Cinéma

Youssef Chahine, miroir de la contre-révolution égyptienne

Il y a 50 ans, en mai 1973, Al ‘Osfour ou Le Moineau de Youssef Chahine était projeté au festival de Cannes. Récupéré par la contre-révolution culturelle menée par le président Anouar El-Sadate, le film entame une réflexion sur les raisons de la défaite de juin 1967, et plus généralement du socialisme nassérien, que Chahine poursuit dans Le Retour de l’enfant prodigue, sorti en 1976.

Détail de l’affiche du film Al ‘Osfour (Le Moineau) de Youssef Chahine, 1972

Il a été projeté quatre fois à Cannes sur demande pressante des critiques, où il a été présenté comme un film algérien, avant d’être enfin autorisé sur les écrans en Égypte. Voilà le drôle de sort qui a été réservé au film Al ‘Osfour ou Le Moineau de Youssef Chahine en 1973, une production égypto-algérienne censurée par la commission de contrôle du Caire l’année précédente, en plus d’avoir provoqué l’ire du ministre de la culture Youssef Sibai. Le réalisateur alexandrin était accusé de présenter une œuvre qui ne se contentait pas de pointer une « soi-disant » corruption à l’intérieur du pays, mais de regarder vers le passé, vers cette indélébile défaite de juin 1967, alors que le régime d’Anouar El-Sadate se préparait à libérer le Sinaï occupé par Israël. Une expression qui revient régulièrement dans le film, sous la plume du journaliste Youssef Fathelbab, interprété par Salah Kabil, aurait particulièrement dérangé : « les voleurs légitimes ».

Entre 1969 et 1976, Youssef Chahine entreprend de comprendre et de faire comprendre l’échec du nassérisme au lendemain de la Naksa1 qui ne peut pas se réduire pour lui à une défaite militaire, et la nécessité de ne pas refaire les erreurs du passé, dans l’ivresse de la « victoire » d’octobre 1973. Ce projet, il s’en explique dans le texte qui apparaît dans le carton d’introduction du Moineau :

Dans les rues du Caire, d’Alger, de Tunis, de Bagdad, enfin dans toutes les capitales arabes […], la jeunesse m’arrête : dis Youssef, qu’est-il arrivé en juin 67 ? D’où est venue la défaite ? Pourquoi ?

En posant ces questions, Chahine, dont les films sont pourtant profondément égyptiens, devient un cinéaste qui parle pour toute la région. Le Moineau comme Le Retour de l’enfant prodigue (1976) présentent une critique de la corruption, un règlement de compte avec l’ancienne génération, qui passe par un « meurtre du Père » (de la Nation) — Gamal Abdel Nasser — quasi psychanalytique et, malgré tout, un pari sur l’avenir.

Un « jour qui n’arrive jamais »

Pour l’écriture du scénario du Moineau, Chahine fait appel à l’intellectuel de gauche Lotfi Al-Khouli, qui a fait deux séjours en prison sous Nasser. Le fil rouge du film est la chanson de Cheikh Imam « Bahiya », une ode à l’Égypte écrite par Ahmed Fouad Negm en 1969 lors d’un séjour du tandem en prison, et qui donnera son nom à l’un des personnages principaux du film : « Bahiya est la mère du monde », dit un des personnages, le journaliste Youssef Fathelbab au capitaine Raouf, reprenant pour le compte de cette couturière du quartier d’Al-Husseïn le surnom précisément de l’Égypte. Chahine offre déjà une place de choix ici à la musique en faisant reprendre la chanson par différents personnages du film, lui qui a mis en scène des stars de la chanson, de Dalida (Le Sixième Jour, 1986) à Mohamed Mounir (Le Destin, 1997) en passant par une adaptation cinématographique de la pièce musicale de Fairouz Biyya’ el-khawatem (Le Vendeur de bagues), également en 1973. Dans Le Retour de l’enfant prodigue en 1976, il passe au mode de la tragédie musicale, et c’est la toute jeune Majda El-Roumi, devenue plus tard la célèbre chanteuse libanaise que l’on connaît, qui joue le rôle de Tafida.

Chahine pointe son doigt accusateur dans Le Moineau vers la nouvelle caste dirigeante, cadres du parti ou officiers, qui n’a évincé la vieille aristocratie que pour en reprendre les pratiques. L’action du film tourne autour de la poursuite d’Abou Khedhr, un criminel à la tête d’un réseau de trafic sur le chantier d’une usine à Assiout, en Haute-Égypte, dont les bénéficiaires se trouvent dans les cercles du pouvoir.

