L’illusoire retrait américain du Proche-Orient

Le président Barack Obama vient de décider d’envoyer 300 conseillers militaires pour faire face à l’offensive de l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL) et au recul des forces de Bagdad. Ainsi, les États-Unis décident-ils de se réinvestir dans une région qu’ils souhaitaient un peu oublier, comme le confirme un colloque réuni à Doha par la Brookings Institution.

Rencontre entre le secrétaire d’État John Kerry et le conseil d’administration et le conseil consultatif international de Brookings à Washington.
U. S. Department of State, 29 mai 2014.

De retour de son voyage en Asie début juin, Barack Obama, s’exprimant devant la presse diplomatique qui l’accompagnait, a ainsi défini sa ligne en matière de politique étrangère : éviter de « merder bêtement » (« don’t do stupid shit »). Louable recommandation, mais dans laquelle on peine à retrouver l’« audacité de l’espoir »1 qui caractérisait la « figure transformationnelle »2 du président américain jusqu’à récemment encore. Au Proche-Orient, ne pas « merder bêtement » — autrement dit éviter les bourdes dommageables pour les États-Unis — ressemble fort à un constat d’impuissance : la seule ambition se réduisant pour l’essentiel à ne pas dégrader plus encore une situation qui l’est déjà beaucoup.

Réuni par la Brookings Institution, un puissant think tank dans le domaine des relations internationales aux États-Unis, le 9e Forum mondial américano-musulman annuel de Doha, au Qatar, tenu du 9 au 11 juin, a semblé confirmer ce sentiment d’un retrait américain du Moyen-Orient par absence de vision cohérente identifiable. De l’aveu de nombre de participants, venus de très nombreux pays musulmans, ce Forum a été le plus « faible » de ceux réunis jusqu’ici. L’an dernier, par exemple, l’une de ses commissions avait planché sur une option diplomatique de sortie de crise en Syrie, défendue par Tom Pickering, un ex-très haut diplomate américain — mais toujours actif — grand connaisseur de la région. Cette année, la guerre en Syrie a été évidemment abordée, mais le niveau et la diversité des participants au débat étaient très inférieurs, et il en est resté à l’échange de propos sans conséquences.

« Le moment est dépressif »

Haut responsable de la Brookings, après 30 ans de CIA et diverses fonctions comme conseiller des quatre derniers présidents américains, Bruce Riedel juge que « le moment est dépressif ». La négociation israélo-palestinienne a échoué ; la guerre en Syrie tourne au bénéfice de Bachar Al-Assad ; enfin, selon lui, les espoirs d’un accord avec l’Iran sur l’enjeu nucléaire sont désormais déclinants, dès lors qu’avec la tension américano-russe, « il y a peu de chances que Poutine fasse pression sur l’Iran » pour aller vers un compromis acceptable par Washington. Enfin, « il y a un an, la défaite stratégique d’Al-Qaida semblait encore en vue. Non seulement ce n’est plus le cas, mais des groupes extrêmement violents s’en revendiquant, de type Boko Haram, ont émergé. Et avec la percée de l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL), les djihadistes apparaissent comme les vainqueurs » du chaos qui prolifère dans la région.

Un retour au jeu des grandes puissances

Selon lui, les récents événements en Crimée et en mer de Chine (dans les îlots Senkaku ou Diaoyu, revendiqués par le Japon et la Chine) ne sont que les prémices d’un « retour au jeu des grandes puissances » alimentant des conflits locaux. Dans ces circonstances, « l’abaissement de l’importance du Proche-Orient » aux yeux de Washington, déjà sensible depuis plusieurs années, « ne peut que s’accentuer », estime Riedel. Cette perception, sous des formes moins radicales, était partagée à Doha par nombre de participants. Cinq ans après le discours du Caire, la « perte de confiance envers Washington » est devenue telle dans les pays arabes qu’en toutes circonstances, quelle que soit la ligne adoptée, « les États-Unis réuniront contre eux une majorité d’opinions défavorables », assure Shibley Telhami, professeur à l’université du Maryland et expert du Proche-Orient dans de nombreuses institutions américaines. Si un accord américano-iranien sur le nucléaire intervient, on entendra du côté arabe essentiellement les critiques de cet accord, assure-t-il, « et s’il n’y a pas d’accord, Washington sera aussi le premier blâmé » par l’opinion publique régionale…

