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Ambivalences du salafisme en Égypte

Professeur à Sciences Po, Stéphane Lacroix poursuit son exploration passionnante des mouvements salafistes contemporains. Après l’Arabie saoudite, il se penche dans un nouvel ouvrage sur le cas égyptien. L’enseignant-chercheur démontre combien la recherche en sciences sociales, en mêlant archives et travail de terrain, parvient à éclairer avec nuance et finesse les transformations des mouvements islamistes.

Nader Bakkar (à gauche) du parti salafiste égyptien Al-Nour et un membre non identifié du parti sont portés par des partisans devant le Parlement au Caire le 23 janvier 2012.
Mahmoud HAMS/AFP

Le nouvel ouvrage de Stéphane Lacroix Le crépuscule des Saints. Histoire et politique du salafisme en Égypte (2024) aborde un sujet qui, en Égypte, a longtemps été négligé. L’approche sociologique historique et politique du salafisme dans l’Égypte contemporaine qu’il propose analyse comment un discours marginal dans le champ religieux s’est imposé au tournant du XXIe siècle comme norme, tant dans les croyances que dans les pratiques.

Avec à l’appui des sources inédites et de nombreuses enquêtes de terrain, Stéphane Lacroix qui avait déjà publié une somme sur l’islamisme saoudien, analyse dans ce récent volume les mutations du salafisme, ainsi que les controverses nées depuis son émergence dans les années 1920, jusqu’aux lendemains de la révolution de 2011. Au fil de cette période, le salafisme égyptien est en effet devenu une référence incontournable pour la plupart des courants politiques islamiques, à tel point qu’il s’avère parfois difficile de différencier salafisme et islamisme. Pourtant, ces deux courants sont à l’origine radicalement différents. Stéphane Lacroix les démêle en étudiant leur « grammaire d’action » respective.

Pour expliquer cette domination dans un contexte autrefois acquis au soufisme, l’ouvrage, constitué de six chapitres richement documentés et vivants, se penche sur les transformations du salafisme égyptien depuis un siècle, mais aussi sur ses interactions avec les autres sociétés du monde arabe. Le « crépuscule des saints » évoqué dans le titre renvoie au processus de marginalisation du soufisme et du culte des saints opéré par la norme salafiste. Cet évincement a été mis en oeuvre à travers les mobilisations du parti Al-Nour1, né après 2011, mais aussi, bien plus tôt, dès les années 1980 autour du mouvement de la Prédication salafiste (Al-Da‘wa Al-Salafiyya) qui a donné naissance à Al-Nour.

De quoi le salafisme est-il le nom ?

Stéphane Lacroix se propose de définir le salafisme dans toute sa complexité. En tant que discours normatif, d’abord, car il est avant tout un discours théologique et juridique fondé sur une méthode particulière de lecture des textes sacrés. Celle-ci prône le littéralisme, récuse certains hadiths et, à ce titre, s’oppose vigoureusement aux écoles théologiques et juridiques traditionnelles de l’islam, même si, dans les faits, les salafistes sont intellectuellement issus de l’école hanbalite dont les cercles savants survivent dans le Nejd, à Damas, ou encore à Bagdad tout au long du XIXe siècle. Le salafisme est avant tout un discours normatif qui, au nom d’un islam « purifié » des innovations blâmables, vise à « rectifier » les croyances des musulmans, et donc leurs actes. À ce titre, le soufisme de même que le chiisme sont récusés, car ils contreviendraient au concept central de l’unicité divine. Plus que la défense d’une certaine orthopraxie, également défendue par d’autres courants religieux à l’instar du deobandisme indien2, ce qui préoccupe fondamentalement le salafisme est la purification de la foi.

Mais au-delà du discours, ce qui donne sa spécificité au salafisme est sa qualité de mouvement, c’est-à-dire l’ensemble des structures dont se dotent les salafistes pour promouvoir leur idéal de pureté religieuse. Autrement dit, les salafistes œuvrent à la transformation de leur environnement religieux. Et cet engagement à redéfinir la vérité de l’islam est déterminé par un ensemble de règles, construites au fil du temps, que Stéphane Lacroix nomme la « grammaire d’action ». C’est justement cette dernière qui différencie fondamentalement les salafistes des islamistes. Tandis que les islamistes agissent dans l’optique d’une prise du pouvoir, sans prêter une grande attention aux différences théologiques et juridiques entre les musulmans qu’ils souhaitent unir, les salafistes visent la purification des croyances, excluant par conséquent de l’islam tous ceux qui ne correspondent pas à leur idéal normatif. Ces deux catégories d’acteurs n’agissent donc pas sur le même terrain. C’est ce qu’illustre parfaitement la phrase d’ouverture de l’ouvrage : « L’observant jouer, j’en conclus qu’il joue mal aux échecs. Et cependant, c’est aux dames qu’il est en train de jouer ».