L’officier de police Raouf Gaber Zidane est chargé par ceux qui veulent faire d’Abou Khedhr le seul bouc émissaire, de le capturer mort ou vif, dans une région qui respire la misère et où la présence de ces hommes en uniformes blancs est vécue comme une agression quotidienne par les habitants. Le journaliste Youssef Fathelbab lui explique le mal qui gangrène le secteur public et les chantiers nationaux, jadis symbole de la politique socialiste de Nasser : « Cela fait 6 ans que cette usine est sur le point de voir le jour, et ce jour n’arrive jamais, sans cesse reporté par tel Pharaon ou tel autre ». Les deux hommes se retrouvent, avec Bahiya et sa fille Fatma au Caire, à vouloir démanteler tout le réseau et révéler le scandale au grand jour, chose qui passe par un défi à l’autorité paternelle. Dans une scène, le père du journaliste — un puissant homme d’affaires — et celui adoptif de Raouf, un haut gradé de la police, tous deux impliqués dans ce trafic, sont interrompus dans leur conversation par une secrétaire qui annonce au premier : « Le bureau exécutif de l’Union socialiste2 vous demande au téléphone ». Le plan de cette scène est coupé en diagonale par une rampe d’escalier où l’on aperçoit d’un côté la secrétaire, de l’autre les deux complices, faisant valoir dans un même cadre les deux facettes de cette nouvelle élite.

Échapper à sa classe

Dans Le Retour de l’enfant prodigue, Tolba El-Madbouli représente un autre type d’opportuniste qui a construit sa fortune sur le dos d’autrui : cet homme qui n’a pas fini sa formation à l’académie militaire a profité de la vague de nationalisation pour racheter à un khawaga (un Européen) son usine pour trois francs six sous. C’est un patron sans pitié qui maltraite ses ouvriers et peut les licencier sans ménagement. Lorsqu’un régiment se trouve stationné non loin de sa ‘ezba (sa ferme) au lendemain de la « guerre d’usure »3 entre l’Égypte et Israël, il tente d’activer ses vieilles connaissances à la conquête d’un nouveau marché. Autant d’affaires qu’il réussit à faire fructifier grâce à l’argent de Fatma, la sœur de sa défunte femme, qu’il a violée, mais espère épouser. Entre-temps, il surveille de près son fils Ibrahim, tout frais bachelier amoureux de sa camarade Tafida, une jeune fille déterminée et féministe, dont le père est un ouvrier algérien dans l’usine de Tolba.

Cela fait 12 ans que Fatma, la belle-sœur de Tolba, attend le retour du frère de ce dernier, Ali, qu’elle espère épouser. Ali est parti contre l’avis de la famille poursuivre des rêves de justice et de grandeur. Son retour se fait sous le signe d’un double échec, le sien et celui du nassérisme : victime de la corruption d’un promoteur immobilier, il se retrouve accusé de l’effondrement d’un immeuble et condamné à quelques années de prison, dont il sort juste à temps pour assister aux funérailles de Gamal Abdel Nasser. Il retourne chez lui les mains vides et finit — pour un temps — par rentrer dans le rang. Hassouna, l’ouvrier algérien père de Tafida, lui demande dans la chanson « Echare’ Limin » (La rue est à qui ?) : « Alors, tout ce qu’on a rêvé, c’était un mirage ? » Et à Ali de répondre : « Un mirage aveuglant ». Mais le chœur pointe vers lui des doigts accusateurs : « Alors tu t’es perdu en route ».

L’espoir d’une nouvelle génération

Hassouna est une figure paternelle positive, chose rare dans ces deux films où les pères sont soit des tyrans, soit d’une manière ou d’une autre, absents. Il y a d’abord la crise du père : dans Le Moineau, Raouf installe ses quartiers chez Bahiya quand il découvre que le major Ismaïl, représentant de l’État, n’est pas son véritable père, et que ce dernier, mort, était en réalité un artiste. Son ami le journaliste Youssef Fathelbab et le jeune Ibrahim El-Madbouli, fils de Tolba, dans Le Retour de l’enfant prodigue ont en commun un père tyrannique. Tolba s’est imposé comme le patriarche face à un père toxicomane, interprété par Mahmoud Al-Melligui, qui rêvait de cultiver le désert et finit par se réfugier dans les vapeurs de la drogue, ravivant sa nostalgie pour le Paris de sa jeunesse.

