Les États du Golfe peuvent-ils survivre sans travailleurs étrangers ?

La crise économique dans les pays du Golfe, aggravée par l’épidémie de Covid-19, a accéléré la précarisation des travailleurs immigrés dans la région. Mais s’en débarrasser n’est pas si facile pour des États dont la richesse s’est construite sur leur présence.

Travailleurs immigrés sur la construction du Qatar Petroleum Building à West Bay, Doha

Conjuguée à la chute des prix du pétrole en mars 2020, la crise sanitaire a, comme partout, durement frappé les économies des six monarchies du Golfe. Alors que les premiers cas d’infection se sont déclarés parmi les résidents étrangers, l’attention médiatique s’est rapidement portée sur le sort des plus vulnérables : les travailleurs peu qualifiés des chantiers de construction. Dans une situation plus que précaire, parfois forcés à continuer le travail, parfois sans activité ni salaire et dépourvus de tout mécanisme de protection sociale, ils se sont retrouvés confinés dans des conditions sordides et souvent dans des camps surpeuplés, sans savoir quand ni comment rentrer dans leurs pays d’origine.

Certains de leurs quartiers d’habitation ont été verrouillés, et leur subsistance dépend désormais souvent d’organisations caritatives. Le 17 avril 2020, des organisations de défense des droits humains lançaient un appel aux gouvernements des pays du Golfe à respecter les droits de ces travailleurs vulnérables, particulièrement dans les secteurs de la construction, de l’hôtellerie-restauration et de l’emploi domestique où les irrégularités, telles que les retards ou réductions de salaire sont monnaie courante.

Les pays d’origine de ces travailleurs — Inde et Pakistan en particulier — ont, quant à eux, été particulièrement lents à réagir face à la détresse de leurs ressortissants : la mission indienne de rapatriement, Vande Bharat, n’est venue en aide aux résidents bloqués dans les pays du Golfe qu’à la mi-mai.

Quatre-vingts pour cent d’étrangers dans le privé

En outre, avec la suspension des vols internationaux deux mois plus tôt, l’arrêt brutal des mobilités d’affaires ou touristiques, sur lesquelles repose une partie du modèle économique des « cités globales »1, la crise s’est élargie à des secteurs entiers de l’économie, du transport aérien au commerce, en passant par l’organisation d’événements – l’emblématique « Expo 2020 » de Dubaï ayant été reportée d’un an, en octobre 2021. La crise affecte ainsi toutes les catégories socioprofessionnelles des quelque 27 millions de résidents étrangers, représentant environ la moitié des populations du Golfe2. Touché de plein fouet et largement dérégulé, le secteur privé qui emploie 80 % d’étrangers dans l’ensemble des six pays, a gelé les embauches, mis ses employés en congés sans solde et commencé à licencier une partie de son personnel.

Face au ralentissement et à la contraction annoncés de l’économie, et en dépit des programmes d’aide gouvernementaux sous forme d’extension des facilités de crédit, c’est l’emploi des travailleurs étrangers, main d’œuvre captive et sans droit de recours qui sert et va servir de variable d’ajustement. En Arabie saoudite, un décret ministériel du 5 mai 2020 permet, par exemple, aux entreprises privées touchées par l’effet de la pandémie de réduire le salaire de leurs employés de 40 %, proportionnellement à la réduction de leurs heures de travail, pour une période de 6 mois au-delà de laquelle la résiliation du contrat est rendue possible.

Un marché du travail cloisonné

De fait, depuis le début de la crise, les mesures gouvernementales se sont surtout concentrées sur la préservation de l’emploi des nationaux, dans le secteur public où aucune compression d’effectifs n’est envisageable, mais plus encore sur la sauvegarde de l’emploi de ceux d’entre eux qui sont salariés du secteur privé (d’environ 1 % au Qatar ou aux Émirats arabes unis à 16 et 20 % de l’emploi total en Arabie saoudite et au Bahreïn respectivement), en proposant un mécanisme de subvention d’une partie de leurs salaires, comme c’est le cas en Arabie saoudite.

En effet, une des caractéristiques fondamentales des marchés du travail golfiens est le cloisonnement entre étrangers et nationaux, secteur public et secteur privé : les emplois à vie du secteur public, comparativement mieux rémunérés, sont réservés aux nationaux et jouent un rôle de redistribution de la rente. Le secteur privé emploie, quant à lui, une majorité d’étrangers à tous niveaux de qualifications et dans des conditions (paie, horaires, congés, retraite) nettement moins avantageuses. Ce cloisonnement n’a fait que se renforcer du fait des politiques publiques d’investissement dans les secteurs à faible productivité et bas salaires que sont la construction, le commerce ou le transport où les emplois sont occupés par une main d’œuvre étrangère.

