Dénucléariser le Proche-Orient : l’Iran d’abord, Israël ensuite

Par-delà les pourparlers entre Washington, ses alliés et Téhéran sur l’avenir du nucléaire iranien se profile un autre enjeu, plus lointain mais qui en constitue sa suite potentielle : la dénucléarisation du Proche-Orient. Est-elle nécessaire ? Possible ? Israël, seul État de la région à posséder la bombe, l’accepterait-elle ?

La centrale nucléaire israélienne de Dimona, dans le Neguev.
Photo satellite américaine (KH4-Corona), 11 novembre 1968.

L’International Panel on Fissile Materials (IFPM) ne doute pas du fait que la dénucléarisation du Proche-Orient est nécessaire. Cet organisme, créé en 2006 et dont le centre est situé à l’université de Princeton aux États-Unis, la croit aussi moins impossible qu’on ne l’imagine. Il regroupe des experts de haut niveau dans les domaines scientifiques et géopolitiques de dix-huit pays, nucléarisés et non nucléarisés1. Sa mission prioritaire consiste à dégager « les fondements techniques propres à mener des initiatives politiques concrètes et réalistes pour sécuriser, consolider et réduire les stocks de matières fissiles (uranium hautement enrichi et plutonium) ». La perspective promue est triple : arrêter la prolifération nucléaire ; garantir que des terroristes n’acquièrent pas d’armes atomiques et faire progresser le désarmement nucléaire dans le monde. L’IFPM promeut aussi la création d’organismes régionaux de contrôle pour améliorer les coopérations entre États dans les zones à risque.

Publiée en octobre 2013, son étude intitulée Fissile Material Controls in the Middle-East. Steps toward a Middle East Zone Free of Nuclear Weapons and all Other Weapons of Mass Destruction est intéressante d’abord par l’identité des rapporteurs. Les deux principaux sont Frank von Nippel et Seyed Hossein Mousavian2. Le premier, physicien et cofondateur de l’IFPM, a été directeur adjoint à la Sécurité nationale à la Maison-Blanche, chargé des questions scientifiques et technologiques en 1993-1994 (sous Bill Clinton). Le second est l’ex-porte-parole de la délégation iranienne aux négociations avec les Occidentaux en 2003-2005, lorsque le président « réformateur » iranien Mohammed Khatami avait accepté une interruption « provisoire » de l’enrichissement d’uranium par son pays.

Un rapport à la portée incertaine

Proche d’Ali Akbar Hachémi Rafsandjani, ancien président de l’Iran longtemps considéré comme un rival du Guide de la révolution Ali Khamenei, Mousavian a fait l’objet de poursuites judiciaires en Iran après l’accession à la présidence de Mahmoud Ahmadinejad. Jugé et emprisonné pour espionnage au profit de la Grande-Bretagne, il est sorti libre d’un procès en appel (sur l’avis de deux des trois juges chargés de l’affaire). Il a bénéficié en 2010 d’un statut de chercheur associé à Princeton. Après l’élection de Hassan Rohani, ce diplomate de haut rang a pu retourner pour la première fois en Iran (en décembre 2013).

La signature de ce rapport par ces deux figures ne présage en rien de l’avenir des négociations en cours. Mais sa portée, en cas d’accord américano-iranien, laisse entrevoir ce que pourraient être ses conséquences. Le message de fond du texte est que, dans un Proche-Orient situé à la charnière de diverses zones nucléarisées, il n’est pas de perspective sécuritaire tangible sans un abandon général, par les pays de la région, de toute arme nucléaire et de toute arme de destruction massive. À défaut d’un tel désarmement collectif, avec un État d’Israël disposant de quatre-vingt à deux-cent quarante ogives nucléaires et la perspective d’un Iran accédant de facto au « seuil » de la capacité nucléaire, et avec, à proximité, une Inde et un Pakistan détenteurs de la bombe A, l’option la plus plausible consisterait à voir les grands pays arabes et la Turquie s’engager dans une course au rééquilibrage nucléaire, transformant à terme la région en une poudrière infiniment plus dangereuse encore. De fait, note Zia Mian, l’un des rédacteurs du rapport, depuis que l’Iran et l’Égypte ont lancé leur appel commun en faveur d’un Proche-Orient zone libre d’armes nucléaires lors de l’Assemblée générale de l’ONU en 1974, sans parler de l’Iran, « on a vu la Libye, l’Irak et la Syrie manifester des velléités nucléaires et on voit aujourd’hui l’Arabie saoudite menacer de s’y engager ».