Le cas syrien apparait désormais comme l’exemple type du désarroi politique américain dans la région. « Les États-Unis n’ont aucune vision. Ils ont des idées contradictoires, ils sont lents à prendre leurs décisions et nos gens en payent le prix. Et maintenant, il est trop tard pour eux pour intervenir. Ils risqueraient de déclencher une catastrophe générale », a ainsi asséné Cheikh Mouaz Al-Khatib, un imam modéré, ex-président de la Coalition nationale des forces de l’opposition et de la révolution (CNFOR) en Syrie, qui fut l’un de leurs interlocuteurs privilégiés et qui prône aujourd’hui « un accord américano-russe » pour mettre fin au carnage. Phil Gordon, le coordinateur du Conseil national de sécurité américain pour le Proche-Orient et le Maghreb, et Anne Patterson, la secrétaire d’État adjointe chargée des affaires proche-orientales au département d’État, ont tenté mollement de réfuter ces assertions. « Oui, les Américains sont fatigués de dépenser pour cette région, mais l’engagement américain ne se terminera pas parce que nous retirons nos troupes d’Afghanistan. Nous ne réduisons pas nos moyens, la question est : comment mieux les utiliser », dira le premier. Des propos accueillis par un silence poli.

Plutôt Assad qu’Al-Nosra ?

Pour ce qui est de la Syrie, William McCants, spécialiste du terrorisme à la Brookings, estime que, « dans la situation actuelle, Washington est conscient qu’Assad est le seul gagnant, mais estime qu’un soutien à Al-Nosra serait pire encore ». Le Front Al-Nosra est la branche syrienne d’Al-Qaida, qui opère militairement en alliance avec l’Armée syrienne libre, laquelle regroupe des forces laïques et d’autres mouvances islamistes. L’objectif américain est donc de contribuer au renforcement militaire des forces jugées « modérées », mais sans que ce soutien ne bénéficie aux alliés d’Al-Qaida. La mise en œuvre de cette politique, explique Mc Cants, se heurte à de nombreuses difficultés. En particulier, il est « impensable de leur fournir à l’heure actuelle des missiles antiaériens, de crainte qu’ils n’aboutissent entre les mains d’Al-Nosra ». Durant ce forum, cette demande constante de l’opposition depuis deux ans (être armés de missiles antiaériens), a encore été réitérée comme « urgente » par Hassan Hachimi, qui représente les Frères musulmans au secrétariat du Conseil national syrien. Selon le chercheur, un soutien militaire américain accru à l’opposition se heurte à un obstacle supplémentaire : « les Russes augmenteraient également leur soutien au régime et les riches qui, dans le Golfe, financent et soutiennent Al-Qaida, feraient de même ».

Washington est conscient qu’Assad est le seul gagnant, mais estime qu’un soutien à Al-Nosra serait pire encore

Directeur de la filiale de la Brookings à Doha, Salman Shaikh croit cependant que cette aide est aujourd’hui en voie de mise en place. « La phase actuelle, dit-il, est cruciale. Si dans quatre à six mois aucun rééquilibrage ne s’est produit sur le terrain militaire, Assad, qui consolide son pouvoir sur la « Syrie utile », pourra clamer victoire. Donc si les Américains trouvent assez de militants laïcs et de religieux modérés pour agir sans aucun lien avec Al-Nosra, ni bien entendu avec l’EIIL, alors ils leur livreront les armes antiaériennes qui pourront modifier le rapport des forces ». Des premières forces de l’ASL commenceraient d’être entraînées – « probablement en Arabie saoudite » – au maniement de ces missiles. « Washington a trois mois pour se décider. Son seul moyen pour sortir de la crise est d’arriver à rééquilibrer la situation militaire sans intervenir directement. S’il y parvient, la politique reprendra ses droits ».

L’héritage d’Obama

« Ma grande crainte, concluait Shaikh, est que cette stratégie soit rendue caduque par un événement imprévu et grave, comme un attentat d’envergure sur le sol européen ou même américain. Cela pourrait amener les États-Unis à agir directement. L’héritage d’Obama en sortirait en lambeaux. Et si ça arrive, on pourrait se retrouver avec une grande région aux mains d’Al-Qaida en Irak et en Syrie ».

Le lendemain de notre conversation avec Shaikh, on apprenait la prise de Mossoul et Tikrit par les forces de l’EIIL. Barack Obama, étudiant la réaction des États-Unis, disait « ne rien exclure pour empêcher ces djihadistes de s’installer de façon pérenne » dans cette région. Au grand dam de Washington, l’événement « imprévu et grave » était déjà intervenu, qui l’oblige une fois encore à se réinvestir dans une région que les États-Unis rêvent de pouvoir un peu oublier.

1NDLR. Traduction littérale du début de l’intitulé du livre de Barack Obama : The Audacity of Hope. Thoughts on Reclaiming the American Dream, Crown/Three Rivers Press, 2006 ; traduit en français sous le titre L’audace d’espérer, une nouvelle conception de la politique américaine, Presses de la Cité, 2007.

2NDLR. Le leadership transformationnel est une théorie de management des organisations faisant l’hypothèse que les gens suivent un leader qui les inspire et leur donne une vision claire et convaincante, suscitant des comportements de dévouement et de loyauté incontestables et alimentant une dynamique au service d’un projet.

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