L’insurrection syrienne et la guerre des cartes

Les cartes reflètent-elles la réalité ? Sont-elles une vision objective du monde, de ses divisions, de ses conflits ? Rien n’est moins sûr. Elles reflètent souvent un point de vue subjectif et aussi des partis pris. Elles sont aussi un élément de la guerre de l’information, comme le prouve le conflit syrien.

Devant la mosquée d’Azaz, au nord d’Alep.
Christiaan Triebert, 21 août 2012.

L’idée de ce billet m’est venue fin août dernier lorsque les États-Unis, le Royaume-Uni et la France ont menacé de bombarder la Syrie, à la suite des attaques chimiques du 21 août dans la banlieue de Damas1. Les experts se sont alors succédé dans les médias, cartes à l’appui, pour « expliquer » cette décision. Il fallait « punir » le « régime de Damas », comme l’affirmait le président François Hollande ; mais ensuite ? Plusieurs militaires à la retraite mettaient en avant le fait que des « frappes » ne serviraient à rien si elles ne correspondaient pas à des objectifs stratégiques à plus long terme. S’il s’agissait de viser directement Bachar Al-Assad, considéré comme responsable des attaques chimiques, on pouvait se contenter de bombarder le palais présidentiel et des sites de commandement, comme ce fut le cas en Libye lors de l’opération « El Dorado Canyon » en mars 1986, pendant laquelle Mouammar Kadhafi et sa famille furent directement visés. Une autre option consistait à bombarder massivement les défenses de l’armée syrienne, en particulier les aéroports militaires, pour la priver de la maîtrise du ciel et donner ainsi un avantage significatif à l’insurrection.

Sur Fox News, la carte justifie une intervention américaine en Syrie

Cependant, pour « rééquilibrer le rapport des forces », comme le disait pudiquement Laurent Fabius, encore fallait-il que l’insurrection soit en mesure de profiter de l’opportunité. Les défenseurs de l’intervention militaire tentèrent donc de convaincre que l’insurrection était suffisamment puissante et organisée pour accompagner au sol l’offensive aérienne des Occidentaux. Mais ils devaient aussi convaincre les opinions que cette insurrection était dominée par des modérés et que les djihadistes étaient marginaux. Encore chercheuse à l’époque à l’Institute for the Study of War, Elizabeth O’Bagy donna sur la chaine américaine Fox News une lecture des faits particulièrement scandaleuse. La carte qu’elle présentait à l’écran (fig. 1), pour appuyer sa démonstration, trahissait une totale mauvaise foi ou une incompétence profonde.

On remarque tout d’abord que les zones contrôlées par les « rebelles » et le « régime » épousent parfaitement les limites provinciales, ce qui laisse penser que ce sont des provinces entières avec leur administration qui sont passées sous le contrôle de l’insurrection. Pour Elizabeth O’Bagy, les rebelles sont divisés en deux groupes : « modérés » et « extrémistes » : sans doute classe-t-elle parmi les « extrémistes » le Front Al-Nosra et l’État islamique d’Irak et du Levant, qui sont effectivement présents dans ces régions, mais qu’en est-il des groupes salafistes appartenant au Front islamique de Syrie (FIS) ? Certes, ils ne sont pas affiliés officiellement à Al-Qaida et ne prônent qu’un djihad national, mais l’imposition de la charia et l’exclusion des minorités font intégralement partie de leur programme. Quant au Front islamique de libération de la Syrie (FILS), qui attire irrésistiblement les bataillons de l’Armée syrienne libre (ASL) depuis sa création à l’automne 2012, il est certes plus modéré que le FIS et Al-Nosra, mais son programme repose clairement sur la promotion de l’islam politique. Par ailleurs, la déclaration du 26 septembre 2013 de la part de treize groupes rebelles, dont le Liwa al-Tawid, lié à l’ASL et au FIS, affirmant rejeter la Coalition nationale syrienne et s’allier avec Al-Nosra, indique une nette tendance à la radicalisation de ces groupes « modérés »2.

Figure 1 : La Syrie divisée
D’après « Elizabeth O’Bagy : On the Front Lines of Syria’s Civil War », The Wall Street Journal,30 août 2013.

