Le dilemme tunisien face au terrorisme

Arrestations arbitraires, rafles brutales, voies de fait, les salafistes tunisiens se disent persécutés par le pouvoir et l’appareil policier qui n’a pas encore été réformé. La lutte contre le terrorisme peut-elle justifier d’oublier les droits fondamentaux ?

Lors d’une parade d’Ansar al-Charia à Kairouan.
Source inconnue.

« Avec ce qu’on raconte sur les salafistes à la télé, mon patron a commencé à avoir peur de moi. » Chérif a perdu son travail de livreur en août 2013. Quelques jours plus tôt, le 25 juillet 2013, le député Mohamed Brahmi est assassiné ; huit soldats sont retrouvés morts le 29 juillet à Chaambi, massif montagneux près de la frontière algérienne, dont cinq égorgés. « Soit tu rases ta barbe, soit tu vas rejoindre tes copains à Chaambi », lui aurait dit son ancien patron. Il refuse, il est licencié et depuis sans emploi.

Arrestations arbitraires, interrogatoires, rafles, intrusions dans les mosquées se succèdent. On raconte qu’un jeune homme de 16 ans n’a pas pu récupérer sa carte d’identité pour « délit de barbe », que des policiers en armes ont débarqué lors d’un mariage : le drapeau noir frappé de la profession de foi était « posé sur une brouette ». Parfois, les descentes musclées se passent en pleine nuit, comme en octobre, chez la famille Chaouachi. Vers 2h 30 du matin, « une quinzaine de policiers cagoulés et armés » ont sonné, enfoncé la porte, fouillé l’habitation, pointant leurs armes sur son fils de 12 ans, se souvient Aljia. Ils étaient à la recherche de l’aîné, Bilel, 27 ans, djihadiste habitué des plateaux télé. En novembre, sous l’égide du parti politique salafiste Jabhat al-Islah, des manifestants ont voulu apporter une pétition à l’Assemblée pour dénoncer les arrestations de leurs « frères ». Des heurts ont éclaté avec les forces de l’ordre. Les salafistes, surtout les djihadistes — qui, contrairement aux quiétistes ne rejettent pas le recours à la violence — se disent particulièrement visés.

"J’ai cru que j’allais mourir"

« Nous n’avons aucun problème avec les salafistes en général, mais [nous en avons] avec ceux qui veulent changer le mode de vie des Tunisiens », se défend Mohamed Ali Aroui, porte-parole du ministère de l’intérieur, en référence à Ansar al-Charia. Ce mouvement djihadiste mené par Abou Iyadh, de son vrai nom Seifallah Ben Hassine, un vétéran d’Afghanistan recherché depuis l’attaque de l’ambassade américaine en septembre 2012 a été classé comme organisation terroriste par les autorités tunisiennes et les États-Unis. Officiellement, Ansar al-Charia, qui se revendique du djihadisme international, fustige la démocratie et prône une application rigoureuse de la loi islamique, rejette la lutte armée en Tunisie et tente d’instaurer un État islamique sous couvert d’actions sociales, bannies depuis par les autorités longtemps jugées laxistes. Mouvement peu homogène et au leadership distendu, certains de ses partisans sont soupçonnés d’avoir assassiné l’opposant Chokri Belaïd et le député Mohamed Brahmi ou d’être parmi les djihadistes du Mont Chaambi. Récemment, les forces de sécurité ont abattu Kamel Gadhgadhi, le tueur présumé de Chokri Belaïd, et six autres « terroristes » dans une maison à Raoued, près de la zone touristique de Gammarth. Un « cadeau », selon le ministre de l’intérieur. Des propos rejetés par la famille de Belaïd. Un gendarme est aussi décédé dans les échanges de tirs.

Fusillades aux abords des villes, découvertes de caches d’armes, tentatives d’attentats en zone touristique... À Jendouba, une embuscade tenue par des Algériens et des Tunisiens a fait quatre morts, dont un civil. Depuis 2011, 1 343 personnes ont été arrêtées pour des « affaires de terrorisme ». « Plus d’un millier de personnes » sont jugées selon la très controversée loi anti-terroriste de 2003 — en cours de révision, dit-on au tribunal de première Instance de Tunis. « Mais leur nombre a récemment augmenté avec toutes ces affaires », précise Sofien Sliti, son porte-parole. « Toutes ces personnes appartiennent à un seul réseau dont le but, si l’on en croit les explosifs et les armes trouvés, est de renverser le régime et s’attaquer aux institutions publiques. » En Tunisie, les autorités se sont engagées dans un combat contre le terrorisme, au détriment parfois du respect des droits humains.

