Pourquoi les négociations entre la Turquie et les Kurdes ont échoué

Après des années de négociations qui ont semblé, à un moment, près d’aboutir, la guerre a repris au Kurdistan de Turquie. Le président Recep Tayyip Erdogan a déclenché une guerre totale qui contribue à radicaliser les jeunes sur le terrain. Mais la montée en puissance du mouvement kurde en Syrie affaiblit les positions d’Ankara.

Combattants des YPG (branche armée du PYD) en janvier 2016.
Zana Omer/VOA.

Été 2015 : le gouvernement turc interrompt le processus de paix avec les Kurdes après deux attentats à Diyarbakir le 5 juin et un à Suruç le 20 juillet 2015, attribués à l’organisation de l’État islamique (OEI). Le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) tue ensuite deux officiers de police dans leur lit à Diyarbakir. Pour le Parti de la justice et du développement (AKP), c’est l’argument invoqué pour arrêter la négociation. « Mais cela arrivait tout le temps pendant le processus de paix », remarque Ezgi Başaran, journaliste au quotidien turc Radikal1.

Quand vous êtes en train de négocier avec l’ennemi, si vous décidez de poursuivre les pourparlers, alors vous continuez, quoi qu’il arrive. Le PKK avait tué un officier de police à Bingöl en 2014 sans que le processus de paix soit interrompu. Mais après ce double assassinat à Diyarbakir en juillet 2015, le gouvernement turc a déclaré que le PKK en paierait le prix et les opérations militaires ont commencé. Et le PKK a riposté. Ankara prétend officiellement entamer des opérations antiterroristes contre l’OEI et le PKK. En réalité, sur les trente-cinq opérations qui ont suivi, deux ont ciblé l’OEI et trente-trois le PKK dans les montagnes de Qandil dans le nord de l’Irak.

Selon Adem Uzun2, négociateur et membre du Congrès national du Kurdistan3 (KNK), le gouvernement turc négociait pour gagner du temps :

Le processus de paix commence avec la « navette diplomatique » en 2006, facilitée par des membres du Parlement européen qui m’ont contacté. Je suis allé dans les montagnes de Qandil pour demander aux commandants du PKK s’ils étaient prêts. Ils ont répondu : « Oui, nous pouvons commencer si les Turcs sont sérieux ». Cela a pris trois ans, jusqu’en 2009, avant de se retrouver en face de membres des services de sécurité, soutenus par leur gouvernement et Recep Tayyip Erdogan lui-même. Entre 2009 et juin 2011, plusieurs réunions ont eu lieu. Des feuilles de route ont été préparées, le fondateur du PKK Abdullah Öcalan lui-même en a écrit une. Il a fait des gestes unilatéraux, des groupes de guérillas sont partis en Turquie comme « envoyés de la paix ». Côté turc, on promettait beaucoup de choses sans jamais les concrétiser. Ankara gagnait du temps, tout en accélérant la construction de gigantesques casernes dans la région kurde. En 2011, Öcalan a proposé un protocole salué par la délégation turque. Pourtant Erdogan, à peine une semaine plus tard, a déclaré à la télévision : « Si j’avais été premier ministre en 1999 (lors de la capture d’Abdullah Öcalan), je l’aurais exécuté. » Donc au moment décisif du processus de paix, en juin 2011, il l’a rejeté et il y a eu une nouvelle escalade de la violence.

En janvier 2013, les négociations reprennent, mais trois femmes activistes kurdes sont assassinées à Paris. « C’était une tentative de sabotage du processus de paix par certains secteurs de l’État profond turc ». Dans une lettre lue pendant Newroz 2015, il y a tout juste un an, à Diyarbakir, Öcalan demandait que les armes se taisent. Quand le 7 juin 2015, le Parti démocratique des peuples (HDP) a obtenu 14 % des suffrages, Erdogan a compris qu’il n’obtiendrait pas la majorité qualifiée nécessaire pour réformer la Constitution et a changé son fusil d’épaule. Des milliers de militants kurdes, de journalistes, d’universitaires ont été arrêtés et emprisonnés. Adem Uzun indique : « Erdogan rompt le dialogue et reprend la vieille chanson nationaliste : une seule nation, un seul drapeau, une seule langue. Il déclare :“Si je peux vaincre les Kurdes en Turquie, j’éviterai une entité kurde à Rojava”. »

Un nouveau Mustafa Kemal

Comment expliquer ces volte-faces de Recep Tayyip Erdogan ? Pour Ahmet Insel4, professeur à l’université Galatasaray à Istanbul, son rêve est de remplacer Mustafa Kemal dans l’histoire turque.

