La nouvelle Arabie saoudite, dirigée de facto par le prince héritier Mohamed Ben Salman (MBS), attire les regards du monde, souvent imprégnés d’une fascination pour la multiplication de projets « tape à l’œil », allant de l’embauche de stars du football à l’organisation d’événements sportifs et musicaux mettant en vedette les interprètes les plus célèbres. Mais les projets les plus extravagants et les plus discutables sont les nombreux projets de tourisme de luxe de MBS, dont beaucoup se situent sur la côte et les îles de la mer Rouge. Il s’agit notamment de projets urbains inspirés par la science-fiction tels que The Line, dans la nouvelle région de Neom, sans parler de la station de sports d’hiver Trojena, qui doit accueillir les Jeux asiatiques d’hiver en 2029.
La réalisation de ces plans demeure bien incertaine en raison de l’augmentation des coûts et de la stagnation du prix du pétrole. L’un d’entre eux au moins est toutefois désormais achevé : en mai 2024, la Carlton Reserve a ouvert l’hôtel de luxe le plus cher de la région, sur l’île isolée d’Ummahat, à environ 180 km au nord-ouest de Yanbu, dans la partie septentrionale de la mer Rouge. Le prix de la nuitée, qui commence à 2 600 USD (2 425 euros) et s’élève à 20 000 USD (18 660 euros), n’est manifestement pas conçu pour la classe moyenne soucieuse de l’environnement, et à la recherche de coraux et de vie sous-marine.
Au-delà de leurs caractéristiques chimériques et des contraintes techniques et financières qui se rappellent au pouvoir, ces projets éclairent des aspects récents de la politique régionale saoudienne. Ils permettent notamment de comprendre le silence — par ailleurs surprenant — de l’Arabie saoudite concernant les interventions militaires des houthistes yéménites en mer Rouge et dans le Golfe d’Aden en soutien à la Palestine. Lorsque la guerre contre Gaza a commencé en octobre 2023, le régime saoudien et les houthistes étaient sur le point de finaliser un accord qui devait officiellement mettre fin à près d’une décennie d’implication saoudienne dans la guerre civile au Yémen. Les premières attaques des houthistes dans la mer Rouge n’ont pas interrompu le processus pour les parties concernées.
Au fur et à mesure que les frappes houthistes devenaient plus efficaces et nombreuses, avec notamment la capture du Galaxy Leader (toujours amarré au Yémen avec son équipage et devenu une attraction touristique locale), et qu’elles endommageaient d’autres navires (avec notamment le naufrage du Rubymar), le conflit de la mer Rouge est devenu une question internationale de premier rang. De plus en plus de navires ont ainsi été contraints de se détourner du canal de Suez pour emprunter la route plus longue du cap de Bonne-Espérance — ce qui a pour conséquence de rallonger la durée du voyage d’environ 10 jours, ainsi que les coûts opérationnels pour les cargaisons voyageant entre l’Asie et l’Europe. Autre effet, l’Égypte se voit privée de revenus dont elle a désespérément besoin.
Une réponse militaire inefficace
L’intervention internationale directe contre ces attaques a commencé officiellement en décembre 2023 avec l’opération « Prosperity Guardian » menée par les États-Unis. Celle-ci se distinguait par deux caractéristiques principales : tout d’abord, son très faible impact sur la situation dans la mesure où la capacité de nuisance des houthistes est intacte, et deuxièmement, l’absence de tout État riverain de la région concernée parmi ses participants. En janvier 2024, elle a été suivie par l’opération américano-britannique « Poseidon Archer » qui a considérablement aggravé la situation, puisqu’elle impliquait des frappes aériennes directes sur le territoire yéménite. Entre janvier et fin mai, 177 d’entre-elles ont été menées, principalement par les États-Unis.
Bien que les destructions collatérales aient été apparemment largement évitées, aucune donnée fiable sur les victimes n’a été rendue publique. Toutefois, la réapparition des frappes aériennes a ébranlé l’impression de calme dont les Yéménites pouvaient jouir depuis le début de la trêve négociée par les Nations unies en avril 2022, bien qu’elle ait officiellement pris fin en octobre de la même année. Cela faisait en effet plus de 18 mois que la coalition emmenée par l’Arabie saoudite avait cessé de bombarder le Yémen, actant le gel du conflit.
