Égypte : des coalitions hétéroclites pour des élections sans enjeu

Plus de deux ans après la destitution du président Mohamed Morsi et l’annonce faite par l’armée de la feuille de route — qui prévoyait l’élection rapide d’un nouveau Parlement —, le calendrier électoral a débuté le 17 octobre pour les Égyptiens résidant hors d’Égypte et devrait se terminer le 3 décembre prochain. D’après les premières estimations, le taux de participation est très bas, comme à l’époque de Hosni Moubarak.

Le Parlement égyptien.
DR.

La première phase des élections législatives s’est déroulée les 17 et 18 octobre pour les électeurs résidant hors d’Égypte, et les 18 et 19 octobre pour les Égyptiens de l’intérieur. Une seconde phase est prévue les 21 et 22 novembre pour les électeurs de l’étranger, et les 22 et 23 novembre pour les électeurs de l’intérieur.

Cette première phase concernait les gouvernorats de Bouhaïra, Matrouh, Alexandrie, Gizeh, Fayoum, Béni Soueif, Menia, Assiout, Souhaj, Mer Rouge, Qana, Luxor, Wadi al-Jadid, Assouan. La seconde comprendra les gouvernorats du Caire, Sharqiya, Kfar Cheikh, Port-Saïd, Damiette, Daqhaliya, Menoufia, Gharbiya, le Nord-Sinaï, le Sud-Sinaï, Suez, Ismaïlia, Qalyoubiya.

La mise en œuvre de la feuille de route est passée par des moments difficiles, à commencer par les conditions politiques et sécuritaires que l’Égypte a connues. Le processus électoral lui-même a été rendu inopérant du fait d’arrêtés de justices édictés en mars 2015, portant sur l’anticonstitutionalité du découpage des circonscriptions électorales, en plus de nombreuses dissensions entre les partis politiques et le gouvernement portant sur divers mécanismes de contrôle.

Le découpage des circonscriptions électorales

Le 9 juillet dernier, le président égyptien a finalement annoncé le découpage des circonscriptions électorales dans sa forme finale. Les débats houleux entre les différents courants politiques se sont achevés par la configuration suivante : la République se divise en 205 circonscriptions dotées d’un système de vote par scrutin uninominal et de 4 circonscriptions dotées d’un système de vote au scrutin de liste. Au Parlement, 448 députés sont élus par le scrutin uninominal et 120 par le scrutin de liste.

Les 4 circonscriptions régies par un scrutin de liste se répartissent ainsi :

➞ la région du Caire avec 45 sièges regroupant les gouvernorats de Qalyoubiya, Daqhaliya, Kfar Cheikh, Gharbiya, Menoufia ;

➞ la région du Saïd avec 45 sièges qui regroupe Gizeh, Béni Soueif, Menia, Fayoum, Assiout, Souhaj, Qana, Luxor, Assouan, Mer Rouge ;

➞ la région de l’ouest du Delta avec 15 sièges, regroupant les gouvernorats d’Alexandrie, Bouhaïra, et Matrouh ;

➞ la région de l’est du Delta, avec 15 sièges, regroupant les gouvernorats de Sahrqiya, Port-Saïd, Damiette, Ismaïlia, Suez Nord-Sinaï, Sud-Sinaï.

Quant aux sièges uninominaux, ils se répartissent entre les différents gouvernorats sur une base démographique :

Gouvernorat Nombre d’habitants Nombre de circonscriptions Nombre de sièges
Le Caire 9 102 232 24 46
Alexandrie 4 716078 10 25
Ismaïlia 1 146 033 4 6
Assouan 1 394 687 5 8
Assiout 4 123 441 9 20
Luxor 1 119 222 5 6
Mer Rouge 337 051 3 4
Bouhaïra 5 647 233 10 27
Béni Soueif 2 771 138 7 14
Port-Saïd 653 770 3 4
Sud-Sinaï 164 574 3 3
Gizeh 7 397 577 16 37
Daqhaliya 5 818 363 11 29
Doumia 1 300 815 3 7
Souhaj 4 469 151 12 22
Suez 607 775 1 4
Sharqiya 6 327 562 13 30
Nord-Sinaï 421 984 4 5
Gharbiya 4 648 408 9 24
Fayoum 3 072 181 6 15
Qalyoubiya 4 989 302 10 25
Qana 2 959 175 7 15
Kfar al-Cheikh 3 093 754 8 16
Matrouh 427 573 2 4
Manoufia 3 849 850 9 25
Menia 5 004 421 9 25
Al-Wadi al-Jadid 219 615 2 4

Des pouvoirs étendus qui inquiètent le président

Ces dernières semaines, le président Abdel Fattah Al-Sissi et les principales figures de son régime ont commencé à critiquer la Constitution, qui a pourtant été écrite après la destitution de Morsi. Pour Sissi, « la Constitution avait été écrite en partant de bonnes intentions, et on ne peut diriger le pays avec seulement de bonnes intentions. » Ce qui renvoie à une méfiance à l’égard de la Constitution elle-même et surtout du Parlement à qui elle accordait de larges pouvoirs.

