France-Maroc : je t’aime, moi non plus

Le ministre des affaires étrangères marocain a annulé sa visite en France, alors que les relations entre le président François Hollande et le roi Mohammed VI sont très tendues. Malgré des liens économiques et humains anciens et solides, les crises entre Rabat et Paris ont jalonné les relations entre les deux capitales. Mais le Maroc et la France peuvent-ils se passer l’un de l’autre ?

Première visite de Mohammed VI à François Hollande, 30 mai 2012.
YouTube, copie d’écran.

Sous la présidence de Jacques Chirac (1995-2007), la relation franco-marocaine est placée dans le registre de l’hyperbole : relation d’exception, vision partagée du monde, convergence totale de vues, partenariat stratégique… Cette vision idyllique des rapports bilatéraux n’est plus de saison sous François Hollande. Depuis l’hiver 2014, une série d’affaires sensibles les empoisonne. La relation est devenue si exécrable que le Maroc a limité sa coopération au domaine culturel et que la France est le seul pays, avec l’Algérie, qui n’a pas envoyé de délégation au Forum mondial des droits de l’homme à Marrakech (28 novembre 2014). Faut-il y déceler une radicale nouveauté, incriminer les foucades du roi du Maroc, ou l’hostilité atavique des socialistes français à cette monarchie religieuse ? Ou n’est-ce qu’un épisode difficile de relations pas si anormales que cela ? L’histoire peut-elle nous éclairer ?

La légende dorée des relations entre la monarchie alaouite et la République française est à la confluence de plusieurs héritages : la stratégie politique du général Hubert Lyautey, envoyé par la République en 1912 pour conquérir le Maroc, qui a su forger la légende d’une glorieuse pacification et établir le mythe du « royaume fortuné » (véritable « Californie française ») pour bâtir sa propre légende ; celle de la dynastie alaouite, qui fait croire en une sainte alliance avec la République française pour oublier qu’elle fut ravalée au rang de vassal ; la guerre d’Algérie, qui a brutalement séparé le corps constitué de la France et de l’Algérie, tissé par 132 ans de colonisation, poussant la France, ses militaires et ses élites dans les bras du « loyal » Maroc ; un demi-siècle de guerre froide, qui a fait du royaume le meilleur partenaire de la France en Afrique et dans le monde arabe.

Sur ce fonds historique, une noria d’élites, d’intérêts et d’amitiés intéressées se sont empilés dans l’intérêt des deux parties. Depuis 1970, le Maroc est assuré de l’amitié de la France. Elle contribue à sa stabilité extérieure, en l’épaulant dans sa lutte contre le Front Polisario et son parrain algérien au Sahara occidental. Elle contribue à sa sécurité intérieure en l’assurant de son savoir-faire technique et sécuritaire et de ses capitaux pour maintenir à flot la barque du royaume. Elle épaule sa diplomatie dans le monde et à l’ONU. Elle est son poisson-pilote en Europe, au risque du conflit avec ses partenaires européens (affaire de l’îlot Persil en 20021). Elle le protège par son droit de veto au conseil de sécurité de l’ONU en cas de coup dur saharien dans un conflit qui monopolise la diplomatie du royaume depuis 1975. Elle absorbe la majeure partie de ses émigrés, de ses étudiants et de ses exilés politiques en Europe, de ses élites à l’étranger (imams et services spéciaux compris), ainsi qu’une partie essentielle de son haschich et de ses capitaux extérieurs. La stabilité du royaume est à ce prix. La France sert de villégiature à bien des élites marocaines, et une partie de la famille royale y vit la moitié du temps.

L’oasis de quelques Français privilégiés

En échange de ces privilèges, les élites françaises ont carte blanche au Maroc, sous l’œil du Palais et de ses services de renseignement. Elles peuvent y investir librement, y compris des biens mal acquis (les capitaux n’étant pas contrôlés à l’entrée), vivre une vie de nabab dans les palais privés ou les hôtels mis à disposition, entre plaisirs licites et illicites. Les entreprises françaises, depuis la fin de la marocanisation des entreprises au cours des année 1990, bénéficient de marchés captifs. Le TGV est un bon exemple de montage franco-marocain avec un financement de l’Arabie saoudite, l’autre grand partenaire extérieur du Maroc depuis les années 1970.