C’est sa première ambition : fonder une nouvelle Turquie, plus conservatrice, plus pratiquante, plus forte face aux Occidentaux. Malheureusement pour lui, il s’est englué dans le clivage du Proche-Orient : sunnites contre chiites, et il embarque la Turquie dans la très vieille opposition entre Ottomans et Perses. En choisissant l’axe sunnite, il s’est aventuré avec des groupes djihadistes en Syrie, comme Al-Nosra ou Al-Ashaab dont une partie des membres a certainement rejoint l’OEI.

Le danger principal pour le gouvernement d’Erdogan n’est pas l’OEI mais les Kurdes. L’OEI est passagère, provisoirement dangereuse, toutefois pas à long terme ; cet épiphénomène aura disparu dans dix ans. En revanche, les Kurdes présents aussi en Syrie et sous influence du PKK en raison de la très forte proximité entre le PYD et le PKK sont la menace n° 1, celle dont la Turquie a peur depuis un siècle. C’est le réflexe de fond de l’État turc et d’Erdogan, je crois qu’il a perdu cette bataille. Quoi qu’il arrive à court ou à long terme, ce dont ils ont peur arrivera, c’est inéluctable. L’État turc a perdu le contrôle de l’OEI. Est-ce qu’il le regrette ? Je n’en suis pas sûr, car pour Erdogan l’OEI empêche l’extension des Kurdes en Syrie. Les Américains considèrent les Kurdes comme la seule force capable de bloquer l’OEI. L’État, d’Erdogan aux généraux, voit en elle au contraire la seule force capable d’empêcher l’extension kurde. Ankara ne veut ni sa défaite, ni non plus sa victoire, mais un équilibre entre l’OEI et les Kurdes. Ça l’arrange.

Une occasion ratée

En revanche, la Turquie n’a rien à offrir à la Syrie pour la solution du problème kurde, parce que ce n’est pas exclusivement une question de politique intérieure. Le problème kurde fait d’abord partie du problème syrien. Tant que la Turquie n’aura pas dépassé ses peurs d’une entité politique kurde en Syrie, contrôlée en grande partie par le PKK, elle ne négociera pas avec lui à l’intérieur. On a raté une occasion. Avant 2011, on aurait pu résoudre la question kurde en Turquie, maintenant, avec la Syrie dans la mêlée, nous n’avons plus les moyens de la traiter isolément.

Dogan Özgüden, journaliste à Info-Türk5 :

En 2006, le processus de paix a suscité beaucoup d’espoir, surtout chez les Kurdes, dont depuis des décennies l’existence même était niée par les autorités. Et finalement, quand Erdogan, grâce à l’initiative d’Öcalan, l’a déclenché depuis sa prison à Imrali, l’opinion publique en Turquie — et même dans le monde — y croyait. Pourtant après plusieurs victoires électorales, il a changé de tactique et ça a été la rupture. Il ambitionnait de devenir président de la République avec des pouvoirs étendus sans avoir à tenir compte du Parlement ou des juges. Au même moment, le HDP (le parti légal kurde) s’y opposait et refusait de le soutenir dans sa démarche. Ce fut une première rupture. Une deuxième rupture est survenue lors des élections de juin 2015, quand le HDP, contre toute attente, est entré au Parlement avec 80 députés.

