Économie

L’Égypte ouvre le robinet de la dette à tout va

Plusieurs institutions financières internationales ont accordé d’importants prêts ces derniers mois au régime du président Abdel Fattah Al-Sissi. Mais les réformes économiques peinent à voir le jour, et la reprise du tourisme reste timide. Pour la population, l’austérité est au programme.

Le Caire, 3 avril 2013. Des manifestants égyptiens brandissent du pain ainsi qu’un tract sur lequel on peut lire : « Danger, non aux prêts qui mènent à la pauvreté » lors d’un rassemblement contre la visite d’une délégation du FMI
Khaled Desouki/AFP

Le président Abdel Fattah Al-Sissi est à coup sûr le chouchou africain des institutions financières internationales. Entre l’automne 2020 et le printemps 2021, l’Égypte s’est vu attribuer par le seul Fonds monétaire international (FMI) près de 8 milliards de dollars (6,56 milliards d’euros). Ils s’ajoutent aux 12 milliards de dollars (9,84 milliards d’euros) de prêts consentis en 2016 par le même FMI, soit 20 milliards de dollars (16,4 milliards d’euros) en à peine cinq ans. Si on complète par les crédits accordés à des conditions plus favorables que le marché par la Banque mondiale, la Banque africaine de développement (BAD), les établissements financiers européens ou arabes, ce montant doit au moins être doublé. Du coup, la dette extérieure de l’Égypte atteint avant même le dernier coup de pouce du FMI 125,3 milliards de dollars (102,72 milliards d’euros) au 1er trimestre (juin-septembre 2020) de l’année budgétaire égyptienne (1er juillet-30 juin).

La dette de l’État stricto sensu représenterait 92,9 % du PIB en 2021, selon le FMI, soit un accroissement de 35 milliards de dollars (28,69 milliards d’euros) par rapport à 2019, avant l’éclatement de la Covid-19 qui a gravement perturbé l’économie après deux années de croissance à 5 % l’an. L’État n’est pas seul à emprunter, la Banque centrale (CBE) le fait également de son côté auprès des marchés financiers internationaux à des conditions beaucoup plus onéreuses et dangereuses. Le ministre des finances Mohamed Maait s’était donné en février 2021 l’objectif de recueillir 3 milliards de dollars (les intérêts payés ont représenté 2,46 % du PIB, soit près de 10 milliards de dollars par an). L’opération révèle des taux d’intérêt exorbitants, 4,2 % à 5 ans, 6,2 % à 10 ans et 7,8 % à 40 ans contre 1 % pour le FMI. Quatre cents investisseurs étrangers, surtout des Européens et des Américains, lui ont proposé 16 milliards de dollars (13,12 milliards d’euros) et une très légère baisse des taux d’intérêt. S’y ajoute bien sûr le risque de change qui est supporté par l’Égypte et pèse lourd sur le budget de l’État (2,6 % du PIB en 2020-2021). Douloureux souvenir : en 2016, le cours du dollar était passé en une nuit de 8 à 16 livres égyptiennes (LE). La stabilisation de la devise égyptienne n’est pas assurée à 10 ou 40 ans, voire à 5 ans.

La baisse des rentrées de devises

Il n’est pas sûr que cette avalanche de dollars suffise à relancer l’économie dont les rentrées de devises ont été gravement réduites par la pandémie. Selon le Financial Times du 6 juin 2021, 13 milliards de dollars ont abandonné l’Égypte en quelques jours. Le déficit courant extérieur a doublé au second semestre 2020 à 7,6 milliards de dollars (6,23 milliards d’euros). Les rentes du pays ont été touchées les unes après les autres. En 2010, dernière année normale avant l’année révolution de 2011 pour le tourisme, 14,7 millions d’étrangers ont visité le pays, apportant 14,5 milliards de dollars (12,05 milliards d’euros), soit 11 % du PIB, et faisant travailler 12 % de la main d’œuvre. Aujourd’hui, le ministre du tourisme et des antiquités Khaled El-Enany prévoit de 6 à 9 millions de visiteurs cette année et le FMI à peine 6 millions d’entrées. En réalité, sur la base de 500 000 entrées par mois, le premier chiffre est le plus susceptible d’être atteint, composé pour l’essentiel d’Européens de l’Est et de Russes dont le pouvoir d’achat est moindre que celui des touristes d’antan venus surtout d’Europe occidentale et d’Amérique du Nord.

Le retard de l’ouverture du Grand Egyptian Musee (GEM) inauguré en grande pompe par le président Sissi au printemps a privé le tourisme d’un produit d’appel puissant. Avec deux fois moins de visiteurs plus désargentés que leurs prédécesseurs, les felouquiers du Nil et les chameliers des Pyramides ne reprendront pas du service de sitôt.

