Irak. Viols en temps de guerre

Des témoignages de viols commis par l’organisation de l’État islamique en Irak commencent timidement à apparaître, à l’instar de ceux d’Aida et de Nahed. Le silence qui prédomine cependant très largement empêche d’évaluer le nombre de victimes des deux sexes — notamment sunnites — de ces viols de guerre, et la mise en place de services d’aide aux victimes.

Autoportrait d’une femme violée.
Jane Fox, 2013.

« Aucune communauté n’a été épargnée par la violence du groupe État islamique en Irak » : c’est ce que soutient dès 2015 Suki Nagra, responsable de la mission d’enquête de l’ONU sur l’Irak. Parmi les exactions commises par l’organisation de l’État islamique (OEI), les femmes interrogées témoignent notamment de violences sexuelles. Toutefois, il reste difficile de quantifier la nature ou l’ampleur de ces actes car le silence des victimes, alimenté par la honte et la peur de décevoir leurs familles et leurs proches, crée une zone d’ombre autour de la question. En atteste la réponse de Sara Hashash, responsable presse chez Amnesty International : « Ce n’est pas un sujet à propos duquel nous détenons beaucoup d’informations. »

La récente publication de témoignages laisse à penser que les viols sur le sol irakien sont un phénomène nouveau. Pourtant, dès 2006, des vidéos se propageaient sur la toile, mettant en lumière des viols commis par des soldats américains à l’encontre de jeunes Irakiennes, comme dans le cas de Steven D. Green. Il faudrait aussi évoquer le cas de la prison d’Abou Ghraib, rendu public dès l’été 2003.

Les membres de l’OEI ne sont donc pas les seuls auteurs des crimes sexuels en Irak. Quelques témoignages recueillis par Human Rights Watch font en outre état d’une volonté vengeresse de la part de miliciens chiites à l’encontre de la communauté sunnite sous contrôle de l’OEI dès 2015, complice selon eux des djihadistes de l’OEI1. Le peu de récits concernant les viols commis par les milices chiites comme par les forces américaines laisse une fois de plus cependant la question en suspens.

Des victimes yézidies, mais aussi sunnites

Les quelques témoignages recueillis par les organisations chargées d’enquêter mettent en avant les violences subies par des femmes yézidies. Ainsi, en 2015, l’ONU évoque un possible génocide en Irak contre cette communauté, avec une centaine de témoignages décrivant notamment des viols. Le rapport du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme (HCDH) précise qu’après « avoir pu s’échapper, des femmes et des filles yézidies ont décrit avoir été ouvertement vendues ou remises » à des djihadistes comme si elles étaient un butin de guerre. Amnesty International estime pour sa part à 3 800 le nombre de ces femmes retenues captives par l’OEI et soumises à des viols à répétition entre 2016 et 2017 en Irak et en Syrie.

De même, dans un communiqué comprenant divers témoignages et publié en février 2017, Human Rights Watch fait le point sur la question des violences subies par des femmes sunnites sous la tutelle de l’OEI à Mossoul de juin 2014 à janvier 2017, soulignant que la plupart des victimes de viols ne souhaitent pas témoigner, par peur de décevoir leurs familles et leurs proches. Pourtant, il semble difficile de se reconstruire en silence après de tels traumatismes. Des soins et services aux victimes devraient être prodigués conjointement par le gouvernement irakien, les autorités régionales du Kurdistan, les agences des Nations unies et d’autres intervenants, en coordination avec l’Organisation mondiale de la santé (OMS), selon Human Rights Watch. Toutefois, la honte les poussant au silence, il reste extrêmement difficile d’apporter aux victimes de violences sexuelles l’aide nécessaire pour se reconstruire psychologiquement.

Aida2, jeune femme de 28 ans, et Nahed, 30 ans, tous deux sunnites et Irakiens, ont accepté de parler. Leurs deux témoignages ont été recueillis grâce à Alya, une jeune femme interviewée lors de mon voyage à Erbil et sur laquelle j’ai écrit un article pour L’Orient le jour.3.

« Je n’étais même plus humaine à leurs yeux »

La fenêtre Skype s’ouvre sur le sourire d’Aida, et quelques mots soufflés : « Je crois que je vais mieux. » Réapprendre à vivre, voilà le quotidien de cette jeune sunnite, violée à plusieurs reprises par des combattants de l’OEI.

