Fractures à gauche

Gaza. Sérieuses fritures sur la ligne au Parti communiste français

De nombreux communistes s’inquiètent de ce qu’ils estiment être une mollesse dans la riposte de leur parti depuis le 7 octobre 2023. Ils ajoutent que si une partie de la direction joue profil bas sur la solidarité avec Gaza, c’est d’abord pour préparer les esprits à un changement de ligne sur l’analyse du conflit et sur l’organisation de la solidarité. Les enjeux du débat n’ont donc rien d’anodin.

Siège du Parti communiste français à Paris, le 17 Septembre 2016.
Wikimedia Commons

C’est un débat où les mots volent parfois bas, sans toutefois franchir le plafond invisible entre polémiques internes et place publique. Certes le Parti communiste français (PCF) semble toujours aux premières loges de la solidarité avec la Palestine et les Palestiniens, Fabien Roussel le réaffirme haut et fort en exclusivité pour Orient XXI. Cependant, beaucoup de militants et d’élus locaux, engagés de longue date dans des associations ou des comités de jumelages, déplorent que leur parti fasse « profil bas » depuis le 7 octobre, pour reprendre le mot d’un élu.

Le refus d’appeler à certaines manifestations a en particulier marqué les esprits, donnant le sentiment d’un flottement, voire d’un changement de ligne par un parti qui s’est toujours mobilisé pour la Palestine, mais qui aurait désormais quelque indulgence pour Israël. « À force de vouloir plaire à tout le monde, on finit par pédaler à l’envers », constate avec amertume un ancien du bureau politique. Un autre dénonce « l’intelligence d’un chewing-gum » de l’actuelle direction1. Le débat n’a donc rien de serein, et n’est pas non plus anodin.

« La direction a des vapeurs »

Chez les communistes, on préfère laver le linge sale à l’abri des regards. « En soixante ans de PCF, on a toujours su gérer les désaccords de manière civilisée », m’explique un ancien député. « Les cocos sont dans les manifs, que la direction du parti ait des vapeurs ne les empêche pas de se mobiliser », dit un autre. Seule Raphaëlle Primet, conseillère de Paris et longtemps responsable Palestine au Conseil national du parti, exprime publiquement son inquiétude. L’élue parisienne n’est « pas d’accord sur notre investissement et notre manière de participer aux manifestions pour la Palestine ». Dans un courriel adressé à Fabien Roussel le 29 octobre 2023, elle décrit des

camarades (qui) se sentent orphelins, ils ne savent plus s’ils doivent et peuvent manifester. Certains sont en colère contre notre manque de prise d’initiatives, de parole et d’actes forts. Certains se questionnent sur notre positionnement et se demandent même si nous sommes toujours solidaires du peuple palestinien.

Bien entendu, lui répond Vincent Boulet, le nouveau responsable international du parti, lui aussi élu parisien. Mais il concède volontiers que son parti a refusé de signer certains appels à manifester du Collectif national pour une paix juste et durable entre Palestiniens et Israéliens (CNPJDPI)2 « quand ils mêlaient dangereusement le soutien au Hamas avec le droit à résister ».

Raphaëlle Primet va plus loin en estimant que Vincent Boulet et un autre dirigeant, Christian Piquet, membres du comité exécutif national (l’actuel nom du bureau politique) « sont en train de travailler à un changement de position » du parti, avec une « mauvaise compréhension de ce qu’il se passe là-bas ». Longtemps trotskiste et permanent de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR), Christian Piquet, 72 ans, a rejoint le PCF en 2015, après avoir participé au Front de gauche et dirigé la Gauche unitaire (GU). Durant sa longue carrière politique, il a été un des piliers du Collectif national (CNPJDPI), qui reste aujourd’hui la principale plateforme de coordination pour les mobilisations sur la Palestine. Ce collectif est aujourd’hui dans son collimateur pour son indulgence supposée à l’égard du Hamas.

Chargé du mouvement des idées et des intellectuels à la direction, Christian Piquet avait fait venir Caroline Fourest et quelques autres proches du Printemps républicain au siège du parti pour un hommage à Charlie-Hebdo en janvier 2022 qui a fait grincer bien des dents au PCF. On lui prête un rôle de proche conseiller de Fabien Roussel et même l’ambition, pour cet ancien rédacteur en chef de Rouge, de « piquer » la place de Fabien Gay, le très populaire sénateur de Seine-Saint-Denis à la direction de L’Humanité. « Pour l’instant, il est plutôt au piquet sur ce front-là », ironise un permanent...