Plutôt que d’ouvrir des débats sans fin sur la définition de « modéré » ou d’« extrémiste » au sein des forces de l’insurrection, revenons plutôt à la carte que propose cette experte nord-américaine. Les milices kurdes du Parti de l’union démocratique (PYD) y sont intégrées dans le groupe des rebelles. Il est vrai que les zones kurdes échappent à l’armée syrienne, laquelle s’est retirée de ces zones au profit du PYD, qui peut être considéré comme un allié stratégique du régime de Bachar Al-Assad. Les affrontements réguliers entre les milices kurdes et les insurgés arabes (Alep, Ras el-Aïn, Ain el-Arab, etc.) depuis plus d’un an prouvent qu’il faut distinguer les Kurdes des « rebelles », ce qu’Elizabeth O’Bagy ne fait pas. Quant aux conclusions que l’on peut tirer de l’occupation du terrain par les rebelles « modérés » et « extrémistes », elles sont tout simplement fantaisistes. Les extrémistes occuperaient ainsi toute la province de Raqqa et seraient également très présents à la frontière turque et à la frontière irakienne. Mais il suffit de superposer une carte de la répartition de la population syrienne par localité3 (fig. 2) pour constater que l’emprise territoriale des rebelles « modérés » concerne en réalité des zones très peu peuplées. Tout comme celles que tient la contre-insurrection (l’armée syrienne) du reste. Elizabeth O’Bagy souhaitait prouver que les États-Unis pouvaient s’appuyer sur une insurrection modérée et par conséquent qu’il ne fallait pas craindre les islamistes radicaux en Syrie. Mais son analyse fut rapidement contredite par l’IHS, société d’expertise britannique, qui démontra que les radicaux (FIS, Al-Nosra et État islamique d’Irak et du Levant) étaient au contraire majoritaires4 parmi l’insurrection, ce qui rejoint les conclusions d’Aron Lund, chercheur suédois spécialisé dans ce domaine5 et du représentant de l’ONU à Damas qui affirmait, interrogé par Georges Malbrunot, que 58 % des combattants insurgés étaient des salafistes.

Figure 2 : La répartition de la population syrienne
Atlas du Proche Orient arabe, PUPS, 2011.

Une carte publiée le 17 juin 2013 dans un article du quotidien britannique The Independent, réalisée à partir des analyses d’Aron Lund, possède davantage de nuances (fig. 3). Elle ne distingue pas entre « rebelles modérés » et « rebelles extrémistes », mais les zones kurdes sont séparées de celles des « rebelles ». Le graphiste a tenu compte des zones désertiques et il a introduit la notion de « zone contestée », c’est-à-dire disputée entre l’insurrection et la contre-insurrection. Basée sur les données fournies de l’Ong Syria Needs Project (fig. 4) dont s’inspirent de nombreux médias britanniques tel que la BBC, cette carte n’est pas extrêmement précise, ce qui conduit à de nombreuses erreurs de détail6, mais elle donne une vision globale des forces en présence.

Figure 3 : les principaux groupes insurgés
The Independent
Figure 4 : la division de la Syrie
Syria Needs Project

L’opposition cartographie ses désirs et non la réalité

Les cartes de Syria Needs Project sont reprises par des sites web de l’opposition syrienne, tel que Yallasourya. Réalisée par un auteur inconnu (Karybdamoid), la carte (fig. 5) du conflit comporte nombre de détails censés lui donner de la crédibilité. L’extension des trames rouges, vertes et violettes dans les zones désertiques renforce l’impression d’une domination de l’insurrection sur le territoire. Au nord-ouest de la Syrie, une zone violette sépare ainsi la zone tenue par l’armée syrienne (la région côtière) et l’intérieur, alors que la séparation est beaucoup plus stricte puisqu’elle repose sur un clivage territorial entres alaouites et sunnites. La ville de Hama est placée en zone contestée alors qu’elle est tenue par l’armée syrienne, tout comme Palmyre. Ras el-Aïn serait aux mains de l’opposition alors que les milices kurdes contrôlent globalement la ville et les villages environnants. Cette carte semble être une reprise quelque peu fantaisiste et orientée d’une carte plus complexe publiée par Syria Needs Project (fig. 6). Cette dernière met en valeur les aéroports militaires indispensables pour la maîtrise du territoire. La différence entre les zones peuplées et désertiques est clairement établie, ce qui permet de relativiser le contrôle du territoire par les différents camps.

Figure 5 : le détail des zones d’oppositions et gouvernementale
Yallasourya
Figure 6 : le détail des zones de l’opposition et des zones gouvernementales
Syria Needs Project

L’inconvénient majeur de ces différentes cartes est de donner une trop grande importance à l’espace rural. La majorité de la population syrienne réside dans les villes et il faudrait par conséquent accompagner toutes ces cartes à l’échelle de la Syrie de cartes à l’échelle des principales agglomérations, notamment Damas et Alep. Si, en termes de superficie, l’insurrection contrôle la majorité du territoire peuplé, la contre-insurrection contrôle la majorité de la population7.

La presse francophone entre idéologie et défi technique

Cartographier la crise syrienne, en choisissant ses sources et en cherchant un mode de représentation neutre, est un véritable défi. En juin 2013, Libération a publié une carte intitulée « Insurrection, contre-insurrection et communautés » dont nous sommes l’auteur (fig. 7)8. Résultat de recherches personnelles, cette carte n’est pas une synthèse de différentes cartes déjà parues. Elle repose sur un système d’information géographique dans lequel sont recensées les informations statistiques de six mille localités syriennes (avec, pour les plus importantes — un millier — leur caractère ethnico-confessionnel). Naturellement, il ne s’agit pas de faire un amalgame caricatural entre l’identité ethnico-confessionnelle et l’appartenance, ou non, à l’insurrection, mais il reste que c’est un facteur d’explication, comme le souligne la carte.