Bien des Français bénéficient au Maroc d’un effet d’exposition et de petits privilèges : hommes d’affaires à la recherche de rentabilité, hommes politiques qui feignent de s’intéresser au monde, acteurs et présentateurs en fin de course (comme feu Jacques Chancel), journalistes et intellectuels en représentation, « pieds noirs » et juifs séfarades reconnaissants au Maroc pour son hospitalité, retraités à la recherche d’un effet de richesse, fonctionnaires en mal d’exotisme, femmes seules en quête de virilité, « beurs » auréolés de leur succès personnel, bandits corses ou autres julots qui veulent relancer des affaires, etc. L’appareil d’État marocain garde un œil sur cette population qui rapporte plus d’euros et de stabilité qu’elle ne cause de troubles. Il est toujours temps d’expulser un quidam quand la discrétion a été bafouée, mais le Maroc est reconnaissant envers ceux qui lui rendent service et sa fidélité sans faille a peu d’équivalents en France. C’est un atout de taille.

Les services français et espagnols sont informés de ces affaires bilatérales. Mais les consignes sont à la bienveillance et au laisser-faire si les formes sont respectées. Au Maroc, les Français suivent les lignes rouges des Marocains : le respect du roi et de la monarchie, de l’islam et de ses interdits formels, et l’intégrité territoriale. L’Élysée cautionne la formule de « provinces du sud » du Maroc à propos de l’ex-Sahara espagnol ainsi que la promotion de sa « large autonomie » annoncée...Paris n’a jamais contrarié Rabat sur ces points fondamentaux, voire elle l’y incite. En échange, Rabat ne se mêle officiellement pas des affaires françaises, mais a de très bonnes relations avec les partis politiques, Front national compris, et veille à ce que « ses » musulmans ne suscitent pas de troubles particuliers. L’islam de France est une autre affaire marocaine. Lors des émeutes des banlieues en 2005, Rabat, comme Alger, a discrètement proposé son aide à l’Élysée, qui en aurait été outré2, pour l’aider à rétablir l’ordre.

Des relations apparemment sans nuages

La qualité de la relation France-Maroc dépend de celle entretenue entre le roi et l’hôte de l’Élysée. Tout remonte aux deux Palais. C’est à ce niveau que se traitent d’ordinaire les affaires bilatérales, des plus importantes (la sécurité nationale) aux plus mineures (l’inscription d’un enfant de bonne famille marocaine dans une école française). La dizaine de journalistes français chargés du Maroc sont placés sous haute surveillance, comme les rares spécialistes de ce pays. D’après « Chris Coleman », révélateur d’une sorte de Wikileaks marocain très commenté en Espagne depuis octobre 2014, le suivi des journalistes français est même assuré au plus haut niveau de l’État marocain. Comme la Palestine ou la Tunisie de Zine el-Abidine Ben Ali, le Quai d’Orsay traite le Maroc avec « des égards » particuliers. La classe politique se félicite de l’excellence de cette relation, et se rengorge des succès économiques marocains qu’elle magnifie.

Rares sont les « dissidents », vite qualifiés d’« ennemis du Maroc », observateurs désabusés, effarés ou choqués par des mœurs si peu républicaines. Seuls les services français, pourtant proches de leurs homologues, n’hésitent pas à sonner l’alarme auprès de l’Élysée. Comme sous Ben Ali, ils sont renvoyés dans les cordes. On ne saurait en effet mésestimer l’activisme des services marocains en France, où travaille un agent sur deux de la Direction générale des études et de la documentation (DGED). Chargés d’y surveiller leurs ressortissants (2,5 millions sur quatre générations3), ils vendent en outre une image aseptisée et laudative du Maroc, de son régime et de son économie. Plusieurs sociétés de conseil et de communication veillent au suivi de ce travail.

L’électrochoc mitterrandien

La grande attention du Maroc à la sphère publique française remonte à « l’affaire » Gilles Perrault. Auteur en 1991 du pamphlet Notre ami le roi, celui-ci fit tanguer la monarchie marocaine. Une fois sa colère contenue, Hassan II a travaillé à la mise en place extérieure d’une communication efficace et bienveillante sur le Maroc. Hommes politiques, intellectuels, grands patrons, journalistes français et autres « amis du Maroc », dûment récompensés par le Ouissam alaouite4, parent toute éventualité. Rien n’est laissé au hasard.

