Le Qatar, les Frères musulmans et l’État islamique

La décision du Qatar de demander à plusieurs dirigeants des Frères musulmans de quitter son territoire marque une évolution de la politique de Doha. L’émirat cherche à aplanir les tensions avec l’Arabie saoudite, au moment où l’État islamique menace tous les États du Golfe. Dans le même temps, le Qatar récuse les accusations portées contre lui d’aider les groupes djihadistes.

Tamim ben Hamad Al-Thani, émir du Qatar.
Erin A. Kirk-Cuomo/US Secretary of Defense, 10 décembre 2013.

C’est une décision qui interroge sur un éventuel basculement de la diplomatie du Qatar : samedi 13 septembre, sept cadres de l’organisation des Frères musulmans ont été invités à quitter l’émirat. Cette annonce arrive dans un contexte régional particulièrement lourd, marqué par les frappes militaires américaines en Irak ainsi que par la tension persistante entre le Qatar et divers pays de la région.

Les personnes concernées sont Mahmoud Hussein, secrétaire général de la confrérie, Wajdi Ghneim, membre éminent de l’organisation et prédicateur influent, ‘Issam Talima, cheikh diplômé d’Al-Azhar, ainsi que plusieurs hauts cadres du Parti de la justice et du développement (organe politique de la confrérie) tels que Jamal Abdelsattar, Ashraf Baderdine, Hamza Zouba et Amrou Darrag. Ils étaient basés à Doha depuis le coup d’État militaire qui a évincé le président égyptien Mohamed Morsi du pouvoir le 3 juillet 2013 ; leur départ donne lieu à diverses interprétations.

Certains y voient un nouveau revers du Qatar qui n’a désormais plus d’autre choix que de se plier aux desiderata de l’Arabie saoudite, dont l’aversion pour l’organisation panislamiste est particulièrement vive. Elle peut plus probablement être interprétée comme une manœuvre de Doha qui, souhaitant sortir de l’isolement qui commence à peser sur ses intérêts, donne ainsi un gage de bonne volonté à ses voisins. L’union sacrée actuelle contre la nouvelle menace symbolisée par les dangereuses poussées de l’État islamique aux portes du Golfe plaide en ce sens. Il devient dorénavant impératif pour ces monarchies de mettre en sourdine leurs querelles internes pour contenir la montée des périls sécuritaires.

Les pays du Golfe unis ?

En contentant l’Arabie saoudite, le Qatar peut espérer le retour prochain sur son territoire des trois ambassadeurs de l’Arabie saoudite, des Émirats arabes unis et du Bahreïn1 qui consacrera ainsi sa remise en selle en tant que membre de plein droit du Conseil de Coopération du Golfe (CCG). Mais cette perspective ne signifie pas pour autant un divorce définitif avec l’ensemble de la galaxie des Frères musulmans. Celle-ci ne semble d’ailleurs ne pas en vouloir au Qatar et va jusqu’à exprimer une forme de compréhension à l’égard d’un émirat sous pression.

Si, comme l’a récemment exprimé le ministre omanais des affaires étrangères, le retour des ambassadeurs se confirme rapidement, on pourra gratifier le Qatar d’un joli succès diplomatique. Sa réhabilitation au sein du CCG ne lui aurait « coûté » que le départ de quelques membres de la confrérie, sans lui aliéner pour autant l’ensemble des forces régionales qui, du Hamas à la Turquie, représentent pour l’émirat des acteurs qui lui confèrent une profondeur stratégique essentielle.

L’agenda international dominé par la lutte contre l’État islamique pose également la question du financement de cette organisation et plus généralement de la mouvance djihadiste. Dans un article du New York Times du 7 septembre intitulé « Qatar’s Support of Islamists Alienates Allies Near and Far », le journaliste David Kirkpatrick semble dire que le Qatar jouerait un double jeu envers les organisations extrémistes ; ce comportement douteux commencerait à entamer la confiance de ses alliés. L’article fait référence aux visites de plusieurs prédicateurs qui auraient levé des fonds pour les factions radicales présentes en Syrie et en Irak.