Figure 7 : insurrection, contre-insurrection et communautés
Fabrice Balanche, octobre 2013

Des spécialistes de la question, tel Aron Lund, décrivent les principaux groupes, leur obédience, leur localisation et fournissent une estimation du nombre de combattants. Néanmoins, il est très difficile d’en dresser la carte car les groupes sont nombreux et dispersés. D’après le représentant de l’ONU à Damas, cité par Georges Malbrunot9, nous aurions deux mille groupes insurgés, dont seulement six cents compteraient plus de cinquante combattants. Aron Lund évoque, dans un article publié en juin 2013 dans The Independent10, une douzaine de brigades principales, mais ce sont davantage des fédérations que des brigades constituées avec une organisation hiérarchisée. Le Monde a tenté une « géographie de la rébellion syrienne » pour laquelle j’ai été sollicité (fig. 8). Cette carte avec une légende hiérarchisée apporte beaucoup d’explications, mais elle pêche par l’importance donnée aux zones tenues par l’insurrection. La zone gouvernementale semble limitée au réduit alaouite et aux environs de Soueida (le djebel druze). J’avais fait part de ce problème mais il n’a pas été résolu. La « radiographie de la rébellion syrienne » (fig. 9) publiée dans le quotidien suisse Le Temps11 me paraît beaucoup plus en phase avec la réalité : elle superpose, par des trames, les différentes zones : rebelle, kurde, gouvernementale et inhabitée. Les principaux groupes rebelles sont représentés par des symboles dans leurs fiefs respectifs en fonction de leur importance numérique.

Figure 8 : géographie de la rébellion syrienne
Le Monde
Figure 9 : radiographie de la rébellion syrienne
Le Temps

Le caractère révolutionnaire de la crise syrienne ne résiste pas aux cartes. Dans une guerre conventionnelle, il est aisé de représenter des fronts, des armées, des territoires occupés, mais la chose est plus complexe dans le cas d’une guerre civile. Le simple fait de cartographier remet en cause une certaine vision de la crise syrienne, celle qui la considère comme une révolution et non une guerre civile. En effet, la superposition de la représentation des territoires tenus pas l’insurrection et la contre-insurrection avec celle de la répartition ethnico-confessionnelle de la population fait apparaître nettement la dimension communautaire du conflit. À l’échelle de l’agglomération d’Alep, superposer la carte des combats (fig. 10) à celle des quartiers informels d’une part, peuplés essentiellement de migrants ruraux, et, de l’autre, de ceux qu’habitent les citadins d’origine (fig. 11) met en évidence une autre dimension du conflit : l’opposition ville-campagne. Certains idéologues dans les rangs de l’insurrection ne s’arrêtent pas à de tels « détails » et croient pouvoir manipuler les représentations cartographiques du conflit au prétexte que les données statistiques seraient inexistantes ou peu fiables. Leur démarche rappelle celle du régime syrien qui a précisément négligé les fondamentaux de l’espace et qui n’a pas prêté attention aux déséquilibres territoriaux croissants, jusqu’à se trouver confronté à cette insurrection. Néanmoins, à force de tordre les données spatiales à leur guise et de promettre depuis deux ans et demi la chute imminente de Bachar Al-Assad, l’opposition syrienne et ses soutiens médiatiques en arrivent à saper leur propre crédibilité.

Figure 10 : les combats à Alep en août 2012
Le Monde
Figure 11 : les quartiers formels et informels à Alep
Atlas du Proche-Orient arabe, PUPS, 2011.

1« Rébellion », « résistance », « opposition » ou « terrorisme » : comment qualifier le fait d’avoir pris les armes contre l’État en Syrie ? Le choix des termes n’est pas innocent, il reflète un parti pris. Comme toujours au Proche-Orient, que cela soit au Liban ou à propos du conflit israélo-palestinien, un chercheur peut rapidement être accusé d’être à la solde de l’un ou l’autre camp au vu des mots qu’il emploie. Pour cette tentative de cartographie des forces en présence dans le conflit syrien, nous emploierons les termes d’« insurrection » et de « contre-insurrection », empruntés au vocabulaire militaire.

2« Radiographie de la rébellion syrienne », Le Temps,1er octobre 2013.

3Un travail effectué à partir des cartes topographiques syriennes dans le cadre de la production d’un Atlas de Syrie à l’Ifpo entre 2003 et 2007.

5Voir Syrian Jihadism, Ubrief, n° 13, 14 septembre 2012.

6La ville d’Idleb est toujours tenue par la contre-insurrection, ainsi que celle de Deraa. Au nord de Lattaquié, le gouvernement contrôle toujours le poste-frontière de Kessab avec la Turquie.

7D’après nos calculs, la contre-insurrection contrôle 50 à 60 % de la population, l’insurrection arabe sunnite 15 à 20 %, les milices kurdes 5 à 10 % et environ 20 % de la population serait en zone contestée. Les zones insurgées et disputées sont celles qui ont vu fuir le plus d’habitants ; le nombre d’habitants a par conséquent réduit par rapport au début du conflit, tandis que dans la zone gouvernementale il a augmenté. La relative sécurité qui règne dans cette dernière a attiré de nombreux réfugiés.

9« Un rebelle sur deux serait islamiste », Le Figaro, 16 septembre 2013.

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