec Valérie Toranian et sa contribution est un chef-d’œuvre d’empilement puis de mélange des concepts afin de créer de la confusion. Julliard, qui attribue la paternité de l’expression « islamo-gauchisme » à Pierre-André Taguieff, y voit une « haine de l’identité française », mais aussi un « néo-vichysme » dont les partisans seraient tantôt des « collabos », tantôt, à l’instar de ceux du parti communiste, des « compagnons de route ». On notera que lorsque Julliard projette de la sorte d’hypothétiques « islamo-gauchistes » dans le camp de l’anti-France, il adopte lui-même la méthode et la rhétorique que Vichy employait à l’encontre des « judéo-bolchéviques ».

Le 17 octobre, les éditions Fayard publiaient Inch’Allah ! L’islamisation à visage découvert, résultat d’une enquête menée par les étudiants en journalisme de Bernard Davet et Fabrice Lhomme. La promotion du livre a été assurée grâce à la diffusion du documentaire La plume dans la plaie diffusé sur la chaine LCP. Des étudiants en journalisme ont été cornaqués par Davet et Lhomme afin d’enquêter sur l’islamisation de la Seine–Saint-Denis. Le film confirme tant l’autoritarisme « bébête » que la superficialité des méthodes de ces nouveaux Bouvard et Pécuchet2 répétant à des étudiants initialement dubitatifs (ils le seront moins par la suite) que « ça va ! Il faut pas se prendre la tête ! » ou qu’il « faut se faire plaisir ! ». Résultat : un livre bâclé et racoleur, bourré de clichés, mais encadré par une solide promotion qui le hisse en tête des ventes. Plusieurs « enquêtés » se sont depuis plaints de la déformation de leurs propos comme de la réalité décrite par les deux journalistes et leurs étudiants.

Le 24 octobre, Fayard récidivait avec la publication de La guerre secrète. L’islam radical dans le monde du travail, de Philippe Lobjois et Michel Olivier. Début novembre, ce sont enfin les éditions du Rocher qui publiaient le non moins sensationnaliste L’islam à la conquête de l’Occident. La stratégie dévoilée, de Jean-Frédéric Poisson. Cet inventaire serait incomplet si l’on n’y incluait la Une de Valeurs actuelles fin octobre titrant sobrement « Houellebecq, la grande prophétie ». Le magazine y retranscrivait le discours sur le « déclin de l’Occident » de l’auteur de Soumission lors de la réception de son prix Oswald Spengler. Interviewé, Houellebecq y rend hommage à Éric Zemmour, précisant cependant que, selon lui, le « suicide français » se rapproche davantage d’un « assassinat » dont les auteurs, faute d’être cités, seront aisément reconnaissables3.

Silence des intellectuels

Cette avalanche de titres semble confirmer l’opinion exprimée naguère par Patrick Buisson selon laquelle « Ce sont les réacs qui font le spectacle et le débat d’idées », et témoigne surtout qu’il y a un juteux marché de la peur de l’islam et de l’immigration, remarquablement exploité par les éditeurs. Sur le terrain de ce marché éditorial — l’un des principaux foyers de la production des idées —, il y a, en effet, une ressemblance avec l’entre-deux-guerres. Comme le rappelle Michel Winock dans le magazine L’Histoire de ce mois de novembre : « L’antisémitisme était ainsi devenu un marché éditorial pour les publicistes et, dans ses calculs, cet élément commercial n’était pas absent des motivations de Céline. Il avait raté la sortie de son roman Mort à crédit ; il prenait sa revanche. Bagatelles4 fut un grand succès de librairie. »5.

Il y a bien une vie ultérieure de l’antisémitisme occidental réincarné en islamophobie, et qui ne se contente pas de le remplacer, car il alimente aussi sa propre résurgence. Est-ce vraiment étonnant qu’Éric Zemmour, contempteur féroce de l’islam, se fasse le défenseur du régime de Vichy et de Philippe Pétain qui auraient permis de sauver des Français juifs ?

À bien y réfléchir, il y a toutefois une différence par rapport aux années 1930 : celle de la faiblesse, voire de l’absence d’un mouvement intellectuel et politique d’ampleur à même de dresser une force contre cette hégémonie culturelle qui cherche à faire passer l’islam et l’immigration pour des périls majeurs.

1Fred Eboko, « « Négrologie » : chère Afrique cauchemar », Manière de voir n° 79, « Résistances africaines », février-mars 2005.

2Référence à un roman inachevé de Gustave Flaubert où les personnages éponymes donnent leurs opinions qui ne sont que des poncifs.

4[[Référence à Bagatelles pour un massacre (1937).

5« Comment l’antisémitisme est devenu un « crime », in L’Histoire, n 453, novembre 2018.

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