En janvier 2016, Aida emprunte les rues de Mossoul-Est aux côtés de son mari. La lumière du jour décline, il est 17 h. Trois djihadistes sortent d’une ruelle, l’un d’entre eux la bouscule. La frêle jeune femme trébuche et tombe, genoux et paumes au sol. « J’ai croisé le regard de mon mari, puis celui du soldat, et j’ai compris. » Un homme la saisit et lui fait passer la porte d’une maison qu’elle ne connait pas, quand les deux autres entrainent son mari à sa suite. Aida est violée devant ce dernier. « Mon monde s’est effondré ce jour-là, lorsque j’ai compris que la figure maternelle elle-même n’avait plus de sens pour ces hommes assoiffés de sexe, de violence. On a nié tout ce qui me constitue. J’aurais pu être leur sœur, leur femme, mais ça leur était égal, je n’étais même plus humaine à leurs yeux », explique-t-elle. Aida tente de se débattre, mais l’homme lui assène un coup de genou si violent qu’il lui brise deux côtes. Paralysée par la douleur et la peur, Aida compte les secondes.

« Même violée, il faut se taire. C’est terriblement long et douloureux, 2 457 secondes », souffle-t-elle en baissant les yeux. Les trois soldats la réduisent à l’état d’objet, la détruisent, et atteignent son mari par là même. Aida y voit « une technique d’intimidation. La douleur du viol est tellement folle que quelque chose meurt en nous. On a peur, constamment, des autres comme de nous-mêmes ». Une peur qui la pousse par la suite à se plier aux ordres de ses bourreaux, longer les murs, se nier, se réduire à l’état d’objet. Par cinq fois, cette torture physique et morale lui sera à nouveau infligée. « C’est l’arme la plus efficace, la plus traumatisante. Utiliser les femmes pour leur répression, c’est facile, ils savent que personne ne va réagir. »

Lorsque Mossoul-Est reprend sa liberté, Aida et son mari quittent la ville. « Il a fallu refaire notre vie, rencontrer de nouvelles personnes. Je n’y arrivais pas, je restais cloitrée chez nous. J’avais des idées noires, l’envie de partir, de m’arracher à ce corps massacré par ces bêtes. » Son regard se fige. « C’est ça, la véritable torture. Tu es vivante, mais morte également », lance-t-elle, le souffle court. Mère d’une petite fille de deux mois, Aida pose un regard tendre sur son enfant et souffle : « Il faudra être forte et te battre, le monde est fou. »

« Ils m’ont tué »

Si les langues semblent quelque peu se délier à propos du viol des femmes, son usage contre les hommes reste, semble-t-il, inconnu. Nahed témoigne, malgré la honte qui le ronge. Il évite la caméra. « J’ai masqué le retour vidéo, je ne me supporte pas », explique-t-il. À 30 ans, l’homme ne se reconnait plus. « J’ai tout perdu », dit-il.

Alors qu’il accompagne sa fille de 11 ans dans les rues de Mossoul-Est encore aux mains de l’OEI, Nahed est arrêté pour un contrôle. « Ma fille a demandé à l’un des hommes si j’avais fait quelque chose de mal », explique-t-il. « L’un d’eux l’a attrapée par les épaules et lui a hurlé de se taire », et la petite d’éclater en sanglots. La voix de Nahed se brise. « Il lui a dit qu’il allait lui donner des raisons de pleurer, nous a demandé de leur indiquer où nous habitions, s’est invité chez nous, et, avec les trois autres soldats, a violé ma petite fille et ma femme sous mes yeux, à tour de rôle. » À l’écran, Nahed serre les dents et les poings, son visage est rougi par la rage. « J’aurais voulu les tuer. Ils les tenaient par les cheveux, j’ai vu les deux amours de ma vie mourir psychologiquement à ce moment-là », lance-t-il.