« Il ne faut pas refaire les erreurs du passé », dit Youssef Chahine dans une interview où il commente son film de 1976. Place alors à la nouvelle génération. Dans une scène de mise en abîme, Ibrahim El-Madbouli (incarné par Hicham Selim) et Tafida (incarnée par Majda Erroumi) rejouent en chanson la scène où Tolba El-Madbouli veut empêcher son frère Ali de partir, sous les yeux de ce dernier. Reproduisant le même schéma, Tolba enfermera son fils Ibrahim dans sa propre usine pour l’empêcher de partir à son tour et de voler de ses propres ailes. Partir pour étudier à l’étranger comme il le souhaite ? « Pourquoi partir étudier ailleurs ce que tu peux étudier dans ton propre pays ? », interroge Tafida, qui a fait le choix de l’université d’Alexandrie. Dans un final shakespearien, auteur que Chahine affectionne particulièrement comme le rappelle la mention de Hamlet dans Le Moineau (« Il y a quelque chose de pourri au royaume du Danemark », dit Youssef Fathelbab d’un air théâtral en se comparant à Hamlet), la famille El-Madbouli finit par s’entretuer, tandis que le couple adolescent formé par Ibrahim et Tafida part à l’aube, vers un avenir plus radieux.

S’attaquer à l’héritage nassérien

La censure du Moineau advient dans un contexte où, dès 1972, le régime de Sadate commence à surveiller de très près les films projetés dans les salles ainsi que les pièces qui se jouent sur les planches. Mais au lendemain de la guerre d’octobre 1973 qui permet à l’Égypte de reprendre le Sinaï, les critiques formulées par Chahine sont enfin autorisées, pour venir nourrir une production culturelle dont l’objectif est de s’attaquer à l’héritage nassérien.

En 1975 sort le film Al Karnak d’Ali Badrakhane, qui était assistant-réalisateur sur Le Moineau. Dans cette adaptation du roman de Naguib Mahfouz, on suit un groupe d’étudiantes incarnées par Nour Cherif, Souad Hosni et Mohamed Sobhi qui, pour avoir osé formuler de vagues critiques à l’encontre du pouvoir, sont arrêtés, torturées et forcées à signer des aveux qui les transforment en espionnes de leurs propres camarades d’université. La police politique nassérienne y est dépeinte sous le jour d’une administration paranoïaque, suspicieuse et cynique, qui va jusqu’à arrêter un député questionnant ses méthodes. Ici, ce n’est ni la corruption ni l’avidité de la nouvelle élite qui mène à la défaite de 1967, mais la tyrannie politique… jusqu’à l’arrivée de Sadate. Un gros plan sur la une d’un journal met en valeur l’amnistie de 1971 qui permet la libération des prisonniers politiques, et redonne espoir aux étudiantes d’hier qui ont survécu à la répression, désormais mobilisées dans l’effort de la guerre d’octobre 1973.

Si la critique de Chahine ne ménage pas le régime de Nasser, elle a cette double particularité de ne pas ériger le régime de son successeur en exemple, ni d’épouser la politique libérale de l’infitah4. En choisissant comme compositeurs pour les chansons du Retour de l’enfant prodigue Salah Gahine, Kamal Tawil et Baligh Hamdi — ceux-là mêmes qui avaient composé les chansons d’Abdelhalim Hafez à la gloire de Nasser, Youssef Chahine énonce sa position de critique interne, celui qui donne à voir le point de vue d’un cinéaste alliant le pessimisme de la connaissance à l’optimisme de la volonté. Une volonté incarnée par Bahiya dans la scène finale du Moineau qui sort dans la rue en réaction au discours de démission de Nasser après la défaite de juin 1967 : elle court en avançant vers la caméra — vers l’avenir —, sort presque du cadre, pour scander avec détermination : « Non, jamais ! Nous nous battrons ! ».

1« Terme moins connu que celui de "Nakba" (…), la Naksa (littéralement, la « rechute »), se rapporte à la fois à la défaite face à Israël au terme de la guerre des Six Jours, en juin 1967, à l’exode des 300 000 Palestiniens qui quittèrent — d’une manière ou d’une autre — leur foyer en Cisjordanie, à Gaza ou à Jérusalem-Est, mais aussi — et surtout — à l’interruption brutale du grand dessein de l’État arabe progressiste, nationaliste et moderniste qu’incarnaient le nassérisme et le baasisme. », Bassma Kodmani in Le Monde diplomatique.

2Le parti de Nasser.

3Après la défaite arabe de juin 1967, la « guerre d’usure » a opposé l’Égypte aux forces israéliennes occupant le Sinaï. Elle a pris fin avec la signature d’un accord de cessez-le-feu le 8 août 1970, dans le cadre du plan américain appelé le Plan Rogers.

4Après la guerre d’octobre 1973, Anouar El-Sadate entame sa politique d’« ouverture » qui prend ses distances avec la doctrine et les positions politiques de Gamal Abdel Nasser, et entreprend une transformation libérale de l’économie du pays.

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