Face à la pandémie, de l’Arabie au Koweït, s’est imposée dans le débat public l’idée — peu originale, issue du réflexe largement partagé dans le monde de trouver des boucs émissaires étrangers à la crise — de dénoncer la dépendance de l’économie à la présence des étrangers et de saisir l’opportunité de leur licenciement pour enfin les remplacer par des nationaux. Un discours, vieux de plusieurs décennies, à l’origine des politiques dites de « nationalisation de la main d’œuvre » qui reviennent en force aujourd’hui sans qu’elles aient, jusqu’à présent, fait leurs preuves.

Des entrepreneurs déloyaux

Traditionnellement, la dichotomie du marché du travail, en canalisant les nationaux moins employables vers le secteur public, a permis politiquement d’éviter un modèle d’antagonisme social ou de lutte de classes et a étouffé la majorité des conflits du travail.

La différence entre les droits et le coût du travail entre nationaux et migrants dits « temporaires » explique à elle seule la faible participation des citoyens des pays du Conseil de coopération du Golfe (CCG) dans le secteur privé. La précarité du statut des travailleurs étrangers, dont la présence sur le territoire dépend de leurs employeurs par le système de sponsorship, et la faible protection sociale dont ils jouissent a rendu quasi impossible toute forme de revendication collective.

Économiquement, cette dichotomie du marché du travail a, par le bas coût et la profusion de main d’œuvre étrangère disponible sur les marchés internationaux, bénéficié aux nationaux qui contrôlent le secteur privé. Cette perception d’un secteur privé qui profite largement de la présence des étrangers explique les appels pour qu’il contribue à l’effort de lutte contre la pandémie ou la dénonciation de son absence de loyauté envers le pays — comme l’a fait un présentateur saoudien sur la chaîne nationale SBC TV, traitant le comportement des entrepreneurs saoudiens soucieux de retenir leurs employés étrangers de « honteux » et « déloyal ».

L’idée de faire embaucher des nationaux par le secteur privé n’en est pas à son coup d’essai. Avec la chute des prix du pétrole dans les années 1980, les gouvernements golfiens avaient déjà tenté de mettre en œuvre des politiques de nationalisation de la main d’œuvre : en contrariant la logique du marché, il s’agissait d’imposer des quotas de nationaux dans les entreprises privées et de leur réserver certains emplois. Mais cette première vague de nationalisation s’est heurtée à la résistance du secteur privé qui a trouvé plus rentable de remplir le quota de nationaux sur le papier en incitant ces derniers à rester chez eux plutôt que de se rendre au travail. Les exigences du privé sont en effet en décalage avec les aspirations des nationaux, habitués à des conditions de travail moins drastiques. Ces contraintes sur les entreprises ont ainsi ouvert la voie à des pratiques illégales de recrutement informel d’étrangers moins coûteux.

Taxer les étrangers

Depuis la fin des années 2000, de nouveaux programmes de nationalisation de main d’œuvre ont été remis à l’ordre du jour dans tous les pays du Golfe : certains, comme au Bahreïn, visaient à taxer l’emploi des travailleurs étrangers pour le renchérir et réduire l’écart de coût existant avec l’embauche de nationaux. En juin 2011, le ministère du travail saoudien a lancé un nouveau programme, appelé Nitaqat, faisant obligation aux entreprises saoudiennes de plus de dix salariés d’employer un pourcentage fixe de nationaux, sous peine de se voir imposer une sanction financière.

Pourtant ce n’est pas la seule « saoudisation » de l’emploi qui explique le recul drastique du nombre de travailleurs étrangers dans le royaume depuis quelques années. Cette politique, coïncidant avec un ralentissement de l’activité dû au prix bas du pétrole depuis 2014, s’est doublée d’une répression sévère et accrue contre les migrants en situation illégale ou employés informellement, et surtout l’imposition, en 2017, d’une taxe mensuelle d’un montant de 26,70 dollars (23,53 euros) sur chacun des membres des familles de résidents étrangers. Cette taxe qui devrait atteindre 106 dollars (93,41 euros) en juillet 2020 a poussé certains étrangers à renvoyer leurs familles dans leur pays d’origine et d’autres communautés de longue date, tels les Palestiniens, à ne plus se sentir bienvenues. Entre août 2017 et juillet 2018, 667 000 départs ont été enregistrés, d’après des sources officielles3. Ce nombre était estimé, d’après certains observateurs, à 1,5 million fin 2019, — avant la crise du coronavirus — sur un total de plus de 10 millions, soit environ 37 % de la population saoudienne4.