Le canal de Suez, autre rente, mais plus modeste (5 à 6 milliards de dollars par an, soit entre 4,1 et 4,92 milliards d’euros), est moins touché. Cependant les promotions sont de retour et son gestionnaire a réduit de moitié les droits de passage pour les plus gros pétroliers, les Very Large Crude Carriers (VLCC), en provenance d’Europe et en direction de l’Asie. Les ventes de gaz naturel sont également en baisse (3 à 4 milliards de dollars — 2,46 à 3,28 milliards d’euros — en moins selon le FMI) ; dans les hydrocarbures l’investissement étranger a été divisé par dix durant la même période. Au total, les rentrées au titre des services (transport, tourisme…) ont baissé de 70 % au second semestre 2020. Seul point fort, les remittances, cet argent envoyé par les millions d’Égyptiens expatriés loin de chez eux pour soutenir leurs familles, qui frôlent les 30 milliards de dollars (24,59 milliards d’euros) et jouent désormais un rôle capital dans la balance des paiements nationale. La sueur de ses émigrés rapporte plus de devises à l’Égypte que ses exportations non pétrolières.

Menaces sur le pouvoir d’achat

Au total, le FMI prévoit un modeste retour à la croissance cette année (+ 2,8 %) à condition que la Covid-19 ne frappe pas à nouveau à l’automne. Fin 2021, le PIB en volume sera encore inférieur à ce qu’il était fin 2019 et l’inflation réduite à + 5,4 % en 2020 remonte en 2021/22 à + 8 %. La chute du pouvoir d’achat des Égyptiens est inéluctable. La réduction des subventions aux produits de première nécessité y contribuera largement. Le prix de l’huile comestible a été relevé de plus de 25 % et celui des carburants également pour prendre en compte la reprise des prix du brut. D’autres mesures du même type suivront à coup sûr. En réalité, le récent accord avec le FMI a un objectif central, porter l’excédent primaire, c’est-à-dire la différence positive entre les recettes de l’État et ses dépenses d’environ 0,5 % à 2 % du PIB, soit quelques 8 milliards de dollars (6,56 milliards d’euros). Tout le reste en découle au plan budgétaire, il s’agit de comprimer les dépenses et d’augmenter les recettes autant que faire se peut. Dernière mesure en date, la fermeture de l’usine du fer et de l’acier de Helwan, créée en 1959 et fierté des années Nasser et la mise au chômage de ses 7 000 salariés qui attendent leurs indemnités de licenciement1.

Le gouvernement a bien adopté en mai un plan de réforme structurel, le National Structural Reform Program dont Céline Allard du FMI, qui a négocié la phase finale de l’accord avec Le Caire, observe non sans humour qu’il serait bon de lui donner plus de chair. « Il serait important que dans les mois à venir le gouvernement définisse les mesures retenues à l’appui de ses objectifs, notamment en laissant plus de place au secteur privé pour qu’il opère dans un environnement plus favorable » (Al-Ahram, 25 mai 2021). Tout est dit dans le langage codé propre au FMI. L’aile économique de l’armée égyptienne qui dispose d’un pouvoir absolu depuis le coup d’État de juillet 2013, écrase sans complexe la bourgeoisie nationale locale ou ce qu’il en reste. Entre l’énergie aux mains des compagnies internationales et l’immobilier/BTP, chasse gardée des militaires, le secteur privé a du mal à trouver sa place, l’emploi ne suit pas alors que la démographie reste forte (5 enfants par femme en moyenne). IHS Markit, une organisation internationale qui suit 400 PMI non pétrolières, signale en avril 2021 que son taux pour l’Égypte est le plus bas niveau depuis juin 2020. Il a un peu remonté en mai, mais les clients se font rares à cause de la Covid-19 et le secteur privé a beaucoup de mal à se financer alors que la nouvelle capitale administrative, un projet pharaonique lancé par le président Sissi dont les retombées économiques sont problématiques, bénéficie pour sa première tranche de 25 milliards de dollars (20,5 milliards d’euros) de crédit. « Le privé doit orienter ses investissements vers les projets de l’État », enjoint le premier ministre Moustapha Madbouli, visiblement partisan résolu de l’économie de caserne.

Pour les récalcitrants, l’intimidation est de rigueur. Safwan Thabet, fondateur et patron jusqu’en 2015 de la Juhayna Food Industry, la principale entreprise de jus de fruits du pays, est emprisonné pour « financement des Frères musulmans » et son fils Séif retenu depuis quatre mois sans inculpation. L’entreprise est saisie depuis 2015. Sans doute, lui reproche-t-on, à la différence de beaucoup d’affairistes, d’avoir payé ses impôts du temps où l’un des leurs, Mohamed Morsi, était président de la République. Un général visait-il le fonds de commerce ? Les timides remarques des experts du Fonds en faveur du secteur privé et de l’amélioration du climat des affaires n’y changent pas grand-chose. Derrière chaque obstacle à cette concurrence tant prônée par ses spécialistes se cache un militaire qui entend sauvegarder les privilèges dont jouit la caste des officiers et qu’elle entend bien léguer à ses enfants.

1Orient XXI publiera un article sur cette fermeture.

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