« À la recherche d’une sorte de normalisation »

Beaucoup de militants ayant croisé Christian Piquet ces dernières années l’ont longtemps considéré comme irréprochable sur des sujets qui lui tiennent à cœur depuis un passage à Hashomer Hatzaïr, un mouvement de jeunesse sioniste de gauche qui s’est développé en France et en Belgique dans les années 1950. En Israël, le mouvement Hashomer Hatzaïr formera l’ossature de certains kibboutz, ainsi que des partis Mapam, très influent au début des années 1950, ou encore Meretz. Mais les militants s’interrogent aujourd’hui sur son changement de cap. « À gauche, sur Israël-Palestine, Piquet fait le mouvement inverse de Jadot », résume Raphaëlle Primet. En clair : l’un fait un grand pas vers Israël, l’autre vers la Palestine.

D’autres sous le sceau de l’anonymat, parlent plutôt de « désinvolture », voire de « désintérêt » que d’un véritable changement de ligne. Un ancien dignitaire précise :

dans leur masse, les adhérents du PCF n’ont pas changé, ils sont très actifs dans le mouvement de solidarité. Mais le petit groupe de dirigeants reste à la recherche d’une sorte de normalisation, on ne sait d’ailleurs pas très bien avec qui et comment.

Un autre ancien haut dirigeant s’indigne que le secrétaire national Fabien Roussel ait applaudi la présidente de l’Assemblée nationale qui parlait de soutien inconditionnel à Israël : « Cela m’a fait penser à Bush soutenu par Robert Hue en 2001 ! ». Il estime également que l’accent mis après le 7 octobre sur la qualification de « terroriste » à propos du Hamas témoigne surtout « d’un acharnement contre Jean-Luc Mélenchon pour s’en différencier ». Lui, comme d’autres cadres du parti me l’ont également confié, juge que Mélenchon a été « assez impeccable ». Mais il déplore le « peu de débats en interne. Notre parti est très légitimiste, cela nous rend parfois aveugles et un peu bêtas ».

Désaccords publics sur l’apartheid israélien

Les débats sont cependant mis sur le devant de la scène par Christian Piquet lui-même, au moment où un autre communiste, le député Jean-Paul Lecoq, présente à l’Assemblée nationale en mai 2023 une résolution condamnant l’apartheid israélien. De nombreux pro-israéliens poussent alors des cris d’effroi, mais aussi Christian Piquet, qui s’en prend publiquement à cette résolution, pourtant signée puis votée par Fabien Roussel et la plupart des députés du groupe de la Gauche démocrate et républicaine (GDR) auquel appartient le PCF. Parlant « d’une lourde faute politique », Piquet se dit dans un billet de blog « révulsé » par plusieurs phrases de ce texte. Il refuse que « l’on assimile sans la moindre précaution Israël à l’Afrique du Sud de l’époque de l’apartheid ». Il estime qu’Israël n’a « rien à voir, par conséquent, avec la domination de la minorité blanche d’Afrique du Sud sur la majorité noire - et ce, même si le nationalisme encouragé par les sommets de l’État israélien a connu, au fil du temps, une dérive calamiteuse ».

Malgré les remous provoqués, Christian Piquet persiste dans son refus en s’opposant à une autre résolution, cette fois présentée - et adoptée - au 39e congrès du PCF à Marseille en avril 2023. « Il a créé au congrès une sorte de clivage pour s’en prendre à Jean-Paul Lecoq. Mais piqué au vif, Lecoq ne s’est pas laissé faire. Les arguments très mainstream de Piquet ont été démontés, et la résolution a été adoptée par le congrès », précise un observateur. La résolution condamnait, tout comme celle de Lecoq au Parlement, « un régime d’apartheid par l’État d’Israël consécutif à sa politique coloniale, à l’encontre du peuple palestinien, tant dans les territoires occupés (Cisjordanie incluant Jérusalem Est, et Gaza) que sur le territoire israélien ». Et non uniquement dans les territoires occupés, comme le dit Fabien Roussel dans l’interview qu’il nous a accordée.

Cela dit, ajoute un autre délégué, si Roussel et Piquet sont « en phase sur les grandes évolutions du parti autour des sujets comme la laïcité ou les modes de vie », sur Israël-Palestine, c’est plus compliqué. Le réflexe légitimiste mais aussi l’engagement de militants et de L’Humanité, jouent pour le coup en faveur des positions historiques du parti que défend Fabien Roussel dans notre interview. Il n’est évidemment pas dupe du débat qui couve en interne. « Roussel craint la renaissance de divisions du parti qui avaient marqué la période Robert Hue, pas avec les mêmes gens évidemment », commente un ancien du bureau politique. Il craint aussi et plus que tout la marginalisation, avec un parti plafonnant à 2,28 % à la présidentielle de 2022.