Dans ce nouveau contexte, Erdogan entre en conflit, intensifie les bombardements contre les bases du PKK, reprend un langage nationaliste contre « les terroristes kurdes », et réussit son pari de gagner les élections de novembre 2015 — même si le HDP dépasse à nouveau 10 % des voix. Malgré son succès électoral, il n’a toujours pas la majorité nécessaire pour modifier la Constitution. Il intensifie les opérations militaires, et pour se défendre, les Kurdes lancent l’idée de zones autogérées, avec une autonomie locale. La violence redouble des deux côtés avec, le 17 février et le 13 mars, deux attentats sanglants à Ankara revendiqués par les Faucons de la liberté du Kurdistan (TAK). Le 17 février, 28 militaires, dont 20 haut-gradés, selon Ankara, meurent ; le 13 mars, les victimes sont civiles. La cible visée était, selon le TAK, le quartier général des Özel Team, les unités spéciales anti-terroristes d’une police tristement célèbre pour des enlèvements, la torture et la disparition de militants kurdes. La voiture se dirigeait vers le quartier général. Repérée, elle se fait tirer dessus, heurte un bus et explose. Le lien entre le TAK et le PKK est flou, mais faute d’une issue politique au conflit, de semblables réactions violentes prennent de l’ampleur.

Quatre pôles de pouvoir

« Aujourd’hui dans le mouvement kurde, il y a quatre pôles de pouvoir », explique Dogan Özgüden :

D’abord, il y a Abdullah Öcalan, fondateur du PKK, emprisonné et isolé dans sa prison à Imrali. Il continue à jouer un rôle très important. Son poids est néanmoins diminué parce qu’il est quelque part otage de l’État turc, qui décide s’il peut ou non avoir des contacts avec ses avocats et des dirigeants du parti HDP. Deuxième pôle, la direction politico-militaire du PKK dans les montagnes de Qandil au nord de l’Irak. Troisième pôle, le parti kurde légal en Turquie, le HDP. Et il y a maintenant un quatrième pôle : le PYD au pouvoir au Kurdistan syrien. Ces quatre pôles fonctionnent comme des vases communicants. Il n’y a pas de contradiction ni de scission entre les quatre, au contraire, le renforcement du PYD au Kurdistan syrien renforce le HDP en Turquie et le PKK dans les montagnes du Qandil, parce que tout un peuple a relevé la tête après la victoire de Kobané.

Dans le Kurdistan turc, en revanche, une véritable tension existe désormais entre d’une part la lutte politico-civile menée par le HDP et ses maires et, d’autre part, la lutte armée urbaine menée par la nouvelle génération pour laquelle le processus de paix est stérile et la vraie avancée de la lutte kurde se fera, comme à Kobané, les armes à la main. Ni Öcalan, ni le PKK à Qandil ne peuvent contrôler tous les groupes kurdes qui ont envie d’en découdre. De là viennent les tranchées et les barricades mises en place dans les villes kurdes de Turquie victimes d’une terrible destruction de la part des militaires turcs.

Sortir de la spirale de violence

Pour Adem Uzun :

Quand les Kurdes déclarent l’autogestion des villes, l’État répond par la destruction des zones autogérées. Les jeunes Kurdes se défendent. Les tranchées et les barricades, ce n’est pas pour attaquer, c’est pour se défendre. L’armée turque intervient avec des chars, des blindés et des hélicoptères. Sept cents morts ces six derniers mois, dont cent cinquante brûlés vifs. Maintenant la guerre est à l’intérieur des villes. Pour sortir de cette spirale dangereuse, nous demandons un vrai processus de paix. Les Kurdes disent : « Si vous acceptez mes couleurs, j’accepte les vôtres. Si vous ne nous donnez pas nos droits, nous les prendrons ».

Les Kurdes en Syrie, exclus des pourparlers de Genève, sont en train de prendre et de consolider leurs pouvoirs dans le nord. Jeudi 17 mars, ils ont approuvé le système fédéral Rojava-nord de la Syrie sur une base territoriale et non ethnique, avec des représentants de la population arabe et d’autres minorités dans ces zones. Ce n’est pas rien dans une région déchirée par des tensions ethniques et religieuses.

1Interview par Johnnie Miller à Istanbul le 2 novembre 2015.

2Interview à Bruxelles le 15 mars 2016, par Chris Den Hond.

3Le Congrès national du Kurdistan, ou Congrès national kurde a été fondé à Amsterdam en 1999 « pour incarner l’unité morale de la nation kurde ». Il siège à Bruxelles, avec des représentations à Stockholm, Londres, Berlin, Paris et Erbil.

4Interview par Johnnie Miller et Chris Den Hond, à Istanbul le 3 novembre 2015.

5Interview à Bruxelles le 15 mars 2016, par Chris Den Hond.

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