Le miracle économique turc ébranlé

Pendant une bonne décennie, la Turquie a fait figure de modèle aux yeux de nombreux Occidentaux. Un régime modéré, membre de l’OTAN, respectueux des électeurs et assis sur une économie dynamique : un exemple proposé à ses voisins englués dans la crise pétrolière ou pire, dans la guerre civile. À quelques semaines du référendum constitutionnel (16 avril 2017), ce modèle est à l’agonie. Déjà victime d’une triple crise sécuritaire, politique, diplomatique, il fait face désormais à une crise économique qui pourrait menacer le pouvoir de Recep Tayyip Erdogan.

Istanbul, le Grand Bazar.
Damian Entwistle, 7 janvier 2012.

Samedi 21 janvier, la Grande Assemblée nationale de Turquie a jeté la dernière pelletée de terre sur le mirage turc. Le projet drastique de révision constitutionnelle du président Recep Tayyip Erdogan, adopté par le Parlement en seconde lecture, l’a été grâce à l’accointance inattendue entre le Parti de la justice et du développement (AKP, islamiste-conservateur) au pouvoir et le petit Parti d’action nationaliste (MHP, extrême droite nationaliste). Par 339 voix, soit 9 de plus que la majorité des trois cinquièmes requise pour qu’il puisse être soumis au référendum prévu le 16 avril prochain.

Fort de 18 articles, ce projet transfère au président le pouvoir exécutif jusque-là réservé au premier ministre, lui permet de nommer ou limoger les ministres, d’intervenir dans le fonctionnement de la justice. Les élections législatives se tiendront désormais en même temps que l’élection présidentielle, tous les cinq ans, contre quatre actuellement, et les députés seront 600, soit 50 de plus qu’aujourd’hui. « Notre nation aura le dernier mot et prononcera la décision finale », a promis le premier ministre Binali Yildirim à l’issue du scrutin. « Que personne n’en doute, notre nation prendra la plus juste des décisions. » Ce sera la dernière étape d’un changement de régime entrepris sournoisement depuis l’été 2015, accéléré par la tentative de coup d’État militaire avorté de juillet 2016 et la répression tous azimuts qui s’en est suivi, notamment contre la presse indépendante. L’opposition kémaliste intimidée, les militants kurdes pourchassés et les djihadistes de l’organisation de l’État islamique (OEI) bombardés n’ont pas la force politique pour s’y opposer. La vraie menace pour la montée du pouvoir personnel d’Erdogan jusqu’en 2029 est en réalité la situation économique du pays.

Obligations « pourries »

Le 27 janvier, Fitch Rating, l’une des trois grandes agences de notation, a dégradé la note de la Turquie. Ses obligations sont désormais considérées comme « pourries » (junk bonds) et lui font perdre toute chance de placer un emprunt à des taux d’intérêt raisonnables sur les marchés financiers internationaux. Ses conclusions sont sans appel : en 2016, la croissance du PIB a été ramenée à 2,1 % contre 5 à 6 % en moyenne depuis l’arrivée au pouvoir de l’AKP en 2002 ; les exportations ont baissé de 1 %, la production manufacturière de près de 5 % et les recettes touristiques de 36 % au 3e trimestre. La monnaie nationale, la livre turque, est en chute libre et sombre vers quatre livres pour un dollar contre au plus une livre durant la plus grande partie de la première décennie du siècle. Les détenteurs étrangers d’obligations turques vendent à tout va (− 3,4 milliards de dollars au 3e trimestre) et la dette étrangère remboursable à court terme (12 mois au plus) est supérieure aux réserves officielles de change (100 contre 98 milliards de dollars), ce qui fait redouter aux créanciers une amputation à venir de leurs avoirs sur la Turquie.

« Le coup d’État a déprimé la consommation des ménages et plombé le climat des affaires », souligne la Banque mondiale dans sa « Turkey Regular Economic Note » de février 2017. La mise sous séquestre de près d’un millier d’entreprises, dont on ignore le sort qui leur sera réservé, n’est pas faite pour rassurer les possédants. Pour l’essentiel, on leur reproche d’avoir financé les innombrables affaires de Fethullah Gülen, mi-prédicateur, mi-gourou à la tête d’un immense réseau omniprésent dans les institutions, accusé d’être l’instigateur du coup d’État de juillet dernier après avoir été longtemps le principal allié politique de l’AKP.

