Portrait d’un Marocain, chevalier de la Légion d’honneur et recherché par la justice française

Malgré les contestations des ONG de défense des droits humains au Maroc et en France, l’Assemblée nationale française a adopté le 23 juin le projet de loi qui contraint les magistrats à renvoyer les plaintes portant sur les actes commis au Maroc par des Marocains. Y compris lorsque les concernés sont des Français ayant subi des actes de torture ; le Sénat devrait entériner cette décision le 15 juillet. Cette adoption intervient plus d’un an après la mise en cause par la justice française du patron du renseignement marocain, Abdellatif Hammouchi, dont l’ascension fulgurante n’a pas été freinée par de forts soupçons de complicité de torture. Retour sur l’itinéraire controversé de l’un des dignitaires les plus puissants du royaume qui a été fait chevalier de la légion d’honneur en 2011.

Il devait être l’homme le plus secret du royaume ; il en est devenu le personnage le plus médiatisé. Sa coopération avec les services étrangers (notamment français) dans la lutte contre le terrorisme s’est déployée pendant près de dix ans dans la discrétion et l’apaisement ; il est désormais un responsable sous tension, parmi les plus cités dans les médias mais également parmi les plus controversés. Abdellatif Hammouchi, 49 ans, est le patron de toutes les polices du royaume : il est non seulement depuis dix ans le patron du renseignement (Direction de la sécurité du territoire, DST), mais il vient en plus d’être nommé directeur de la police marocaine. Hammouchi est incontestablement l’homme le plus informé du royaume et rend compte directement au monarque même s’il dépend administrativement du ministre de l’intérieur.

Né à Taza, au nord-est du Maroc, en 1966, celui que les médias proches du régime marocain décrivent comme un patron « compétent », « pieux », « travailleur », « discret »1 a fait ses études à l’université de Fès, l’un des derniers bastions de la gauche estudiantine où les affrontements entre islamistes et marxistes-léninistes sont très fréquents2. Après une licence en droit en 1991, Abdellatif Hammouchi intègre le ministère de l’intérieur, dirigé à l’époque par Driss Basri (1938-2007), le puissant ministre d’État d’Hassan II (1929-1999). C’est dans une DST sous la tutelle effective de ce département autrefois tentaculaire que le jeune Hammouchi a fait ses premiers pas dans le renseignement. Le début des années 1990 a été marqué d’un côté par l’émergence et la prolifération des mouvements islamistes et de l’autre par le déclin de l’idéologie communiste après la chute du mur de Berlin, en novembre 1989. L’évolution de l’islamisme, aussi bien au Maroc qu’ailleurs, est l’un des thèmes sur lesquels Abdellatif Hammouchi s’est penché tôt, c’est-à-dire dès ses premières années à la DST. Les données quantitatives et les informations auxquelles il avait accès lui ont sans doute permis de suivre objectivement l’évolution de ces mouvements, de décrypter leur action et d’analyser leurs mutations les plus significatives.

Collaboration avec la CIA

Après le décès du roi Hassan II, une période de « débasrisation » du ministère de l’intérieur s’est aussitôt mise en branle par les hommes du nouveau règne. L’objectif ? Détacher la DST du ministère de l’intérieur pour qu’elle puisse acquérir une autonomie conséquente, sous la houlette d’un nouveau patron, un militaire, le général Hamidou Laanigri, nommé par le roi Mohammed VI trois mois seulement après son accession au trône. Une petite équipe de jeunes collaborateurs parmi lesquels Hammouchi entoure alors le haut-gradé.

Après les attentats du 11 septembre 2001 à New York, la CIA a constaté qu’il existait des connexions entre certains détenus de Guantanamo et des Marocains ayant séjourné, à des moments divers, en Afghanistan et au Pakistan. Le royaume devient rapidement l’un des pays « partenaires » des États-Unis dans leur « guerre contre le terrorisme ». Des « missions » à Guantanamo sont alors effectuées aussi bien par Laanigri que par certains de ses agents pour procéder à des interrogatoires musclés de détenus marocains. Plus tard, dès la fin 2002, la torture est carrément « délocalisée » au Maroc, et devient une pratique systématique de la DST dans un centre de détention secret à Témara, près de Rabat.

En 2003, le Maroc est à son tour frappé par le terrorisme : 14 kamikazes âgés de 20 à 25 ans commettent, le 16 mai, un carnage à Casablanca, le nerf de l’économie marocaine. Bilan : 45 morts et une centaine de blessés.

Quelques jours après ces attaques, Laanigri est brutalement limogé et remplacé par celui qui était, à la DST, le chef de la région de Casablanca : Ahmed Harrari. Mais la présence de celui-ci à la tête du renseignement sera de courte durée. En 2005, Abdellatif Hammouchi est nommé, à 39 ans, directeur de ce qui deviendra la Direction générale de la surveillance du territoire (DGST).