« Dans ce quartier de la mosquée Nour, à Douar Hicher, on est tous certifiés terroristes, avec le cachet s’il vous plait  », ironise Khaled1. Il ne possède plus ni téléphone, ni page sur les réseaux sociaux, ni accès à Internet chez lui. Alors qu’il doit renouveler sa carte d’identité, il refuse de se rendre dans un commissariat pour la demander. « Je ne suis pas recherché, mais je ne sais pas ce qu’on va me mettre sur le dos », explique-t-il. Khaled ne cachait pas son appartenance à Ansar al-Charia. Peu après les échauffourées du 19 mai 2013, date de l’organisation du congrès du mouvement interdit par les autorités, la brigade anti-terroriste a débarqué chez lui un matin. Emmené à la caserne militaire de l’Aouina, il se souvient avoir descendu des escaliers, « une cagoule sur la tête, les mains menottées dans le dos ». Avec émotion, il raconte avoir été « frappé, jusqu’à tomber de [s]a chaise », « menacé de viol », avoir reçu des « chocs électriques ». « Jamais je n’oublierai leurs visages. J’ai cru que j’allais mourir », confesse-t-il. « Au bout de six heures, ils m’ont demandé de signer une cinquantaine de pages. Quand j’ai demandé si je pouvais lire, j’ai reçu une claque ». Plusieurs mois après, il ne sait toujours pas ce qu’il a paraphé.

"Ce n’est plus une politique d’État"

« Les gardes à vues sont de véritables ’no mans land’. C’est le moment où il y a le plus grand risque de maltraitance et d’erreur judiciaire », souligne Anne-Françoise Beguin, coordinatrice du Réseau d’observation de la justice, qui pointe l’absence d’avocats, « vrais garde-fous ». Un projet de loi y remédiant est à l’étude à l’Assemblée. Depuis le départ de Zine El Abidine Ben Ali, des organisations non gouvernementales de défense des droits humains peuvent accéder aux centres de détention, sur demande. Récemment, plusieurs rapports ont dénoncé des maltraitances, difficiles cependant à quantifier. Si le ministère de l’intérieur, boîte noire de l’ancien régime, jure qu’il ne s’agit que de « cas isolés », pour Amna Guellali, représentante de Human Rights Watch qui a rencontré une centaine de détenus, « la pratique est assez répandue et généralisée. Mais ce n’est plus une politique d’État », comme c’était le cas sous Ben Ali. « Un phénomène tortionnaire [...] encouragé par une impunité quasiment généralisée », estiment l’Action des chrétiens pour l’abolition de la torture (Acat) et Track Impunity Always (Trial), qui ont dénoncé les « traces de sévices évidentes » sur Walid Denguir, dealer présumé, mort dans des circonstances troubles dans un commissariat. Une soixantaine de plaintes pour maltraitance et torture ont été déposées en décembre 2013, contre le ministère de l’intérieur et des agents pénitentiaires. 
Dans les centres de détention, ces maltraitances prennent différentes formes et ont suscité l’indignation de députés. Manque de couvertures, de médicaments, isolement : blessé par balle lors de la fusillade de Ouardia, au sud de Tunis le 4 août 2013, Ezzedine Abdellaoui n’a pas eu accès, une fois en prison, aux soins et médicaments nécessaires pour ses plaies, selon son avocat. En isolement pendant 140 jours, il partage désormais sa mini-cellule, dans laquelle « il ne peut pas se coucher ». Selon le ministère de l’intérieur, qui a tenu une conférence de presse quelques heures après la fusillade, Abdellaoui a avoué son implication dans le meurtre de Chokri Belaïd. Son avocat doute de ces « aveux ».

« La torture a pris de l’ampleur depuis la qualification d’Ansar al-Charia comme organisation terroriste », avance Imen Triki, avocate et présidente de l’association Liberté et Équité, taxée de «  blanchir les terroristes » par un syndicat de police. « Il y a une érosion de la notion des droits de l’Homme lorsqu’il s’agit de la lutte anti-terroriste », constate Guellali. Mais difficile pour les ONG d’alerter sur les violations des droits humains concernant des personnes « abhorrées » par la société. Le syndicat des journalistes tunisiens a prié ses confrères « d’abandonner leur neutralité lorsqu’il s’agit de terrorisme ». Récemment, pour des raisons de sécurité, les autorités ont annoncé des mesures de contrôle renforcées pour les femmes portant le voile intégral2. « Quand la situation est stable, tout le monde demande le respect des droits humains, mais dès qu’on lutte contre le terrorisme, on les oublie », soupire Abdelhamid Abdallah, chargé de cette question au ministère des droits de l’Homme et de la justice transitionnelle, nouvellement rattaché au ministère de la justice. Alors que la nouvelle instance de lutte contre la torture est en cours d’élaboration, il espère qu’elle permettra de « changer les mentalités ».

1Le prénom a été modifié pour préserver l’anonymat de l’interviewé.

2NDLR. Couvrant le visage.

Soutenez Orient XXI

Orient XXI est un média gratuit et sans publicité.
Vous pouvez nous soutenir en faisant un don défiscalisé.