Stabilité du taux de chômage

Néanmoins, cet exode n’a pas conduit à l’embauche de nationaux, le taux de chômage restant stable durant la période, aux alentours de 12 %. Il a montré que la substitution d’une main d’œuvre étrangère par une main d’œuvre nationale ne se faisait pas dans un temps court. Les attentes des nationaux, habitués aux privilèges de l’emploi public (sécurité de l’emploi, salaires, avantages), demeurent trop élevées et certaines activités où les nationaux les moins qualifiés sont en concurrence avec les étrangers (commerce, transport) paraissent encore trop peu attractives, voire dégradantes, de sorte que les nationaux préfèrent rester sur les listes d’attente pour l’embauche dans le secteur public. Certains secteurs, tels l’emploi domestique ou la construction, resteront segmentés et réservés aux étrangers comme c’est d’ailleurs le cas dans de nombreux autres pays du monde, loin d’être une caractéristique des seuls pays du Golfe. Pour Steffen Hertog de la London School of Economics, l’imposition de quotas montrant ses limites et conduisant au sous-emploi, la nationalisation de l’emploi ne se fera que lorsque, par des mesures de taxation des revenus et de subvention aux salaires, les Saoudiens s’orienteront progressivement d’eux-mêmes vers le secteur privé, c’est-à-dire dans un contexte de « paupérisation de la population nationale » qui réduira ses exigences.

Pour l’heure, la perte de nombreux emplois et l’exode des expatriés ne seront pas facilement réversibles à court terme. Certes elle contente les tenants de discours xénophobes, ou permet aux gouvernements de montrer leur sollicitude à des populations anxieuses, que ce soit au sultanat d’Oman en proie à de sérieuses difficultés économiques ou au très riche Koweït, pays où la notion de préférence nationale est particulièrement développée, mais où les chiffres annoncés de 70 % d’emplois réservés aux nationaux dans le secteur privé fin 2020 et 85 % début 2021 semblent irréalisables.

Mais cette réduction du nombre d’étrangers ne va pas sans poser problème : d’abord parce que ces derniers ne font pas que transférer une partie de leurs salaires à leurs familles restées dans leur pays d’origine, ils contribuent aussi largement à la consommation (commerce, services, marché immobilier locatif) qui fait tourner les économies du Golfe — outre la richesse sociale et culturelle de leur présence qui n’est jamais prise en compte dans le calcul économique, mais joue dans la faculté de ces pays à attirer des résidents étrangers. C’est un fait bien connu au Qatar et aux EAU où les besoins des économies sont plus larges que les ressources offertes par le nombre de ressortissants, et une partie du modèle économique de ces pays est basé sur l’attrait de leurs villes à l’étranger.

Ensuite, ces derniers jouent un rôle essentiel dans les secteurs clés des programmes de diversification et des fameuses « Visions économiques » comme le tourisme ou le divertissement, dans lesquels les États ont beaucoup misé financièrement et en termes de crédibilité. Comme l’indique une étude préliminaire, l’enjeu post-Covid 19 pour le Koweït et sa « Vision 2035 » sera « le recrutement d’une main-d’œuvre hautement qualifiée et la lutte pour attirer les talents […], liés à la création d’une atmosphère favorable aux investissements directs étrangers », à l’heure où ces expatriés investisseurs ou qualifiés sont aussi courtisés ailleurs, en Arabie saoudite et aux EAU qui ont introduit l’an passé des systèmes de premium residency (résidence permanente) ou golden visa (de dix ans) respectivement. Encore faut-il que les travailleurs étrangers reviennent pour absorber, comme par le passé, le choc économique et relancer la machine.

1L’expression est empruntée à l’ouvrage de Roland Marchal, Fariba Adekhah et Sari Hanafi (dir.), Dubaï, Cité globale, CNRS éditions, 2001.

2D’après Gulf Labour Markets, Migration and Population (GLMM) Program, dernières données disponibles en 2017.

3« Expatriate workers leave at record rate », The Financial Times, 11 juillet 2018.

4D’après Gulf Labour Markets, Migration and Population (GLMM) Program, dernières données disponibles en mai 2016.

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