L’arrivée du jeune juriste n’a cependant pas remis en cause la pratique de la torture. Bien au contraire, les témoignages de personnes affirmant avoir été maltraitées au centre de détention secret de Témara entre 2006 et 2010 se sont même multipliés. En octobre 2010, un rapport de Human Rights Watch indique que dans « ce lieu, les suspects sont souvent mis en garde à vue, ou en détention préventive, au-delà de 12 jours, le délai maximum prévu par la loi. Nombre de personnes détenues dans ces conditions indiquent avoir été torturées ou maltraitées pendant leur détention. Les autorités finissent par les transférer à un poste de police, où des officiers de police leur présentent une déclaration à signer. Ce n’est qu’après qu’ils ont signé que la majorité d’entre eux peuvent voir un avocat pour la première fois et que leurs familles sont pour la première fois informées de l’endroit où ils se trouvent — parfois quatre ou cinq semaines après leur arrestation. Le fait que les agents ayant procédé aux arrestations se soient généralement abstenus de justifier de leur identité de policiers est significatif, car les suspects et leurs proches ont maintenu uniformément que ces personnes sont des agents du service national de renseignement, la Direction générale de la surveillance du territoire. »3

Deux ans plus tard, en septembre 2012, c’est le rapporteur spécial de l’ONU sur la torture, Juan Mendez, qui confirme ces allégations. Il se dit « vivement préoccupé par plusieurs témoignages relatifs au recours à la torture et aux mauvais traitements dans des cas présumés de terrorisme ou de menace contre la sécurité nationale… Dans de telles circonstances, des actes de torture et des mauvais traitements systématiques pendant la détention et lors de l’arrestation ont pu être relevés. »

Mais malgré ces accusations, Abdellatif Hammouchi est parvenu à préserver la discrétion, voire le caractère secret que supposent son statut et la nature de sa fonction. Il est certes l’un des hommes les plus informés du royaume, mais il a su rester, aussi, « l’homme le plus secret »... jusqu’à ce jour du printemps 2014.

Capitulation du gouvernement socialiste

Devant la résidence de l’ambassadeur du Maroc en France, dans la banlieue cossue de Neuilly-sur-Seine, quatre policiers français se sont présentés le 20 février 2014 pour notifier à Abdellatif Hammouchi une demande d’audition de la justice française, qui agissait en vertu du principe de la compétence universelle4 Des plaintes pour complicité de torture et non-assistance à personne en danger ont été déposées par quatre Franco-Marocains parmi lesquels Zakaria Moumni, 35 ans, ancien champion du monde de light contact. Il dit avoir été torturé en 2010 pendant quatre jours à Témara et avoir formellement reconnu Hammouchi parmi les bourreaux. Le patron de la DST rejoint ainsi la liste des dignitaires du régime marocain mis en cause par la justice française, dont l’actuel chef de la gendarmerie royale, le général Hosni Benslimane, et l’ancien patron de la Direction générale des études et de la documentation (DGED), le général Abdelhak Kadiri, tous deux soupçonnés d’être impliqués dans l’enlèvement et la disparition, en 1965 à Paris, de l’opposant marocain Mehdi Ben Barka. Pour le roi Mohammed VI, c’est l’un des piliers du système sécuritaire qui est ainsi visé par le pouvoir judiciaire français. Parfaitement bien huilées, les relations entre la monarchie marocaine et les différents gouvernements français sont d’une solidité qui transcende les clivages politiques droite-gauche.

Réagissant à « l’incident de Neuilly », le Maroc avait gelé la collaboration judiciaire avec la France, forçant le gouvernement de Manuel Valls à confectionner à la hâte un projet de loi controversé : les magistrats français seront désormais contraints de renvoyer prioritairement à la justice marocaine les plaintes portant sur les crimes commis au Maroc par des Marocains, y compris lorsque ces victimes sont des Français ayant subi des crimes de torture. « En signant ce protocole avec le Maroc, la France sacrifie une partie de sa souveraineté, de l’indépendance de sa justice et des droits fondamentaux de ses citoyens. Il est d’autant plus fondamental de rejeter ce texte que celui-ci établirait un précédent. S’il était adopté, d’autres pays demanderaient bien assez tôt des accords équivalents, préviennent des avocats5. Au-delà du cas Hammouchi, ce sont plusieurs victimes de tortures au Maroc qui feront les frais du verrou procédural savamment négocié par les autorités marocaines.

En dépit des protestations des ONG de défense des droits humains en France et au Maroc, le projet de loi a été adopté par l’Assemblée nationale. Mais le « mal est fait, souligne un haut responsable marocain. La loi en France n’est pas rétroactive et l’adoption de ce projet de loi n’effacera pas l’incident de Neuilly. De plus, la justice française peut à tout moment, si elle est informée de la présence de Hammouchi sur le sol français, le convoquer de nouveau. » Le patron de toutes les polices, déjà fait chevalier de la Légion d’honneur en 2011, sera-t-il fait officier par François Hollande lors de sa visite au Maroc à l’automne prochain, comme l’annonce la presse marocaine ? (Bernard Cazeneuve, le ministre de l’intérieur français avait annoncé cette promotion pour ce 14 juillet, mais elle n’a pas eu lieu). Un geste qui confirmerait la soumission de la France vis-à-vis de son ancienne colonie.

1« Réservé, pieux, père de famille, workaholic… À 48 ans, Hammouchi cultive plus que jamais la discrétion, celle de son bureau de Témara et celle d’une vie de sécurocrate dévoreur de dossiers », lit-on par exemple dans l’hebdomadaire Jeune Afrique du 24 février 2014.

4Classiquement, la compétence d’une juridiction d’un État à l’égard d’un crime est limitée aux principes de territorialité et de personnalité ; ce qui signifie qu’elle ne peut s’exercer que si le crime a été commis sur le territoire de cet État ou si le criminel est l’un de ses ressortissants. Une exception a toutefois été faite pour les crimes les plus graves. Les quatres Conventions de Genève de 1949 et les Protocoles additionnels ont prévu une compétence universelle des juridictions nationales à l’égard des violations graves du droit international humanitaire. Tout État partie à ces conventions est compétent pour juger toute personne présumée coupable d’infractions graves se trouvant sur son territoire quelle que soit la nationalité de cette personne ou le lieu où elle a commis les infractions. Définition de la Documentation française.

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