Série télévisée

Séries en Syrie

Le mystère de la drama damascène · Quelques semaines encore et ce sera le début du ramadan, accompagné de sa débauche rituelle de feuilletons en tous genres. Le mystère du feuilleton télé syrien, ou plus exactement l’énigme de la survie de la production télévisuelle syrienne s’épaissit : deux années après le début de la révolution/rébellion/crise/catastrophe - autant de termes utilisés par les camps en présence -, la production syrienne proposera une bonne vingtaine de feuilletons.

Apparemment, 24 séries seront prêtes pour la saison (17 « seulement » ont été tournées dans le pays, et 7 autres, à l’étranger). C’est vrai qu’on est loin des années fastes avec au total plus de 40 séries, mais la Syrie va faire aussi bien, sinon mieux, que l’Egypte, où l’industrie de l’image (cinéma compris) est touchée de plein fouet par la crise. Néanmoins, il ne suffit pas de produire, il faut être distribué, ce qui passe par des contrats avec les grandes télés régionales. Là encore, les perspectives ne semblent pas si mauvaises : financement de la production (article en arabe, comme pour la suite) avec la chaîne égyptienne CBC (celle de Bassem Youssef, l’équivalent égyptien de Jon Stewart), pour Le jeu des morts (لعبة الموتى) le dernier opus de Haytham Hajjo (حيثم حجو), et accords de distribution avec d’importantes chaînes comme MBC ou Abou Dhabi TV, en dépit d’une géopolitique des feuilletons qui aurait dû en bonne logique entraîner un boycott implacable de tout ce qui vient de Damas de la part des financeurs du Golfe.

Etonnante résistance, c’est bien le terme qui convient, de la part d’un secteur qui, à l’image du « système El-Assad », aurait dû « tomber » depuis longtemps sous l’effet d’une conjonction de facteurs défavorables. L’industrie syrienne du feuilleton aurait ainsi dû être supplantée depuis longtemps par la rivale turque, ou encore la mexicaine (article dans Al-Hayat), avec la situation sécuritaire qui rend les tournages difficiles ailleurs qu’en studio. Pour ne rien dire de la crise financière et notamment de l’assèchement des devises, mais aussi de la disparition de vedettes (mort de Yassine Baqqouch – article dans Al-Hayat – après celle de Muhammad Rafea (محمد رافع : voir le billet intitulé Le feuilleton égyptien et la crise) et plus encore de l’exode à l’étranger de celles qui manifestent leur opposition au régime ou qui veulent simplement échapper à la situation dans le pays. Enfin, les professionnels restés sur place, soupçonnés de collaboration avec le régime, devraient être privés de l’accès aux marchés extérieurs régionaux…

« Résistance », en effet, car le maintien de la production syrienne, grande fierté nationale (voir ce texte étonnant sur ce site pour les arabophones), est sans aucun doute une manière pour certains de « contribuer à l’effort de guerre ». La profession s’est mobilisée pour tenter de survivre, y compris au prix de sacrifices énormes – les salaires ont été divisés par dix dans certains cas ! –, des sacrifices acceptés faute d’autre choix possible de toute manière… Dans une région où la vie politique illustre la propension des élites à occuper la place aussi longtemps que possible, le départ à l’étranger des vedettes les plus « fortunées », dans tous les sens de l’adjectif, a été en quelque sorte une « chance » pour la nouvelle génération. En tout état de cause, il y aura cette année encore dix-sept « vraies » séries, tournées intégralement en Syrie, comme Désorientées (حائرات), feuilleton féministe tourné par Samir Hussein (سمير الحسين : article dans Al-Hayat), ou encore Bouton d’Alep (هبة حلب : article dans Al-Akhbar), du nom de cette maladie de peau qui a fait sa réapparition dans la capitale du nord en mars dernier (feuilleton confié au célèbre réalisateur d’origine palestinienne Basel Khatib).

La délocalisation fait partie des bricolages mis en place pour pallier les difficultés de l’heure. Cela peut se faire aux Emirats où Mu’min al-Mallâ (مؤمن الملا ) va finalement tourner Hammam damascène (حمام شامي ), la sixième saison de Bâb al-Hâra, le navire amiral du feuilleton syrien (article sur le site Middle East Online), mais cela se fait le plus souvent au Liban – cinq séries sont dans ce cas –, où la logistique pose, en principe, moins de difficultés. Avec des productions littéralement « à cheval entre les deux pays, comme cet invraisemblable – au regard de la situation du moment – Tirs amis (نيران صديقة : article sur le site Elaph), comédie à la Nadine Labaki qui raconte l’histoire de deux villages de part et d’autre de la frontière syro-libanaise (précisément là où l’on bombarde à tout va en ce moment). Pourtant, travailler au Liban pour des Syriens est loin d’être toujours facile ! Récemment, un tournage prévu pas très loin de Tripoli, une région en proie à de fortes tensions sécuritaires, a ainsi dû être brutalement interrompu pour « exfiltrer » (article dans Al-Akhbar) le comédien Durayd Lahham, une des figures de proue du soutien au régime en place depuis le début des soulèvements (voir le billet intitulé s->La communication politique dans la Syrie du « printemps arabe » (2) : les voix des personnalités publiques]) du soutien au régime de Bachar El-Assad.

La « solution » libanaise a d’autres limites. Clacket, une des plus grosses sociétés de production installée à Damas et qui poursuit ses activités en dépit de la situation et de la disparition (crise cardiaque) de son fondateur, s’est ainsi en partie installée dans des studios loués à Beyrouth, tout en continuant à faire travailler des professionnels syriens qui se rendent dans le pays voisin quand c’est nécessaire. Mais un article dans Al-Akhbar révèle que la réalisatrice, Rasha Shurbatji (رشا هشام شربتجي‎), ainsi que l’équipe technique, ont brusquement annoncé leur refus de poursuivre l’expérience. Selon Wissam Kanaan, l’auteur de l’article en question, cette décision tient à leur peur des conséquences possibles de leur participation à un feuilleton dont le scénario aurait reçu le feu vert du régime à Damas mais qui irait bien plus loin dans la critique que ce qui était annoncé.

La liberté de ton est en effet l’autre grande question qui concerne les feuilletons produits pour le prochain ramadan. La question ne se pose pas vraiment pour celui que tourne Rima Fleihan (ريما فليحان), une opposante de la première heure, aujourd’hui réfugiée à l’étranger (article sur le site d’Al-Arabiya). En revanche, il sera intéressant de constater le maintien ou non de la très étonnante vélléité d’ouverture manifestée par la production officielle ou officieuse ces deux dernières années (voir cet article d’Al-Akhbar, dans sa version anglaise). A en croire Najdat Anzour (article sur le site Middle East Online), « toutes les lignes rouges ont été franchies » durant le tournage de la nouvelle saison et la crise syrienne sera abordée « dans toutes ses contradictions ».

Peut-on croire sur parole cette grande figure du feuilleton syrien, proche du régime ? Après avoir su « résister » pour assurer, dans un premier temps, sa survie, on peut en effet se demander si la drama syrienne sera capable de poser des jalons pour l’avenir en s’ouvrant à une véritable (auto)critique sociale.

Et la question ne concerne pas que l’univers du feuilleton, c’est bien le drame !…

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