Pankaj Mishra, « Le monde après Gaza »

Dans son dernier ouvrage, l’essayiste indien interroge la violence exercée par Israël sur le peuple palestinien et le silence complice de l’Occident. À travers une analyse occidentalo-décentrée mêlant histoire du capitalisme, du racisme, du colonialisme et de l’antisémitisme, il propose une réflexion sur les oppressions qui structurent le monde contemporain.


Un jeune observe un camp de tentes depuis une fenêtre endommagée au crépuscule.
Nuseirat, le 11 novembre 2025. Un Palestinien contemple un nouveau camp de déplacés mis en place par le Comité égyptien.
Eyad Baba / AFP

Comment Israël, ce pays bâti pour accueillir un peuple persécuté et sans-abri, a-t‑il pu en arriver à exercer un pouvoir de vie et de mort aussi terrible sur une autre population de réfugiés (dont la plupart sont des réfugiés sur leurs propres terres) ? Comment les sphères politiques et journalistiques occidentales dominantes peuvent-elles ignorer, et même justifier, les actes de cruauté et d’injustice que cet État commet de manière systématique ?

C’est à ces questions pressantes que l’essayiste Pankaj Mishra cherche à répondre depuis 2008 et son premier voyage en Israël. Dans son dernier ouvrage Le Monde après Gaza (Zulma, 2025), il rend compte de cette quête académique et éthique, qui a pris un tour plus vital encore après les massacres du 7 octobre 2023 et le génocide en cours à Gaza. Cela donne un livre d’une richesse inouïe et un regard inédit sur le monde actuel.

Pankaj Mishra plonge sa réflexion dans les racines historiques du capitalisme, du racisme et du colonialisme en passant, bien sûr, par celles de l’antisémitisme, pointant ainsi les interactions entre ces catégories habituellement séparées. L’originalité de son analyse, aussi précise qu’érudite, tient à sa capacité à sortir des visions occidentalo-centrées pour se livrer à une histoire comparée des peuples de l’Afrique à l’Asie sans oublier l’Amérique et l’Europe. Il s’appuie sur les cultures, les pensées, les recherches d’intellectuels et de militants issus de mondes différents.

Israël, modèle du nationalisme hindou

Sa trajectoire personnelle est à l’image de ce cheminement intellectuel et politique. Né en 1969 dans l’Uttar Pradesh (Inde), Pankaj Mishra a été élevé dans une famille nationaliste pour laquelle Israël était l’exemple achevé de la construction victorieuse d’un État-nation. « J’avais un portrait de Moshe Dayan, ministre de la défense pendant la guerre des six-jours », raconte-t-il, tout en précisant : « Si cet engouement pour les héros israéliens était irrésistible, c’est en partie parce qu’il était ”glamoureusement” illicite en Inde. » En effet, New Delhi a reconnu Israël en 1950, mais, en raison de la Nakba et de la répression à l’encontre des Palestiniens, les relations officielles n’ont été établies qu’en 1992. Mais, pour sa famille et son entourage, « le sionisme était vraiment un fabuleux roman historique empreint de nostalgie, où une quête prodigieuse, parsemée d’échecs et de tragédies, culminait dans un événement quasi miraculeux : la création d’Israël ».

Pour les nationalistes hindous privés d’un pays uni « en raison des séparatistes musulmans » (qui, à la libération du joug anglais, ont créé le Pakistan avec l’appui du Royaume-Uni), « Israël montrait par ailleurs la voie en s’adressant aux musulmans dans le seul langage qu’ils comprenaient : celui de la force et encore de la force ». Une conviction que, des décennies plus tard, l’actuel premier ministre indien Narendra Modi et ses amis du parti nationaliste BJP (Bharatiya Janata Party) mettront en pratique dans leur propre pays1.

Mishra se détache très rapidement de cette conception, à la faveur de sa propre expérience des discriminations raciales en Israël lors d’un voyage en 2008, et de ses travaux sur le colonialisme, comme facteur essentiel de l’essor du capitalisme au XIXe siècle. Pillage des ressources, exploitation de la main-d’œuvre et racisme se conjuguent intimement, montre-t-il, car le colonialisme nécessite de traiter le colonisé comme un être inférieur. Il multiplie les exemples en Afrique, au Proche et Moyen Orient, en Asie et les compare à l’antisémitisme en Europe :

Les peuples d’Asie et d’Afrique ont une expérience ancienne de la stigmatisation par les puissances coloniales de l’Europe chrétienne. Être considérés comme des fourbes, des lâches, des faibles… ce fut l’expérience commune aux juifs, aux Noirs [aux États-Unis], aux Indiens [face au Royaume-Uni], au Chinois [face aux Européens, puis au Japon].

