La Russie s’impose au Proche-Orient

À l’heure de la crise ukrainienne · Après une période d’effacement et de flottement pendant les années 1990, Moscou est de retour au Proche-Orient où sa capacité d’influence, voire de nuisance, s’étend. Ce constat se confirme avec le développement de la crise ukrainienne et les tensions internationales qu’elle provoque. Les débats organisés à l’occasion d’un colloque pompeusement intitulé Global University Summit les 24 et 25 avril à Moscou — manifestation qui devait intervenir en marge du sommet du G8 de Sotchi annulé — en témoignent. Un panel sur le monde arabe, qui regroupait des chercheurs russes, notamment de l’Institut d’État des relations internationales de Moscou (MGIMO) et de l’Institut d’études orientales de Moscou, a permis de faire le point sur la position russe.

Le ministre russe des affaires étrangères Sergueï Lavrov au Global University Summit à Moscou.
Archives/ministère russe des affaires étrangères, 24 avril 2014.

Le « printemps arabe », baptisé volontiers « grand soulèvement islamiste », est maintenant terminé : pour le gouvernement russe, une nouvelle phase s’ouvre, caractérisée par de fortes turbulences qui affectent gravement la sécurité de l’Europe en général et de la Russie en particulier. Mis à part le cas de la Tunisie, qui semble s’acheminer, non sans difficulté vers un régime à caractère démocratique, il a débouché le plus souvent sur la violence et des affrontements ethniques ou communautaires.

La dimension sécuritaire joue un rôle important dans la position que la Russie a prise dès 2011 sur les soulèvements arabes. L’évolution des situations n’a pu que confirmer sa position et ses représentants au colloque n’ont pas caché qu’ils estimaient que les pays européens comme les États-Unis ont géré cette situation avec une grande naïveté.

La lutte contre le « terrorisme » reste en effet pour elle une priorité politique. La situation au Caucase demeure une préoccupation majeure où un vivier de jeunes chômeurs qui se radicalisent permet un recrutement pour le djihad au Caucase, mais également sur d’autres fronts. Ainsi, des centaines de jeunes djihadistes seraient présents en Syrie, en particulier au côté de l’Etat islamique de l’Irak et du Levant (EIIL), mais également dans des groupes islamistes financés par les pays du Golfe.

Concernant la Syrie, il s’agit de lutter contre le terrorisme djihadiste et d’éviter la fragmentation du pays. De ce point de vue, même si du côté russe on déplore le manque de réformes et la brutalité de la répression, le régime de Bachar Al-Assad paraît seul capable d’éradiquer les groupes islamistes et d’éviter l’éclatement du pays. Du point de vue de Moscou, tous les mouvements islamistes, pas seulement les groupes djihadistes, sont considérés comme « terroristes » et la responsabilité des pays du Golfe, notamment de l’Arabie saoudite et du Qatar pour le soutien financier et politique qu’ils apportent à ces mouvements est dénoncée.

Accords de coopération

Moscou développe sa coopération avec des pays arabes, y compris dans les domaines sensibles de l’armement et de l’énergie. Ainsi la Russie a-t-elle apporté son plein soutien au maréchal Abdel Fattah Al-Sissi. Par ailleurs, un accord pour la fourniture d’armements à hauteur de 2 milliards de dollars a été conclu, tandis que des voix s’élèvent à Moscou pour que la Russie retrouve un niveau de coopération avec l’Égypte semblable à celui existant au temps de Gamal Abdel Nasser.

En Irak, un important accord de vente d’armement de 4,2 milliards de dollars a été signé en janvier 2013 avec le premier ministre Nouri Al-Maliki. La coopération s’étend également dans le domaine de l’énergie à travers un contrat conclu en 2009 entre la compagnie pétrolière russe Lukoil et le gouvernement irakien pour la mise en production de West Qurna 2, l’un des gisements les plus prometteurs d’Irak.

Au Yémen, des accords de coopération ont également été conclus lors de la visite à Moscou du président Mansour Hadi en avril 2013.

La question de l’Ukraine

Au moment où la Russie reprend au Proche-Orient une place importante après une éclipse de plus d’une décennie intervient la crise ukrainienne, dont l’impact sur la politique russe au Proche-Orient et en Afrique du Nord dépendra largement de l’évolution de la situation, selon que cette crise va vers l’apaisement — ce qui semble à ce stade douteux — ou au contraire s’aggrave — ce qui est le scénario le plus probable.

La question ukrainienne se traduit par une dégradation du climat international qui affecte directement ou indirectement le traitement prioritaire des problèmes pendants au Proche-Orient : la question palestinienne, la guerre civile en Syrie ou le risque d’éclatement de la Libye ou de l’Irak. En focalisant son attention sur la volonté russe de reconquérir son influence dans les pays démembrés de l’ex-URSS, l’Union européenne et les Etats-Unis se détournent de sujets au demeurant difficiles à régler ; et le climat autour de l’Ukraine est peu propice à leur règlement.