Le journaliste du New York Times, citant le prédicateur koweïtien Hajjaj Al ‘Ajmi comme étant l’une des principales têtes des réseaux parcourant le Golfe pour lever des fonds, évoque une causerie qui s’est tenue au Qatar au cours de laquelle le cheikh a exhorté l’assistance à faire preuve de générosité pour financer le djihad en Syrie. Cette discussion date de plus de deux ans, soit à un moment où l’entreprise de répression de la révolte syrienne suscitait une grande vague d’émotion auprès des opinions du Golfe. Le discours sur le devoir religieux de soutenir la révolte syrienne était en phase avec l’orientation politique des régimes du Golfe (le Qatar avait même demandé l’envoi de troupes arabes pour stopper l’effusion de sang). Il s’inscrivait aussi dans le contexte d’une révolution syrienne qui n’avait pas encore été phagocytée par la nébuleuse de l’État islamique. L’utilisation actuelle de cette vidéo pour démontrer, de manière rétroactive, l’actuelle collusion des autorités du Qatar dans l’accueil de personnalités proches de l’État islamique ou le financement de mouvements djihadistes ne peut donc être avancée.

Qui finance les groupes armés ?

De l’avis d’Al ’Ajmi, le Qatar a pris ses distances. Cet éloignement s’explique par le fait que, alors que l’émirat a toujours soutenu la frange de l’opposition syrienne non djihadiste2(essentiellement regroupée dans le Front islamique qui comporte des brigades proches des Frères musulmans en guerre contre l’État islamique), il ne faisait pas mystère de son rejet de la légitimité des régimes du Golfe et appellait à l’instauration d’un califat mondial. Al ’Ajmi fait partie de ces prédicateurs qui, sans vouloir totalement s’aliéner leur gouvernement de tutelle, expriment actuellement une certaine complaisance à l’égard des organisations djihadistes. Cette posture lui a valu l’interdiction de toute activité en Arabie saoudite et d’être surveillé de près par les autorités koweitiennes. De même, dans un récent entretien à la chaîne Rotana Khalije, il avouait que le Qatar l’empêchait dorénavant de traiter avec les organisations humanitaires présentes sur son sol et dont le soutien au peuple syrien constitue l’une des principales activités.

Ce durcissement de Doha à l’égard de la ligne représentée par Hajjaj Al’Ajmi s’accompagne de la mobilisation d’un dispositif religieux censé préserver l’émirat de cette « pensée extrémiste ». Dès l’annonce de l’établissement du califat par l’État islamique, Ahmed Raissouni, vice-président de l’Union internationale des oulémas a dénoncé cette prétention de l’État islamique de vouloir imposer par la force un califat à l’ensemble du monde musulman. Dans un deuxième temps, le cheikh Youssef Al Qaradawi, ouléma d’origine égyptienne installé au Qatar depuis 19613, a mis en évidence que le retour du califat, idéal politique qui reste présent dans l’imaginaire de nombreux musulmans à travers le monde ne s’incarne plus dorénavant dans une forme identique à celle des premiers temps de l’islam mais peut se réaliser dans une fédération ou une confédération d’États musulmans.

Cette sortie d’Al Qaradawi devait non seulement couper l’herbe sous le pied aux idéologues de l’État islamique mais également donner la légitimité religieuse aux autorités du Qatar pour asseoir leur politique de lutte contre la mouvance djihadiste. Néanmoins, même si Al Qaradawi a clairement montré son aversion envers le discours et les méthodes de l’État islamique, il a aussi exprimé son refus de couvrir la nouvelle coalition militaire sous l’égide des États-Unis.