Dans ce contexte, le régime saoudien parait être dans une impasse, enferré dans ses contradictions : ses négociations avec les États-Unis en vue d’une « normalisation » avec Israël visent (de manière irréaliste) à offrir aux Israéliens la « récompense » de la reconnaissance, en échange d’un engagement prétendument sérieux en faveur d’un État palestinien. La « solution à deux États », sans cesse répétée, ignore le rejet tout aussi répété par les dirigeants israéliens de toute forme d’État palestinien, aussi tronqué et symbolique soit-il. Contrairement à l’embargo pétrolier décrété lors de la guerre de 1973, le régime saoudien actuel n’a pris aucune mesure concrète pour soutenir les Palestiniens, ce que ses citoyens ont évidemment remarqué.
Tractations secrètes avec Israël
Les déclarations saoudiennes appelant à la mise en œuvre de l’initiative du roi (alors prince héritier) Abdallah de 2002 sont simplement réitérées régulièrement, après avoir été érigées à l’époque en position officielle de la Ligue arabe. Cette initiative implique l’établissement de relations diplomatiques par tous les États arabes avec Israël dans ses frontières d’avant juin 1967, en échange de la création d’un État palestinien pleinement indépendant. Pourtant, dans ses échanges avant le 7 octobre et les tractations secrètes qui semblent se poursuivre avec les Israéliens et avec le soutien américain, MBS n’avait pas fait de ces points une condition de base de la « normalisation » avec Israël. Il gâchait là une opportunité d’apparaître comme le défenseur des droits historiques des Palestiniens. Si tel avait été le cas, gageons que chacun dans les mondes arabes et musulmans aurait oublié son manque de respect pour les droits humains les plus élémentaires.
Dès lors, la passivité du régime (et en fait de tous les autres États arabes) contraste avec l’indignation des citoyens face au génocide israélien perpétré à Gaza au vu et au su du monde entier. Alors que les Saoudiens sont activement empêchés de manifester leur soutien aux Gazaouis, le régime ne peut se permettre de s’opposer ouvertement aux actions des houthistes, car ces derniers sont la seule autorité de la région à agir en faveur de la Palestine, même si, de fait, leurs interventions ont plus d’impact sur le commerce mondial que directement sur Israël. Elles n’empêchent en effet aucunement celui-ci de bombarder les Gazaouis.
Ainsi, par son silence, le pouvoir saoudien reconnaît la popularité des actions des houthistes. Les critiquer serait perçu comme un soutien ouvert à Israël et viendrait mettre en péril le retrait saoudien du bourbier yéménite. C’est sans doute là une des raisons principales pour lesquelles les Saoudiens ont également interdit l’utilisation de leur territoire pour les frappes américaines et britanniques au Yémen, et pourquoi ils ont nié l’implication saoudienne dans l’interception des missiles iraniens visant Israël le 13 avril 2023.
La stabilité à défaut de paix
La détermination saoudienne à mettre fin à son implication au Yémen est manifeste depuis au moins trois ans. N’ayant pas réussi à vaincre les houthistes militairement et à ramener au pouvoir le gouvernement internationalement reconnu (GRI), les dirigeants saoudiens, MBS en particulier, se sont clairement détournés de la question yéménite. L’échec de cette politique venait rappeler l’imprudence de la politique régionale saoudienne de ses premières années. Toute l’énergie diplomatique déployée vise depuis à faire réussir ses projets économiques, dits « Vision 2030 ». Dès lors, il convient de mettre fin à sa participation à la guerre au Yémen et d’assurer la stabilité à ses frontières.
Ainsi les Saoudiens négocient-ils directement avec les houthistes depuis plus d’un an, marginalisant en outre le GRI. Leur approche rappelle d’ailleurs l’accord conclu par l’administration américaine Trump avec les talibans afghans en 2020, qui avait totalement ignoré le gouvernement du pays (pourtant mis en place par les États-Unis) et dont le résultat a été la débâcle d’août 2021, lorsque les talibans ont pris Kaboul. Par ailleurs, il existe d’autres similitudes entre les houthistes et les talibans, en particulier leur idéologie extrémiste et leur utilisation du discours religieux pour justifier une théocratie autoritaire, sans aucun respect pour les droits humains, en particulier des femmes. Reste néanmoins une différence : dans l’affaire saoudo-yéménite, la nature de l’accord discuté — un arrangement cosmétique — se voit camouflée par la mise en scène d’un accord formel qui serait signé entre les houthistes et le GRI, dans lequel les Saoudiens ne seraient que des « témoins », dès lors non participants.
Ayant persuadé les houthistes d’accepter cette redéfinition du rôle de l’Arabie saoudite, les dirigeants de celle-ci évitent de se voir potentiellement accusés devant les tribunaux internationaux de crimes de guerre pour les actions commises entre 2015 et 2020. Pour les houthistes, un tel accord viendrait acter leur victoire dans un conflit qu’ils ont toujours désigné comme une guerre entre leur pays et l’Arabie saoudite, se considérant comme les représentants légitimes de l’État yéménite.