L’article 131 précise en effet que le Parlement peut retirer la confiance au gouvernement. Et, conformément à l’article 146, le président de la République ne peut choisir son nouveau gouvernement sans l’accord préalable du Parlement ; au cas où le choix du président est rejeté, c’est la majorité parlementaire qui choisit le premier ministre. De même, le président ne peut suspendre le gouvernement sans l’accord du Parlement.

Mais les prérogatives du Parlement ne s’arrêtent pas au gouvernement. Il a le droit de modifier la plupart des propositions budgétaires proposées par le gouvernement. Le rapport annuel des comptes doit lui être remis, de même que des rapports de l’Autorité centrale pour les comptes dans les 6 mois qui suivent la clôture de l’exercice financier de l’année concernée.

L’article 126 stipule que le pouvoir exécutif ne peut emprunter, ni obtenir de financement, ni s’engager pour un projet non consigné dans le budget général adopté et dont découleraient des dépenses pour la période à venir, sans l’accord préalable du Parlement.

Le président ne peut déclarer la guerre sans l’autorisation des deux tiers des membres du Parlement. La déclaration de l’état d’urgence également nécessite l’autorisation du Parlement 7 jours avant le début de son application, et il ne peut être dissout durant la période où il est déclaré. Dans des situations autres que celle de l’état d’urgence, le président ne peut dissoudre le Parlement que par un référendum populaire.

La première tache du Parlement sera d’avaliser les quelque 300 lois adoptées par décret par le président. Il n’aura que quelques jours pour le faire et on peut douter qu’il émette de véritables critiques. Il est aussi peu probable, dans le climat actuel, qu’il utilise ses prérogatives contre le président.

Les acteurs en lice

Trois partis politiques égyptiens ont annoncé le boycott des élections parlementaires : Vie et liberté (Al-Aysh wal Hurriya), le Parti du milieu (Al-Wasat) et Égypte Forte (Masr al-Qawiya). Les raisons du boycott sont essentiellement les atteintes aux droits humains et la surveillance de plus en plus étroite des activités politiques. Le Parti de la Constitution (Al-Dastour) fondé par Mohamed El-Baradei — alors que les instances dirigeantes avaient annoncé l’intention du parti de participer aux élections — a dû faire face à une crise profonde en raison de cette décision, puisque 350 militants de base ont signé un communiqué la refusant.

Le 16 septembre dernier, le Haut Comité pour les élections a annoncé qu’il acceptait les demandes de 5 420 candidats pour les sièges individuels et de 9 listes pour les 4 régions. De nombreuses complications ont accompagné la formation des alliances dans les deux modes d’élection (scrutin uninominal ou de liste), dont le retrait des partis de gauche des listes électorales et leur décision de ne se présenter que dans les scrutins uninominaux.

Dans les grandes lignes, la compétition dans les scrutins uninominaux s’exerçait entre des appartenances tribales et familiales, les membres de l’ancien régime (connu sous le terme de fouloul), sans oublier les candidats en exercice dans police et l’armée. De leur côté, les coalitions qui se disputent dans les scrutins de listes majoritaires sont restées en nombre limité.

Le Haut Comité a annoncé la validation des listes suivantes pour chacune des quatre régions : celle du parti salafiste Al-Nour, celle de la Coalition républicaine des forces sociales, et la liste Pour l’Amour de l’Égypte pour la région du Caire ; les deux listes du Réveil national et Pour l’Amour de l’Égypte, pour la région de Saïd ; les deux listes Chevaliers d’Égypte et la Coalition de l’appel de l’Égypte pour la région de l’ouest du Delta. Pour la région de l’est du Delta, la liste Pour l’Amour de l’Égypte est la seule dont la candidature a été avalisée.

Les listes du parti Al-Nour se composent principalement de ses membres salafistes, mais aussi de membres obligatoires, conformément au système des quotas, tels que les coptes et les femmes.