Faire taire les dissonances

« Christian Piquet a pris plus de place que Fabien Roussel ne l’aurait souhaité au PCF, même si le large spectre de ses positions nationales-républicaines n’est pas pour lui déplaire », explique un autre dirigeant. « En fait, il a surtout peur d’Igor Zamichiei, le coordinateur national du parti, qui est lui très proche des positions politiques de Piquet, poursuit-il.

Sur Israël-Palestine, il s’agit pour eux de freiner au sein du Collectif et du mouvement associatif l’influence supposée d’autres partis ou groupes : le Nouveau parti anticapitaliste (NPA), les Insoumis, les indigénistes (sic), etc. Il y aurait sûrement un débat profond à avoir sur la ligne exacte du parti, mais pour l’instant il n’a pas lieu.

« Cela serait pourtant autre chose que de blablater sur les réseaux sociaux, car beaucoup se méprennent sur pas mal de choses », déplore un grand élu.

Pour l’instant il s’agit surtout de taire les « dissonances », pour reprendre le mot d’une élue. Vincent Boulet m’explique qu’il n’est « pas d’accord avec ceux qui affirment que le PCF laisse tomber les Palestiniens. La question est quelle perspective politique pour la paix ? ». Pour lui, si les gens se mobilisent peu pour la Palestine « c’est qu’il y a sans doute besoin d’un cadre d’expression large et ouvert pour revendiquer ce que l’on porte ». Une manière de dire que le Collectif national actuel a fait son temps. Beaucoup reprochent la focale mise sur le « terrorisme du Hamas » depuis le 7 octobre dans un rapport du 18 novembre 2023 remis au Conseil national du PC, mais également d’avoir soigneusement évité le mot « apartheid » qui déplait tant à Piquet. « Il y a un débat sur le terrain entre les termes "régime d’apartheid" et "politique d’apartheid" », m’explique Vincent Boulet. La logique du dos-à-dos, qui semble être la nouvelle doctrine du PCF souhaitée par Piquet, est aussi à l’œuvre dans ce texte, où le Hamas comme Israël prennent « deux peuples au piège du fanatisme et d’une aspiration théocratique réactionnaire » et représentent des « ennemis politiques ».

Piquet affiche lui une certaine « zen attitude » à l’égard de ses détracteurs. Dans un long échange téléphonique, il déroule son argumentaire sur le Hamas, dont le projet porte sur « la terreur », ajoutant qu’il ne « faut pas confondre la défense de la cause palestinienne et les porteurs d’un projet totalitaire qui menace la région d’une guerre », tout en s’inquiétant de la perspective d’une « nouvelle Nabka qui serait un crime contre l’humanité ». Il théorise le dos-à-dos : « on est face à deux sociétés qui se haïssent », ce qui est pour beaucoup une forme d’absolution à l’égard d’Israël. Il ajoute :

On ne nous entrainera pas dans un soutien au terrorisme, comme la France Insoumise ou certains collectifs militants sur la Palestine. On ne mobilisera le peuple que sur des valeurs fondamentales. Je continuerai à manifester à Toulouse où je réside, mais jamais avec des forces qui disent que le Hamas est une force de résistance.

Mais ses divergences ne s’arrêtent pas là. Piquet me dit par exemple qu’il n’aime pas le slogan « Palestine vaincra ! » qui « délégitime » l’existence de l’État d’Israël. Pour lui, « l’État d’Israël n’est pas un État démocratique parfait, mais il a des fondements qui le distinguent des pays qui l’entourent ». Reste à en dresser la liste et à les analyser pour éviter que ce credo classique du sionisme de gauche soit le énième cache-sexe d’une indifférence à l’égard des Palestiniens qui, en raison de l’occupation, de l’apartheid, du blocus, de la guerre, n’ont même pas le droit de rêver à une démocratie. Même imparfaite...

1Beaucoup de responsables ou anciens responsables communistes ont choisi de me parler en off. C’est un peu devenu une sale manie de la classe politique et journalistique française...

2Le Collectif National pour une Paix Juste et Durable entre Palestiniens et Israéliens regroupe une cinquantaine d’associations, syndicats et partis politiques et coordonne les actions de solidarité et les manifestations.

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