Le format de cet accord, qui a été imposé à la fois au GRI et aux médiateurs de l’ONU, affaiblirait encore davantage les premiers, plaçant indéniablement les houthistes en position de force pour aborder l’étape suivante : les négociations de paix inter-yéménites sous l’égide de l’ONU. Par ailleurs, outre leur force militaire et l’exercice d’un contrôle exercé sur plus de 70 % de la population du pays, ils jouissent désormais du statut international que leur confère leur soutien à la Palestine. Inversement, le GRI divisé et affaibli a peu de chances de bénéficier d’un soutien diplomatique ou politique significatif, et encore moins d’un soutien militaire, de la part des Saoudiens.
Atermoiements américains
Depuis janvier 2024 et le début des frappes américaines, Washington a envoyé des messages contradictoires sur l’opportunité de finaliser l’accord entre les houthistes et les Saoudiens : initialement soutenu, son report ou même son annulation a été demandé, avant de plaider pour sa mise en œuvre. La détermination saoudienne à aller de l’avant pourrait être à l’origine du changement de position des États-Unis.
L’une des principales raisons pour lesquelles les houthistes ne parviennent pas à un accord final avec les Saoudiens réside dans les difficultés financières rencontrées actuellement par les premiers. L’aide humanitaire est nettement moins importante que les années précédentes, avec fin mai 2024 seulement 21 % du plan d’intervention humanitaire des Nations unies, déjà réduit, a pu être financé. La réduction du trafic commercial dans les ports yéménites de la mer Rouge a également un impact sur les recettes douanières. Dans ce contexte, le paiement par l’Arabie saoudite de tous les salaires de l’État, y compris ceux du personnel militaire et de sécurité pour une période pouvant aller jusqu’à un an, constitue une incitation majeure à la conclusion de l’accord proposé.
La possibilité de l’accord est toutefois affectée depuis janvier 2024 par la désignation par les États-Unis des houthistes comme « groupe terroriste mondial spécialement désigné », ce qui compliquera inévitablement les procédures habituelles de transactions financières. Les houthistes sont également conscients des graves contraintes subies par le GRI en raison des retards de décaissement des contributions promises par les Saoudiens, en particulier depuis la formation du Conseil présidentiel de direction en avril 2022. Il est donc probable qu’ils fassent de leur mieux pour éviter une situation similaire en exigeant des garanties.
S’accommoder de la défaite
Bien qu’il ne démontre pas le succès de son entreprise yéménite, l’accord entre les houthistes et les Saoudiens répondrait aux principales demandes actuelles de ceux-ci : une frontière sûre le long de la zone occidentale densément peuplée du Yémen et la liberté de se concentrer sur ses projets économiques internes. L’enjeu lié à la région du Hadhramaout avec laquelle elle a une longue frontière explique la détermination continue de l’Arabie saoudite à empêcher cet important gouvernorat de tomber sous le contrôle des forces soutenues par les Émirats arabes unis. L’Arabie saoudite bénéficie d’un soutien important de la part de forces politiques, sociales et militaires du Hadhramaout, qui ont empêché que cela ne se produise jusqu’à présent. C’est ainsi dans cette grande province que les divergences croissantes avec les Émirats arabes unis sont les plus marquées. Reste à voir si ces derniers maintiendront leur engagement envers diverses factions mutuellement incompatibles une fois que les Saoudiens ne seront plus impliqués.
Il convient enfin de se demander si le nouveau régime socialement « libéral » saoudien s’accommodera d’un voisin islamiste, étant donné que les houthistes ne sont pas des wahhabites sunnites mais des extrémistes zaydites. Il existe certes des différences théologiques, mais leurs pratiques quotidiennes sont indéniablement similaires, socialement et politiquement. Bien que MBS ait mis au pas ses propres acteurs religieux, il n’a pas renoncé à l’utilisation de l’islam en tant que moyen de contrôle social.
Tout à leur volonté de préserver la perspective de cet accord, mutuellement avantageux, les Saoudiens ont donc depuis début 2024 veillé à ne pas s’opposer à l’aventurisme houthiste en mer Rouge, ils ont également veillé à acter le rapprochement avec l’Iran. Néanmoins, il semble entendu que cet accord laissera le conflit interne au Yémen intact, actant l’inquiétant déséquilibre entre les parties en conflit. Il ne fait guère de doute que, comme cela a été le cas tout au long de la décennie passée, les principales victimes en seront le peuple yéménite.
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