La conseillère Tahani Al-Jabali, qui soutient le régime politique de Sissi, a la charge de coordonner la liste de la Coalition républicaine des forces sociales. La liste comprend aussi l’ancien délégué au service des renseignements Hossam Khairallah, qui s’était déjà présenté à l’élection présidentielle en 2012 et qui est arrivé en dernier dans la liste des candidats.

Selon le coordinateur de la liste Ahmad Hassan, « la liste est soutenue par la ligue du Réveil qui est une ligue soufie et relève de l’autorité de Al-Azhar, dont le chef est le cheikh Mohamad Assouani, fondateur de la liste ; il ne participe pas aux élections, c’est un homme de principes et il a des positions clairement opposées aux Frères musulmans. »

Quant à la liste Chevaliers d’Égypte, elle est issue du parti du même nom, avec à sa tête le général en retraite Abdel-Rafe Darwich. Ce parti, qui s’est approprié la totalité de la liste, est l’un des nombreux partis qui se sont constitués dernièrement.

La liste de l’Appel de l’Égypte (Nidaa Masr), qui est en étroite compétition avec la liste la plus influente Pour l’Amour de l’Égypte, a pour chef Tareq Zeidan qui s’est fait connaître pendant la révolution du 25 janvier ; témoin clé dans le procès de la « bataille des chameaux »1, il avait apporté un témoignage à charge contre l’armée, accusée d’avoir délibérément traîné avant de porter secours aux manifestants.

Un des candidats sur la liste Appel de l’Égypte se trouve être Atef Qaoud, candidat à la présidentielle de 2012 sur les listes du parti Réforme et développement (al-Islah wal Tanmiya) fondé par Mohamad Osmat Sadat, parent de l’ancien président égyptien.

Quant à la liste Pour l’amour de l’Égypte, elle est la plus représentée dans les régions, d’autant que dans l’est du Delta elle sera la seule liste.

Depuis qu’elle a été annoncée, la Coalition a fait l’objet de changements et de tergiversations, car elle avait annoncé à plusieurs reprises qu’elle adoptait les positions de Sissi, dans une tentative pour parvenir à la constitution d’une liste consensuelle unique soutenue par ce dernier. Dans cette logique, la plupart des fouloul de l’ancien Parti national démocratique, des militaires et experts en matière de sécurité, qui ont été le fer de lance des supporters de Sissi, se sont ralliés à la Coalition.

La responsabilité de coordonner la Coalition revient au général Sameh Seif Al-Yazal, une personnalité entourée de zones d’ombre, tant dans le domaine de l’investissement car il est partenaire dans une des plus grandes agences de sécurité qui travaillent en Palestine occupée, que dans le domaine sécuritaire et politique, en raison de sa proximité avec Sissi et de son long travail dans la garde républicaine, les renseignements militaires et les renseignements généraux.

Le général Al-Yazal a reconnu dans un entretien télévisé qu’il a intégré dans sa coalition des anciens du régime de Moubarak, en disant : « oui, nous avons quelques candidats du Parti national, mais ces candidats sont de vrais patriotes dont les mains n’ont pas été salies par l’argent volé au peuple égyptien, il n’ont fait l’objet d’aucune condamnation, il est difficile de généraliser la corruption à près de 3 millions d’ex-adhérents du Parti national, nos candidats sont des hommes d’honneur, et ne peuvent payer pour les autres, leur but est de servir la patrie. »

De nombreuses personnalités sont membres de la Coalition Pour l’amour de l’Égypte, qu’il s’agisse de candidats en compétition dans des listes ou sur des sièges individuels. Parmi les plus importants, l’ancien premier ministre Oussama Heikal, le journaliste Mustafa Bakri, le membre du mouvement Tamarrod et du mouvement du 6-Avril Tareq Al-Khouli, l’ex-parlementaire et défenseuse notoire de l’ancien président Hosni Moubarak, Marguerite Azar, l’homme d’affaires Akmal Qortam, dont le nom est évoqué à plusieurs reprises dans des affaires de corruption et en lien avec l’appareil sécuritaire pour redorer le blason de Sissi. Elle regroupe aussi plusieurs partis, dont le Wafd et le Parti des Égyptiens libres du millionnaire Naguib Sawiris.

1Le 2 février 2011 au Caire, des hommes sur des chevaux et des chameaux se sont élancés sur des manifestants aux alentours de la place Tahrir. Trois personnes ont été tuées, et une centaine d’autres blessées.

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