L’élection présidentielle, les Kurdes et l’avenir de la démocratie en Turquie

Les voix des Kurdes, qui représentent environ 12 % de l’électorat, pèseront dans la première élection présidentielle au suffrage universel direct de Turquie, dont le premier tour aura lieu le 10 août. Selahattin Demirtas, un candidat de 41 ans issu du mouvement politique kurde, se présente à la tête d’une plateforme regroupant le HDP (Parti de la démocratie des peuples) qui est un parti kurde autonomiste, la gauche libérale, une partie de la gauche socialiste, et surtout des petites structures de la société civile. De son résultat dépend, moins l’issue de cette élection, que l’avenir d’une nouvelle opposition en Turquie.

La première élection présidentielle de Turquie au suffrage universel, dont le premier tour aura lieu le 10 août, fonctionne comme papier de tournesol, cet outil des chimistes qui révèle les substances basiques ou acides. Les démons séculaires de la Turquie réapparaissent, s’aiguisent, s’affublent de nouveaux habits. Il y a particulièrement deux fractures dans les fondations de cette société. La première est religieuse, entre musulmans et non-musulmans, entre sunnites et alévis, entre islamistes et séculiers.

La deuxième est ethnique, entre Turcs et Kurdes. Ces derniers forment la plus grande minorité ethnolinguistique du pays, autochtone qui plus est, contrairement à d’autres composantes musulmanes du pays comme les réfugiés du XIXè siècle des Balkans et du Caucase. Inutile de dire que la communauté kurde n’est pas reconnue comme une minorité, ni ne possède des droits spécifiques.

Les Kurdes luttent de longue date pour obtenir une reconnaissance politique. Ce combat, qui a commencé dès la fondation de la République en 1923 s’est transformé en lutte armée à partir des années 1980 avec la fondation du PKK (Partiya Karkerên Kurdistan – Parti des Travailleurs du Kurdistan) dont le leader, Abdullah Öcalan est emprisonné dans l’île d’Imrali depuis 1999. Öcalan est en négociation avec le pouvoir, ouvertement depuis 2011. Les Kurdes ont, pour la première fois, un espoir d’obtenir au maximum une autonomie dans le sud-est de la Turquie, et plus vraisemblablement une reconnaissance politique de l’entité kurde, avec à la clé des droits linguistiques et territoriaux.

La question de l’autonomie

Ces négociations ont eu deux résultats. D’abord, depuis 2013, il n’y a plus de combats entre les militants du PKK, retirés dans le Kurdistan irakien, et l’armée turque. Les morts de militants et de soldats envenimaient les relations kurdo-turques. Donc l’atmosphère est plus propice à la paix. Ensuite, et ce n’est pas la moindre des avancées, le gouvernement du Parti pour la justice et le développement (AKP), et surtout Recep Tayyip Erdogan lui-même, Premier ministre et candidat à la présidentielle, a obtenu une certaine légitimité chez les Kurdes, notamment dans leur frange la plus conservatrice et la plus religieuse. En effet, la moitié de l’électorat kurde vote pour l’AKP (l’autre moitié soutient le mouvement national kurde) pour deux raisons. Le gouvernement AKP est le premier dans l’histoire du pays à avoir pris à bras-le-corps la question kurde, avec quelques avancées audacieuses comme la création d’une chaine de télévision publique en kurde. Mais aussi, cet électorat kurde conservateur a toujours soutenu les partis islamistes dans la mesure où il s’agit d’une société très attachée aux valeurs musulmanes, où l’islam populaire joue encore un rôle beaucoup plus important que dans la partie occidentale du pays.

La principale exigence d’Abdullah Öcalan était de doter les négociations d’un cadre juridique. Le mouvement politique kurde s’estimait sous la menace permanente d’une action de justice puisque le PKK est toujours considéré comme une organisation terroriste, et que la très liberticide loi anti-terrorisme est toujours en vigueur, malgré le vote d’un nouveau texte législatif.

Le « vote kurde » devenant crucial pour cette élection, le gouvernement se devait de faire un pas décisif et concret avant le scrutin. Ainsi, le 16 juillet 2014 , a été votée à l’Assemblée nationale une « Loi relative à mettre un terme au terrorisme et au renforcement de l’union sociétale »1. Selon l’article 1, l’objectif de ce texte est d’organiser les principes et les méthodes qui seront appliqués durant le « processus de résolution ». Quand on pense que ce processus est en cours depuis des années, on peut constater combien la loi vient tardivement. Mais seul le rôle du gouvernement y est défini, comme si le processus était unilatéral. L’alinéa c) de l’article 2 semble le plus important : il charge le gouvernement de prendre les mesures nécessaires pour l’intégration dans la vie sociale des « membres de l’organisation » qui renonceraient aux armes, sans toutefois identifier ces mesures.

Une lutte au sommet de l’État

L’article 3 donne mandat au conseil des ministres de coordonner les négociations. La seule décision concrète figure dans l’article 4. Mais elle ne concerne pas les Kurdes. En effet, l’alinéa 2 de cet article précise noir sur blanc que les fonctionnaires qui appliqueront les décisions du gouvernement dans le « processus de résolution » ne pourront faire l’objet de poursuites judiciaires. Par conséquent, le véritable objectif de cette loi n’est pas d’accorder des droits aux Kurdes de Turquie, mais d’offrir une immunité complète (« judiciaire, administrative, pénale ») aux agents de l’État.

Ce besoin de se protéger doit être lu dans le cadre d’une lutte au sommet de l’Etat. En effet, après la disparition de la rivalité entre civils et militaires, d’autres oppositions subsistent entre l’administration et le pouvoir, entre nationalistes et islamistes et même au sein du mouvement islamiste, entre le pouvoir et la confrérie Gülen. Cela-dit, même si cette loi ne propose rien de concret aux Kurdes, qui vont négocier âprement leur vote lors de l’élection à venir2, le texte législatif a été perçu par l’opinion publique comme une « loi pour les Kurdes ».

L’enjeu, pour l’alliance entre les Kurdes, la gauche libérale et les forces de la société civile est le résultat que fera leur candidat. S’il dépasse les 10 % et montre ainsi la dynamique de l’alliance, une opposition démocratique puissante pourrait se pérenniser entre l’AKP et les nostalgiques du kémalisme. Sinon, il est à craindre que s’installe un régime plus autoritaire, encore plus que celui des kémalistes dans le passé, sous la présidence hypercentralisée de Erdogan, alors que justement ces mêmes démocrates et les Kurdes ne cessent de réclamer une décentralisation complète.

2Les derniers sondages créditent le candidat commun des Kurdes et des démocrates de 8 à 10 % des voix.

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