En l’état, il semble très peu plausible qu’Israël puisse entrer dans une concertation collective régionale visant à contrôler et détruire in fine ses armes de destruction massive. Israël, rappellent les rapporteurs, est le seul parmi tous les États du « Grand Moyen-Orient »3 à n’avoir ratifié aucun des quatre traités essentiels. Il a seulement signé, sans les ratifier, celui bannissant les armes chimiques et celui sur l’interdiction des essais nucléaires, mais il n’a pas même signé le traité de non-prolifération nucléaire (TPN) ni la Convention sur l’interdiction des armes biologiques4.

Effet d’entraînement

Bien que soutenant la perspective d’un Israël qui aurait ultimement « éliminé toutes ses armes nucléaires et placé tous les matériaux fissiles en sa possession sous le contrôle de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), comme l’a fait avant elle l’Afrique du Sud », les rapporteurs, dans leur conclusion, admettent qu’il est effectivement « improbable qu’une zone [moyen-orientale] débarrassée d’armes de destruction massive puisse voir le jour à court terme, », Israël refusant toute inspection de ses installations, sans parler de contrôle de sa production de matière fissile, et en l’absence de toute pression en ce sens s’exerçant à ce jour sur le pays. Mais, espèrent-ils, malgré « la défiance mutuelle générale résultant de l’histoire » dans la région, des premières avancées ne sont pas inenvisageables.

Les spécialistes des enjeux technico-politiques du désarmement nucléaire trouveront dans le rapport le détail des moyens « pratiques » de contrôle que des accords préliminaires nécessiteraient dans les pays de la zone, à commencer par Israël et l’Iran. En substance, Israël pourrait, en particulier, cesser toute production de plutonium et d’uranium hautement enrichi, informer l’AIEA quant à la taille de ses stocks de matière fissile et en placer une partie sous contrôle de l’agence internationale à fin de destruction ultérieure. Parallèlement, tous les autres États de la région s’engageraient dans une démarche montrant leur acceptation de bannir toute fabrication d’armes de destruction massive, incluant la limitation de l’enrichissement de l’uranium en dessous de 6 %, le placement de tous les sites miniers, de traitement, d’importation et d’enrichissement sous la supervision de l’AIEA, et diverses mesures de transparence, comme l’acceptation générale dudit Protocole additionnel du TNP.

Tabou israélien

Les rapporteurs proposent que l’Iran accepte de « retirer tous ses sites d’enrichissement de l’uranium et de séparation du plutonium hors de son contrôle national pour les placer sous la gestion d’une organisation internationale indépendante ». Seul État de la région « disposant d’un programme national civil d’enrichissement, l’Iran jouerait ainsi un rôle pionnier dans le renforcement de la non-prolifération à l’échelle régionale. » Une telle démarche préserverait la supériorité exclusive israélienne dans le domaine nucléaire, tout en commençant à installer une atmosphère de confiance propice à l’avancement général vers une zone totalement dénucléarisée, pronostiquent les auteurs. Le rapport conclut sur la proposition d’ouvrir des pourparlers portant sur « la structure et le fonctionnement d’une organisation régionale [moyen-orientale] complétant les activités de vérification de l’AIEA et de l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC). » Inutile de préciser qu’une telle organisation, pour être efficace, ne pourrait voir le jour sans la participation de l’Iran et d’Israël, ce dernier État ayant préalablement ratifié les traités et conventions sur les armes de destruction massive.

Mais on en est très loin. Lors d’un symposium tenu à Haïfa le 5 décembre dernier, Avraham Burg, ancien président du parlement israélien et de l’Organisation sioniste mondiale, faisant référence au rapport de l’IFPM, a appelé les dirigeants israéliens à la fois à reconnaître que leur État dispose de la bombe A et à s’engager dans un processus menant à sa dénucléarisation. Des groupes de la droite israélienne ont alors exigé son inculpation immédiate pour « trahison ».

1Afrique du Sud, Allemagne, Brésil, Canada, Chine, Corée du Sud, États-Unis, France, Inde, Iran, Japon, Mexique, Norvège, Pakistan, Pays-Bas, Royaume-Uni, Russie, Suède. Les deux seuls pays militairement nucléarisés dont aucun ressortissant n’est membre de cet organisme sont la Corée du Nord et Israël.

2Les autres sont le politologue américano-iranien Emad Kiyaei, directeur depuis 2011 de l’American Iranian Council aux États-Unis ; le professeur de relations internationales Harold Feiveson, de l’université Princeton, et un Pakistanais, Zia Mian, physicien, politologue et vice-président de l’IPFM.

3Tel que l’a défini l’administration de George W. Bush : allant du Maroc à l’Iran en passant par le Soudan et les Comores.

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