Car la crise de 1991 a succédé à celle de 1981. Hassan II, persuadé que la gauche française ne pouvait accéder à l’Élysée, fut stupéfait par l’élection du socialiste François Mitterrand le 10 mai 1981. Lié par amitié à Alexandre de Marenches, patron du Service de documentation extérieure et de contre-espionnage (Sdece) sous les présidences successives de Georges Pompidou et de Valéry Giscard d’Estaing, le roi était très protégé. Aussi est-il effaré des menaces qui planent sur la coopération franco-marocaine, avant que Mitterrand ne reprenne le cours des choses : le Maroc demeure l’État le plus aidé du monde par la France. Seule Danièle Mitterrand, au grand dam du roi, a carte blanche auprès du Polisario5.

C’est pourquoi Hassan II prépare l’avenir. Par le biais du directeur de cabinet d’Alexandre de Marenches, le gendarme Michel Roussin né à Rabat, Jacques Chirac est initié au Maroc. Cet investissement d’avenir devient un véritable bouclier pour l’après-Mitterrand. Certes, le premier ministre Lionel Jospin (1997-2002) entretient des relations glaciales avec Hassan II. Mais sous la Cinquième République, l’Élysée commande. Puis l’arrivée des socialistes à la tête du gouvernement marocain en 1998 brise la glace avec les socialistes français.

États de crise post-coloniaux

En définitive, c’est sous la présidence de Charles de Gaulle que les relations franco-marocaines ont connu leur pire état de crise. En 1956, l’indépendance du Maroc naît sous de mauvais auspices : Mohammed V, qui n’a rien oublié de sa déchéance d’août 19536, est un fervent anticolonialiste. Seule la peur de perdre son trône l’oblige à pactiser avec Paris et l’armée française, qui campe au Maroc jusqu’à sa mort, et l’aide à « nettoyer » le Rif et le Sahara en 1958-19597. Monté sur le trône en février 1961, Hassan II restaure sa souveraineté totale au prix d’une nouvelle dépendance : l’armée d’Oufkir8 demeure liée à la France, et l’économie du royaume est sous perfusion française. Or, on ne donne pas cher à Paris de la monarchie marocaine, dont le jeune roi ne paraît pas à la hauteur. Mais c’est l’enlèvement de Mehdi Ben Barka en plein Paris le 29 octobre 1965 et son assassinat qui détruisent la coopération politique. De Gaulle rappelle son ambassadeur, et Hassan II n’est plus invité à Paris. Le Général a des mots très durs qui mettent un terme à tout contact direct jusqu’en 1970.

Dans l’attente du retour à l’Élysée d’un « proche »

Ainsi, les relations franco-marocaines sont très loin de l’idylle contée dans les chancelleries. Souvent brutales, elles illustrent les relations que la France entretient avec ses anciennes colonies, à la fois bilatérales, personnalisées et directes entre chefs d’État, à la merci des évènements. Dès 2004, Mohammed VI cherche à s’émanciper de la tutelle paternaliste de Jacques Chirac, jugé trop intrusif. En 2007, Mohammed VI redoute le tropisme algérien de Nicolas Sarkozy9. Mais après quelques mois, de très proches relations sont établies. En 2012, la victoire redoutée de François Hollande ramène à l’Élysée le clan honni des « amis de l’Algérie ». Deux ans plus tard, la colère du roi et de ses officiers éclate, quand le patron de la Direction générale de la surveillance du territoire (DGST), Abdellatif Hammouchi, est menacé de poursuites pour torture jusqu’au sein de la résidence de l’ambassadeur du Maroc à Neuilly. Un acte jugé hostile, inamical et délibéré par Rabat. Or le roi ne peut passer outre la fureur des officiers et des services de renseignement qui tiennent son pays.