L’ouvrage de Stéphane Lacroix montre que le salafisme gagne du terrain en Égypte au fil des règnes de Nasser, Sadate et Moubarak. Le champ islamiste se voit progressivement salafisé par le biais de la circulation des acteurs et des idées, que ce soit sur les campus universitaires ou dans les prisons. Dès les années 1960, des hybridations se sont opérées entre les divers courants. Des lectures politisées voire révolutionnaires des canons salafistes ont été faites, comme c’est par exemple le cas de Sayyid Qutb qui s’inspire des idées d’Ibn Taymiyya3. Plusieurs générations de militants se sont socialisées au sein de cette synthèse idéologique, de sorte que le salafisme s’est imposé comme un référent central des islamistes à partir des années 1970. Néanmoins, ces hybridations se sont le plus souvent réalisées aux marges, ne remettant pas en cause la finalité de la grammaire islamiste - la conquête du pouvoir.

Les salafistes réaffirment pour leur part leur grammaire d’action puriste dès la fin des années 1970. Ainsi en est-il de l’un des principaux mouvements étudiés dans cet ouvrage : la Prédication salafiste. Si elle semble emprunter aux Frères musulmans ses modes d’organisation et de mobilisation (ce qui la rend d’autant plus redoutable aux yeux de ces derniers), elle a pour seule finalité la purification de la foi. Il en va de même du parti Al-Nour qui, loin de constituer un tournant islamiste du salafisme égyptien, fonctionne en fait comme une sorte de lobby visant à garantir le contrôle des mosquées aux salafistes, c’est-à-dire leurs moyens de prédication ou leur grammaire d’action originelle.

L’expansion du salafisme en Égypte

Pour les Égyptiens eux-mêmes et nombres d’observateurs, la diffusion massive du salafisme en Égypte a eu de quoi surprendre. Car la piété s’exprimait historiquement à travers le soufisme, et l’islam « officiel » était incarné par une institution séculaire de renom, l’université d’al-Azhar. Il était ainsi courant de présenter le développement fulgurant du salafisme égyptien comme le résultat du seul prosélytisme saoudien dont il serait le satellite. Or, l’un des mérites de l’ouvrage de Stéphane Lacroix est de restituer la complexité du champ salafiste égyptien et les relations variées que peuvent entretenir ses représentants avec la monarchie saoudienne. Il montre que si la société savante Ansar Al-Sunna4, fondée en 1926, entretient d’excellentes relations avec l’Arabie Saoudite, ce n’est par exemple pas le cas de la Prédication salafiste qui s’est largement développée en dehors de l’influence saoudienne. En outre, les éventuels séjours ou exils dans le Golfe des Égyptiens viennent dans de nombreux cas parachever une conversion au salafisme déjà entamée en Égypte. L’auteur rappelle néanmoins que les relations avec le Golfe créent effectivement les « conditions de possibilité économique d’un salafisme égyptien ».

Un secteur islamique parallèle se développe ainsi à partir des années 1980, qu’il s’agisse de l’import-export, du marché de l’édition ou de la banque islamique, favorisant ainsi un développement florissant du salafisme à l’époque de Moubarak. À cela s’ajoutent des facteurs locaux, en particulier une gestion sécuritaire plutôt favorable aux salafistes face à l’opposition islamiste, que l’auteur documente avec des sources inédites issues des appareils de sûreté de l’État. Les oulémas salafistes peuvent prêcher dans les mosquées sans trop d’entraves, tandis que le salafisme devient lui-même un objet de consommation. Il inonde le marché de CD et des dizaines de chaines satellitaires, animées par des prédicateurs salafistes, se voient autorisées par le régime.

En conséquence, le salafisme s’affirme au cœur de la normativité islamique sunnite. Il impose les termes du débat mais surtout son orthopraxie à laquelle les Frères musulmans, fortement salafisés, n’échappent plus même si, pour se démarquer, ils demandent par exemple à leurs militantes de porter un niqab blanc et non plus noir. C’est dans ce cadre que le salafisme acquiert une grande visibilité pendant la révolution de 2011. Pourtant, à mesure que le salafisme s’impose comme la norme islamique, sa grammaire d’action échappe à ses porte-drapeaux (ou « entrepreneurs de norme ») et se voit récupérée à la marge par de nouveaux acteurs. C’est en partie ce qui explique l’essor après 2011 d’un salafisme populiste par lequel Stéphane Lacroix clôt son ouvrage. Dès lors, conclut l’auteur, « quand tout est salafiste, plus rien n’est salafiste ».

1Principal parti salafiste créé dans la foulée de la révolution égyptienne de 2011, devenu deuxième parti d’Égypte au terme des élections législatives de la fin 2011 où il a rassemblé plus de 25 % des suffrages

2École de pensée hanéfite, très présente en Asie du Sud (Pakistan, Inde et Afghanistan) qui prône un islam traditionaliste et apolitique, et une lecture littéraliste des textes. Apparue dans les Indes britanniques en 1867 en réaction à la colonisation, elle tire son nom de la ville de Deoband, dans l’État de l’Uttar Pradesh au nord de l’Inde, qui a vu naître sa première école

3Sayyid Qutb (1906-1966) est un poète et essayiste égyptien, cadre dirigeant des Frères musulmans. Auteur de l’ouvrage culte Signes de piste, il laisse une œuvre qui fait apparaître en filigrane les idées du théologien Ibn Taymiyya (1263-1328) et de ses successeurs

4Faction du mouvement islamique traditionnel fondée par Cheikh Muhammad Hamid Al-Fiqi se concentrant sur la lutte contre les hérésies et le soufisme

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