Le choix de la voie coloniale

Une autre constante de cet assujettissement de peuples entiers : « La croyance propre au darwinisme social qu’un peuple ou une nation qui ne dominait pas finissait par être dominé. » Ce principe est sacralisé par Israël, qui l’a utilisé jusqu’à plus soif pour justifier ses massacres. Il servit également à justifier le génocide des Amérindiens (en Amérique du Nord), ainsi que le montre la longue filmographie d’Hollywood. Autant de crimes de masse, de génocides largement marginalisés dans la culture occidentale. À l’instar des luttes pour l’indépendance sur les différents continents, alors que la décolonisation a bouleversé l’ordre mondial.

Du reste, note Pankaj Mishra, Israël s’est créé au moment où les luttes décoloniales prenaient de l’ampleur. Certes, le nouvel « État des juifs » aurait pu se développer, comme l’espérait alors Mohandas Karamchand Gandhi, si ces derniers étaient parvenus « à le faire sans l’aide de baïonnettes, que ce soient les leurs ou celles de la Grande-Bretagne », et « en parfaite amitié avec les Arabes ». Mais c’est la voie coloniale qui a été choisie par les dirigeants israéliens et les Occidentaux. Cela amènera Israël à se rapprocher de l’Afrique du Sud de l’apartheid (et à l’aider)ou plus récemment des suprémacistes hindous au pouvoir…

Le livre s’attache à décortiquer la façon dont la mémoire de la Shoah a été façonnée en Israël, notamment après la guerre de 1967, mais aussi aux États-Unis, la transformant en mètre étalon du mal humain, au détriment de l’histoire planétaire. Dans le même mouvement, elle devient le « nouveau fondement de l’identité israélienne » s’imposant aux juifs originaires du Proche-Orient qui ne l’avaient pas connue, et toujours menacée de refaire surface avec un nouvel ennemi : l’Arabe et le musulman. Ainsi une vision messianique et ethnique se développe, avec l’appui des très puissants évangéliques étatsuniens, reprenant à leur compte la notion erronée de « tradition judéo-chrétienne ». Cette « américanisation de l’holocauste » touche également l’Allemagne où l’on est passé sans barguigner de l’antisémitisme génocidaire au philosémitisme le plus aveugle. Ce n’est certainement pas un hasard si Berlin est devenu le deuxième plus grand vendeur d’armes à Israël.

Seul motif d’espoir, la jeunesse en lutte

Pour faire comprendre ce basculement idéologique, l’auteur s’appuie sur de nombreux ouvrages analysant et mettant en garde contre ces dérives, tels ceux de la philosophe allemande Hannah Arendt (1906-1975) ; de l’écrivain italien Primo Levi (1919-1978) dont il cite des témoignages poignants de ses doutes et ses douleurs ; de l’écrivain autrichien Jean Améry (1912-1978) ; de l’écrivain et militant afro-américain Edward Burghardt Du Bois (1868-1963) ; sans oublier le psychiatre et essayiste français Frantz Fanon (1925-1961) et l’intellectuel palestinien Edward Saïd (1935-2003). Non seulement ces références et citations éclairent le propos de Mishra, mais elles facilitent la lecture de l’ouvrage.

Son grand mérite est de donner des grilles d’analyses renouvelées des crimes de masse perpétrés par Israël avec l’appui de la plupart des pays occidentaux, mais aussi de mettre en lumière ceux qui se déroulent ailleurs, en Inde ou au Soudan par exemple. En effet, « dans un monde où les flux économiques mettent en péril la souveraineté nationale, les vieux fantasmes de purification culturelle ont retrouvé de la vigueur ». Ainsi, « le schéma binaire d’un Occident éclairé et d’un Orient obscurantiste, utilisé jadis ( …) est aujourd’hui devenu le fonds de commerce des nationalistes d’extrême droite en Israël, en Europe et en Amérique ».

Mishra n’est guère optimiste sur l’évolution du monde :

Les préjugés ethniques et raciaux sont une force politique majeure et durable de la modernité. Inséparable à la fois du nationalisme et du capitalisme, elle dévore sans cesse de nouvelles victimes : Juifs d’Europe, Asiatiques et Africains hier ; musulmans et migrants aujourd’hui. (…) On assiste à un recul précipité des droits individuels, des frontières ouvertes et du droit international.

Seul motif d’espoir, selon lui, la réaction et les luttes des jeunes contre le génocide en cours à Gaza, malgré la censure et la répression.

1Quand il dirigeait l’État du Gujarat en 2002, des pogroms antimusulmans ont été commis avec sa complicité, et aujourd’hui les attaques contre les musulmans dans l’ensemble de l’Inde se multiplient.

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