Cette crise intervient après une succession de flottements ou d’incohérences occidentales qui ont indisposé notamment l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et l’Égypte : complaisance à l’égard d’Israël, responsabilité dans l’échec du processus de paix israélo-palestinien, lâchage brutal du président égyptien Hosni Moubarak, non respect des « lignes rouges » que les États-Unis comme la France entre autres s’étaient eux même fixées à propos de la Syrie, mollesse supposée à l’égard du programme nucléaire iranien… Beaucoup de dirigeants arabes doutent à présent du sérieux des engagements pris par leurs partenaires ou alliés occidentaux.

La Russie joue de ce déclin de l’influence occidentale pour apparaître comme un interlocuteur fiable et responsable, mettant en avant la constance de son soutien à ses alliés, qu’il s’agisse de la Syrie ou de l’Iran. Elle ne manque pas de souligner à propos de l’Ukraine que « la rue » ne peut, à elle seule, renverser un gouvernement légal. Ceci explique la discrétion des pays arabes face à la politique menée par Moscou de contestation de la légitimité du nouveau gouvernement ukrainien, d’annexion de la Crimée et de soutien actif aux russophones de l’est du pays. Pour Israël, qui compte une communauté russe de près d’un million de personnes ne cachant pas leur solidarité avec leur pays d’origine, la discrétion est de mise.

Impact économique

Pour l’instant, les prix du pétrole ou du gaz n’ont pas encore été affectés par les tensions internationales nées de la crise ukrainienne. Mais la situation pourrait changer si des contrats entre la Russie et des sociétés pétrolières occidentales devaient être remis en cause, ou dans l’hypothèse d’un arrêt de l’approvisionnement en gaz de l’Europe occidentale par la Russie. Par ailleurs la Russie et l’Ukraine sont des exportateurs traditionnels de céréales vers les pays du Proche-Orient. Une hausse des cours, si ce n’est une pénurie d’approvisionnement, ne manquerait pas d’affecter gravement certains pays, comme l’Égypte très dépendante de fournitures extérieures.

D’une façon générale, la Russie ne peut que confirmer, voire accentuer encore son hostilité aux suites des printemps arabes et œuvrer au maintien en place des gouvernements amis, quand ils existent encore. S’agissant du cas particulier de la Syrie, Moscou va renforcer son soutien à Bachar Al-Assad à la suite des résultats — connus d’avance — de l’élection présidentielle du 3 juin. On peut craindre également que la mise en œuvre de l’accord sur les armes chimiques soit affectée par la conjoncture actuelle et que la Russie n’exerce pas les pressions indispensables sur Damas pour achever l’élimination des substances chimiques restantes et démanteler les installations existantes. On peut également penser qu’elle continuera de faire parvenir les équipements militaires nécessaires à la lutte contre les rebelles. La coopération avec l’Égypte va sans doute se développer, au moins tant que les relations entre Al-Sissi et Washington n’auront pas été normalisées.

Cette influence de la Russie a cependant ses limites. Ainsi évitera-t-elle de s’impliquer dans les pays dont la situation est hors de contrôle, comme le Liban ou la Libye. Et même si elle entend œuvrer à la stabilité de cette zone et profiter de la désaffection de certains pays arabes à l’égard des États-Unis, ses relations avec les pays du Golfe, notamment avec l’Arabie saoudite, resteront empreintes d’une grande méfiance – notamment à cause de la Syrie.

Le cas de l’Iran est particulier. La Russie a œuvré en faveur de l’accord du 24 novembre 2013 sur le nucléaire iranien. Outre son souci d’éviter que l’Iran ne devienne à son tour une sérieuse puissance nucléaire, son souhait est d’y développer sa coopération, y compris dans des domaines sensibles comme les matériels d’armement ou le nucléaire civil. Mais cela ne peut se faire que s’il y a levée des sanctions internationales. Elle continuera donc à favoriser une conclusion positive des négociations en cours. De fait, le risque d’échec tient plus aux oppositions intérieures que rencontrent aussi bien Barack Obama que Hassan Rohani et à la faiblesse de leur marge de manœuvre que d’un changement peu probable de la position russe.

Ainsi, malgré les retombées négatives de la crise ukrainienne, la Russie s’affirme comme une puissance incontournable dans cette zone sensible de hautes turbulences.

Soutenez Orient XXI

Orient XXI est un média gratuit et sans publicité.
Vous pouvez nous soutenir en faisant un don défiscalisé.