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Gaza. La poésie contre l’apocalypse

Gaza, y a-t-il une vie avant la mort ? C’est la question que posent Abdellatif Laâbi et Yassin Adnan en titre de leur Anthologie de la poésie gazaouie d’aujourd’hui aux éditions Points. Vingt-six voix d’autrices et d’auteurs disent l’enfer du génocide et l’indifférence du monde mais aussi la détermination des Palestiniens à rester sur leur terre.

Plage animée au crépuscule, avec des gens dans l'eau et sur le sable.
Gaza, 8 juin 2025. Des Palestiniens se rassemblent sur la plage pour échapper à la chaleur.
© Omar Al-Qattaa / AFP

À 83 ans, éternel contestataire, le poète Abdellatif Laâbi reste fidèle à ses combats, notamment celui pour la décolonisation de la Palestine. Créateur de la revue culturelle et de réflexion Souffles (Anfas), au Maroc, en 1966, militant communiste et fondateur du mouvement d’extrême gauche Ila Al Amame (« En avant »), il est arrêté et torturé en 1972, détenu au terrible bagne de Kenitra jusqu’en 1980. Il doit sa libération, à peine anticipée, à une campagne internationale de soutien aux prisonniers. Devenu écrivain et traducteur, il rejoint la France quelques années plus tard pour continuer à porter son écriture et sa voix insoumises dans des romans et essais, de la poésie, du théâtre, des livres pour enfants. Il fut, au cours de sa carrière, le traducteur lumineux de la poésie de Mahmoud Darwich et de Samih Al-Qassim, entre autres. Dès 1970, il traduit et met en forme une première anthologie : La Poésie palestinienne de combat, éditée chez PJO, suivie vingt ans plus tard d’une deuxième : La Poésie palestinienne contemporaine, aux éditions Messidor (Paris). En 2022, l’Anthologie de la poésie palestinienne d’aujourd’hui, éditée chez Points, révèle de nouvelles générations d’auteurs et d’autrices et analyse le contexte de l’occupation israélienne, sans cesse intensifiée.

Inlassable dénonciateur du silence

Dans Gaza, Y a-t-il une vie avant la mort ?, treize poétesses et treize poètes, nés entre 1974 et 1998, originaires de Gaza, Jérusalem, Ramallah ou de leur pays d’exil, interpellent les vivants, entre prière et colère. Leurs poèmes, qu’Abdellatif Laâbi a traduits, ont été réunis par l’écrivain marocain Yassin Adnan, cofondateur, dans les années 1990, de la revue L’Algarade poétique et auteur de plusieurs recueils de poésie et d’un roman, Hot Maroc (Actes Sud, 2020). Ils sont présentés par auteur, après une courte biographie. Abdellatif Laâbi, inlassable dénonciateur de l’hypocrisie et du silence qui étouffent le destin du peuple palestinien « abandonné par les dieux et les hommes », éclaire aujourd’hui encore les ressorts de la tragédie qui décompose Gaza, « ce nom qui, juste à le prononcer, écorche les lèvres et brûle les poumons ». Dans l’introduction, « L’empire de la mort. L’ilôt prodigieux de la poésie », il alterne désespoir et espoir, anéantissement et foi dans la résistance, haine et amour.

Taisez-vous ! Laissez nous parler.

L’apostrophe est brutale. Mais ce que les Gazaouis traversent se situe au-delà encore. Que peut alors la poésie face à l’inhumanité ? Suit le relevé topographique de la mort exposée sous toutes ses formes par celles et ceux qui la vivent en direct, et dont les poèmes resteront les derniers mots. Comme ceux de Rifaat Al-Aareer, tué par un bombardement israélien le 6 décembre 2023, qui ouvre le recueil sous forme d’injonction :

Si je dois mourir
il faut que toi
tu vives
pour raconter mon histoire
 Si je dois mourir »)

Ou de Noureddine Hajjaj, tué par l’armée israélienne le 3 décembre 2023 :

Gaza est en train d’être rayée de la carte. Chaque jour la vie la quitte, sans réapparaître le jour suivant. Qui sait ? La nouvelle de ma mort sera publiée demain.
 Textes »)

Un état des lieux fait de désolation, mais Laâbi veut croire à la puissance et à la transcendance de la poésie, à ce qu’elle transmet de détermination, à ce qu’elle invente comme résurrection d’humanité, dans la continuité de l’œuvre inaltérable de Darwich.

La promesse de l’avenir

L’anthologie, cette chorale polyphonique, est aussi le lieu du renouvellement des écritures :

Partout, on ampute
et je ne sais pourquoi les fleurs continuent à pousser dans les jardins
qu’elles poussent ailleurs
opaques
terrifiantes
obscures
 Que les embarcations emportent les enfants vers autre chose », Nour Baaloucha)

Face au péril d’un peuple qu’on éradique, à la hantise de la disparition, le lien à la terre, la relation sensuelle avec les oliviers et les amandiers, le soin apporté aux êtres vivants sont brandis comme un bouclier, la promesse de l’avenir. Aujourd’hui, les perspectives semblent figées devant le spectacle inlassablement répété des sévices infligés aux populations et au paysage. Gaza n’est plus que ruine et poussière ; en Cisjordanie, la colonisation et la destruction se déploient sans limite. Plus rien ne sera comme avant, malgré tout, un peuple se tient debout. Dans ce chaos, les femmes s’affirment vigies protectrices de leur famille, garantes de la reconstruction. Pour Niamat Hassan :

À Gaza
la mère ne dort pas
Elle tend l’oreille à la pénombre
en surveille les alentours
distingue les bruits un à un
pour qu’ils lui inspirent l’histoire qu’il faut
pour bercer ses enfants
Et quand tout le monde s’endort
elle se dresse tel un bouclier
face à la mort
 La mère, à Gaza »)

Dans « Morosité ordinaire », Hind Joudeh demande :

Qui rendra aux femmes de Gaza leur morosité
ordinaire
leurs balais
leurs ustensiles de cuisine
et la réunion de la famille autour de leurs plats chauds ?

Puis interroge son geste :

Que peut bien vouloir dire être poète en temps de guerre ?
 Une poétesse en temps de guerre »)

Et y répond de mille façons désarmantes.

Dans « Merci à la dernière roquette », elle restitue le vertige éprouvé entre l’enfer vécu et l’indifférence d’un monde se refusant à condamner. Et ne craint pas d’invectiver ceux qui se contentent « de regarder en silence » :

Moi qui, dans le puits, n’ai pas de frères
tes loups m’ont dévorée toute nue
Nul témoin de ma tragédie
Moi l’affligée

Ils sont un et une, ils sont des dizaines, des centaines à ne pas vouloir que l’on « pleure avec eux » mais à s’interroger sur ce « que peut faire un poème », à dire chacun dans leurs mots, dans leur histoire, dans leur vécu l’abomination de ce qu’ils endurent et leur détermination à durer. Leur voix déchirée mais puissante requiert que nous élevions la nôtre.

Cette anthologie sera présentée à la 42e édition du Marché de la poésie, du 18 au 22 juin, place Saint-Sulpice, à Paris, et dont la Palestine sera bien l’invitée d’honneur.

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