Il s’ensuit une série de gestes inamicaux. Le dernier en date, largement médiatisé par Rabat, a consisté, pour le ministre marocain des affaires étrangères Salaheddine Mezouar (inopinément fouillé par des douaniers à Paris il y a quelques mois), présent à l’Élysée pour les cérémonies du 11 janvier 2015, à refuser de se rendre à la « manifestation » des chefs d’État et personnalités qui fait suite aux attentats des 7 et 9 janvier contre le journal satirique Charlie Hebdo et un supermarché casher, au prétexte de caricatures « blasphématoires » dans le cortège. Rabat a souvent été moins pudique. Mais l’opération, qui vise à plaire aux musulmans du Maroc, aux Saoudiens et aux Africains et à conforter la sacralité du Commandeur des croyants, est une manière de montrer son indépendance à François Hollande.

Certes, on est encore loin de la crise de 1965, et Paris fait tout pour ne pas aggraver les choses. À Paris, l’ambassadeur du Maroc est à l’offensive pour redorer le blason du Maroc pâli depuis 2011. Soutenu par les Saoudiens, le Maroc attend la défaite annoncée de François Hollande à la prochaine élection présidentielle française et le retour d’un proche à l’Élysée, qu’il s’agisse de Nicolas Sarkozy, de Martine Aubry, d’Alain Juppé ou de Manuel Valls. Ce jeu de dupes scénarisé demeure sous contrôle, puisque l’Algérie semble incapable d’en tirer profit. Mais l’accumulation des crises n’écarte aucune hypothèse.

1Il s’agit d’un petit îlot aride situé à l’ouest de l’enclave espagnole de Ceuta. Le 10 juillet 2002, des éléments de l’armée marocaine y débarquent. L’Espagne envoie bâtiments militaires et hélicoptères pour rétablir sa souveraineté. Face au mutisme de la diplomatie de l’Union européenne, Madrid sollicite la médiation de Colin Powell en personne, qui réussit à rétablir la situation.

2L’information a été donnée à l’auteur par un témoin direct alors présent à l’Élysée.

3Ce chiffre est une extrapolation qui part du chiffre de l’Institut national de la statistique et des études économiques, Insee, lequel ne concerne que les immigrés et leurs enfants, soit 1,314 million de personnes en 2008 ; or à cette date, l’immigration marocaine compte 3 voire 4 générations, dont les descendants sont considérés comme « marocains » à Rabat.

4Le Ouissam alaouite a été créé par Lyautey sur le modèle de la Légion d’honneur française, et le roi du Maroc remet cette décoration pour honorer ceux dont il considère qu’ils ont servi le Maroc ou sa dynastie.

5Dans le cadre de l’association qu’elle présidait, France Libertés, Danielle Mitterrand, épouse du chef de l’État en exercice, s’est désolidarisée de la position officielle française en appuyant le Front Polisario, l’adversaire du Maroc dans le conflit du Sahara occidental.

6Le 20 août 1953, le sultan Sidi Mohammed (futur roi Mohammed V) est destitué par l’autorité coloniale, et exilé avec ses deux fils Moulay Hassan (futur roi Hassan II) et Moulay Abdallah en Corse puis à Madagascar. Ils devaient y passer plus de deux ans avant de revenir triomphalement le 16 novembre 1955.

7Par deux fois, en 1958 et 1959, les Forces armées royales (FAR) et l’armée française, toujours présente sur le sol marocain, sous la conduite du prince Moulay Hassan, détruisent l’Armée de libération marocaine (ALM), tout en réprimant l’insurrection de plusieurs tribus rifaines (cette répression a fait au moins 8 000 morts). En 1958, les armées française et espagnole prennent en outre en tenailles et détruisent les éléments de l’ALM au Sahara, dans le cadre de l’opération Écouvillon.

8Le général Oufkir a été officier dans l’armée d’Afrique durant le protectorat. En 1955, les autorités françaises l’imposent comme aide de camp de Mohammed V. Il est chargé de réduire l’influence de l’ALM et l’audience des partis nationalistes et de mettre en place l’institution policière et l’armée, les FAR.

9Lorsqu’il arrive au pouvoir, Nicolas Sarkozy, qui a beaucoup fréquenté Alger en tant que ministre de l’intérieur, n’a pas de préférence entre le Maroc et l’Algérie. Il est même séduit par le verbe d’Abdelaziz Bouteflika, à qui il rend visite en premier après son élection. Le roi refuse de le recevoir à Rabat, contraignant le nouveau président à organiser un voyage officiel spécifique quelques mois plus tard. Le Maroc déploie alors tous ses charmes, et obtient très vite la nette préférence du chef de l’État français.

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