Contre-offensive médiatique

C’est dans ce contexte que l’émirat a également multiplié les déclarations officielles stigmatisant les méthodes terrifiantes de l’État islamique. Dans plusieurs tribunes ou réponses publiées dans la presse occidentale, le ministre qatari des affaires étrangères, Khaled Al Attiyah, a tenu à rappeler que non seulement le Qatar ne soutient en aucun cas le terrorisme, mais qu’il souhaite jouer un rôle de médiateur dans la résolution des conflits. À l’appui de son propos, le diplomate mentionne les différentes missions de bons offices menées par ses services dans les affaires de libération d’otages, du journaliste américain Theo Curtis aux Casques bleus fidjiens enlevés dans le Golan. Al Attiyah prend soin de pointer le fait que son pays participe activement à la lutte contre le terrorisme par le biais de diverses instances et que les dons en faveur des ONG qui œuvrent au Qatar sont systématiquement contrôlés. Et note au passage qu’il y a d’autres groupes terroristes qui sévissent en Syrie, telles les milices armées qui soutiennent les forces de Bachar Al-Assad, au sujet desquelles la « communauté internationale » reste silencieuse.

Davantage qu’au Qatar, c’est certainement au Koweït que la société civile a été la plus en pointe dans le soutien aux groupes armés de l’opposition syrienne, notamment du fait du fort engagement de certaines figures politiques et religieuses. En plus de Al ‘Ajmi, il faut noter la position incontournable du cheikh Nabil Al ‘Awadi qui, du haut des millions de suiveurs qu’il draine sur les réseaux sociaux et grâce à son accès privilégié aux différentes chaînes religieuses et d’information du Golfe est certainement devenu l’ouléma koweitien le plus connu dans le monde arabe. Dès le début des révoltes arabes, il s’est exprimé en faveur des populations. C’est surtout à propos de la Syrie qu’il va s’illustrer par d’intenses campagnes de sensibilisation au cours desquelles il n’hésitera pas à fustiger la pusillanimité des régimes de la région tout en pourfendant la collaboration active des forces chiites (du Hezbollah et de l’Iran) dans le dispositif répressif du régime syrien. Ce franc-parler lui a d’ailleurs sans doute valu le retrait de nationalité dont il a été victime il y a quelques semaines.

Aux côtés de Nabil Al ‘Awadi, d’autres personnalités religieuses se sont prononcées en faveur du financement direct des groupes djihadistes, tel le cheikh Chafi Al ’Ajmi, connu pour sa participation à plusieurs mobilisations controversées devant l’ambassade du Liban dans la capitale koweïtienne. Quant à Hajjaj Al ‘Ajmi, pointé dans un rapport du Trésor américain comme participant activement au financement de Jabhat Al Nusra (branche syrienne d’Al-Qaida et organisation djihadiste rivale de l’État islamique), des vidéos le montrent en Syrie apportant une aide directe aux opposants armés. Cette impressionnante liberté de ton accordée aux laudateurs de la mouvance djihadiste au Koweït a même engendré la démission d’un ministre du gouvernement, lui aussi accusé par l’administration américaine de financer Al-Nosra.

Cet espace d’expression de la mouvance djihadiste tranche avec la posture beaucoup moins laxiste du Qatar, bien décidé à tordre le cou aux supputations persistantes d’une partie de la presse occidentale qui le considère comme un parrain du djihadisme international.

1NDLR. L’Arabie Saoudite, les Émirats arabes unis et le Bahreïn ont décidé, le 5 mars 2014, de rappeler leurs ambassadeurs au Qatar, auquel il était reproché, notamment, sa position sur les dossiers sécuritaires et son soutien aux Frères musulmans.

2« Rôle du Qatar en Syrie : entretien avec Romain Caillet », L’Observatoire du Qatar, 2 novembre 2013.

3NDLR. Youssef al-Qaradawi est un religieux musulman sunnite d’origine égyptienne. Il a notamment occupé les fonctions de président de l’Union Internationale des Savants Musulmans (oulémas) et a été membre des Frères musulmans ainsi que du Conseil Européen pour la Recherche et la Fatwa et consultant religieux sur Al Jazeera. Il est cité en référence par les membres égyptiens de la confrérie, qu’il continue à défendre.

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