Il tente alors de se défaire de leur emprise. « Il y a eu un moment de flottement, j’ai croisé le regard de l’un d’eux, plein de lubricité, de perversion ». À quatre contre un, les soldats prennent rapidement le dessus, et mettent Nahed à genoux. Il confie entendre, parfois encore, leurs paroles résonner dans son crâne, les soirs de cauchemar : « Un homme laisse ses femmes se faire réprimander. Si tu n’es pas un homme, tu subiras le même sort que les femmes. » À l’évocation de ces souvenirs, Nahed fond en larmes. « Ils m’ont violé devant ma fille, devant ma femme, avec tous les objets qu’ils ont pu trouver dans la maison. Ils m’ont tué ».

Nahed ne s’est jamais remis de cette torture, physique à court terme, psychologique à long terme. Depuis ce traumatisme, il a tenté par trois fois de mettre fin à ses jours. « Je devais protéger ma fille, ma femme, j’ai échoué dans tout ce qui faisait de moi un homme », murmure-t-il. L’homme fixe ses mains, tête baissée, les épaules serrées : « Elles comme moi, on ne se parle pas. C’est une maison de fantômes. Ici, tout le monde est mort et ce qu’on lit dans nos yeux respectifs, c’est notre propre calvaire. »

Le viol, ici à l’encontre de personnes jugées mécréantes par l’OEI, souvent des musulmans, peut devenir une véritable arme de guerre. « Ça vous tue sans condamner l’agresseur, c’est un crime impuni. » Et Nahed d’ajouter : « On ne peut pas se plaindre, alors que nos voisins ont perdu la moitié de leur famille dans cette guerre, ou que nos amis sont morts. Physiquement, nous sommes en vie. Moralement, nous sommes déjà partis. »

Le viol de guerre englobe tous les actes de viol, d’agression sexuelle, de prostitution forcée et d’esclavage sexuel commis dans un contexte de guerre ou de conflit. Il est considéré comme une arme de guerre dès lors qu’il est planifié et utilisé de manière stratégique et systématique pour humilier, affaiblir, assujettir, chasser ou détruire l’autre. Il s’agit en ce cas de viols de masse, multiples et collectifs, fréquemment commis en public, accompagnés le plus souvent de brutalités et de coups.

Au titre des Conventions de Genève de 1949, ainsi que des protocoles additionnels I et II de 1977, les États signataires – dont l’Irak fait partie — s’engagent à protéger les femmes contre le viol, l’esclavage sexuel et la prostitution forcée. La résolution 1820 du Conseil de sécurité de l’ONU (19 juin 2008) va plus loin en énonçant que « le viol et d’autres formes de violence sexuelle peuvent constituer un crime de guerre, un crime contre l’humanité ou un élément constitutif du crime de génocide ». Il ne s’agit plus seulement d’imposer aux États de protéger les femmes contre les violences sexuelles et de faire condamner les coupables, mais aussi d’inscrire cette démarche dans la gouvernance de l’armée, la police, la justice, la santé, l’éducation et l’ensemble de la société civile. Enfin, cette résolution ouvre la voie à une saisine de la Cour pénale internationale.

En 2009, avec la résolution 1888 qui rappelle les obligations des États parties à la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, l’ONU s’engage, pour la première fois, à déployer dans les zones sensibles des moyens plus appropriés et inaugure le Bureau de la représentante spéciale de l’ONU pour les violences sexuelles dans les conflits armés. Mais si la Syrie fait partie des quelques pays d’intervention de cette agence onusienne, l’Irak n’est jusqu’ici pas mentionné.

Pour un état des lieux historique et géographique des crimes sexuels et des instruments juridiques censés protéger les femmes, lire Agnès Stienne, « Viols en temps de guerre, le silence et l’impunité », visionscarto.net, 4 août 2015.

2Les prénoms ont été modifiés et leurs noms ne sont pas communiqués pour préserver leur anonymat

3Les deux témoins sont des amis d’Alya, ils étaient voisins lorsque les trois familles habitaient encore Mossoul. Alya a fait l’objet d’un article concernant les traitements donnés aux femmes par la Hisba, la police des mœurs féminines de l’OEI. C’est au fil de cette discussion qu’elle a évoqué les violences faites aux femmes, mais également aux hommes par les soldats de l’OEI. Suite à ces entretiens par Skype, j’ai rencontré Aida, qui était en voyage au Sud-Liban. Nahed n’étant pas prêt à quitter le sol irakien, je n’ai pas eu l’occasion de le rencontrer en face à face, mais ai prévu de le faire lors de mon prochain voyage en Irak.

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