L’État accélère, la Banque centrale freine

Face à cette crise, le régime organise mal sa défense. « L’équipe dirigeante est divisée », admet un ancien gouverneur de la Banque centrale turque (Türkiye Cumhuriyet Merkez Bankası) : les uns veulent d’abord lutter contre l’inflation (8 à 9 %), les autres surtout encourager la croissance. Erdogan a longtemps interdit à la Banque centrale de relever ses taux d’intérêt au nom d’une théorie, ancienne chez lui, mais saugrenue, suivant laquelle la hausse des taux est à l’origine de l’inflation ! Du coup, il a fallu attendre le 29 janvier 2017 pour que son taux directeur « au jour le jour » soit porté de 7,75 % à 12 %, alors qu’on attendait plutôt 10 %. Le taux de prises en pension à une semaine a été porté de 4,5 % à 10 % et le taux d’emprunt à un jour de 3,5 % à 8 %. Son gouverneur, Murat Çetinkaya, en place depuis à peine dix mois, a dû beaucoup prendre sur lui mais, pour contrebalancer sa décision, le gouvernement a réduit deux jours après la TVA sur l’équipement ménager à 8 % jusqu’au mois d’avril et allégé la fiscalité sur l’immobilier jusqu’en septembre 2017. Importance de l’échéance électorale d’avril prochain : l’État accélère au moment où la Banque centrale freine. « Le taux de chômage grimpe (12,1 % en novembre), l’investissement stagne (− 0,6 %), contrairement à la consommation publique qui a été très dynamique (+ 23,8 %), sans surprise compte tenu de la politique budgétaire expansionniste », note Sylvain Bellefontaine, un économiste de la BNP1.

Attirer la « hot money »

Cette année, la Turquie a besoin de 35 milliards de dollars pour financer son déficit courant et de 155 milliards supplémentaires pour rembourser le principal de sa dette extérieure. C’est beaucoup, d’autant que l’arrivée à la Maison Blanche de Donald Trump a poussé le dollar à la hausse (+ 17 % contre la livre) et que les entreprises turques sont beaucoup plus endettées en dollars qu’en livres. Les investissements directs étrangers boudent un pays exposé au terrorisme (30 attentats en un an) et dont les soldats se battent dans deux pays voisins, la Syrie et l’Irak. Les emprunts extérieurs ne sont plus de mise après le verdict sans appel des agences de notation. Et le patron de l’industrie touristique est bien le seul à faire semblant de croire que « la Russie sauvera le tourisme turc ».2

Reste à attirer la « hot money », ces capitaux spéculatifs prêts à courir le risque à condition que les taux d’intérêts versés soit 8 à 9 fois plus élevés qu’en Allemagne fédérale ou en France. « Signe d’une certaine fébrilité des autorités, le président Erdogan a intimé aux détenteurs d’actifs en devises de les convertir en livres dans un élan patriotique. Si certaines entreprises publiques et privées avaient obtempéré, l’euro-dollarisation des dépôts bancaires s’est néanmoins intensifiée. Des rumeurs d’instauration de contrôles de capitaux ont circulé, rapidement démenties par le gouvernement, conscient de l’effet dévastateur de telles mesures sur les investissements de portefeuille, cruciaux pour la soutenabilité de la balance des paiements », note encore Sylvain Bellefontaine.

Menacé par la tornade Trump

Les banques turques peuvent-elles faire face à la crise ? Malgré leurs confortables marges, leurs clients, notamment professionnels, auront du mal à les rembourser en dollars et la montée des créances douteuses est inévitable. Fitch Rating estime la communauté bancaire assez solide pour encaisser un choc « modéré ». Mais qu’en sera-t-il si c’est une bourrasque et si le dollar et les taux d’intérêt de la Federal Reserve américaine remontent de concert ? Certes, la Turquie n’est pas le plus mal placé des pays émergents menacés par la tornade Trump, compte tenu de la modicité de ses exportations vers les États-Unis — bien partis pour une vraie guerre commerciale avec ses fournisseurs —, ainsi que de la concentration de son émigration en Europe et de la faiblesse sur son sol des entreprises américaines que Washington autorise désormais à rapatrier provisoirement leurs profits outre-Atlantique sans pénalités.

Pour autant le risque d’un choc comparable à la crise financière de 2001 qui a entraîné l’arrivée au pouvoir de l’AKP n’est pas exclu. « Hier, je suis devenu riche grâce à Erdogan, aujourd’hui, il me ruine… », confie au Christian Science Monitor3 un marchand de tapis du grand bazar d’Istanbul, qui a fermé quatre de ses sept boutiques. Si ce sentiment se généralise, Erdogan risque une mauvaise surprise en avril prochain.

1« Turquie : circonspection », economic-research.bnpparibas.com, 1er trimestre 2017.

2Gila Benmayor, « Russia will save Turkish tourism », Hurriyetdailynews.com, 31 janvier 2017.

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