Les baasistes jouent-ils vraiment un rôle central dans l’organisation de l’État islamique ?

C’est devenu un lieu commun d’affirmer que le ralliement d’anciens baasistes irakiens à l’organisation de l’État islamique a joué un rôle majeur dans les succès des djihadistes. Pourtant, cette hypothèse, sans être totalement infondée, se révèle fragile quand on examine les sources dont elle est issue.

Déclaration du califat de l’État islamique par Abou Bakr Al-Baghdadi.

Il est couramment admis que l’essor de l’organisation de l’État islamique (OEI) a été grandement favorisé par le ralliement d’anciens baasistes irakiens aux djihadistes présents dans l’Irak post-Saddam Hussein. De nombreux articles ont fleuri dans la presse internationale sur le sujet, allant parfois jusqu’à faire de l’OEI le faux-nez d’une organisation baasiste, à l’instar du journaliste allemand Christoph Reuter, dont l’article « Islamischer Staat : Der Stratege des Terrors » traduit en français par Le Monde sous le titre : « Haji Bakr, le cerveau de l’État islamique » a eu un certain retentissement en 2015. Dans cet article, qui lui a valu le prix Bayeux-Calvados des correspondants de guerre en 2015, le journaliste explique ainsi que l’OEI n’a « rien de religieux dans sa façon d’agir, dans sa stratégie, dans ses renversements d’alliances sans scrupule et dans sa propagande ».

Questionner les sources

Un article du journal israélien Haaretz, citant des sources militaires irakiennes, évaluait en août 2015 à entre 100 et 160 les officiers et membres de services vétérans de l’époque de Saddam Hussein à avoir rejoint l’OEI, principalement à des postes d’encadrement et de direction. Il est en réalité difficile de se faire une idée exacte du nombre de ces anciens baasistes au sein de l’organisation et de leur influence sur son gouvernement. Les sources à la disposition des observateurs peuvent parfois être suspectes de partialité. Lorsque les journalistes de Haaretz citent un général irakien en première ligne dans le combat contre l’OEI, il faut garder à l’esprit qu’il s’agit là d’un individu appartenant à un corps qui, en dépit de sa très large supériorité numérique et technologique, a piteusement failli à sa mission de défense du territoire irakien, comme en témoigne la prise de Mossoul par quelques milliers de djihadistes en juin 2014 sans pratiquement se battre. Un tel général peut donc avoir intérêt, quelques mois après cette déroute, à majorer le savoir-faire en matière de techniques de combat des djihadistes, pour mieux masquer les faiblesses de l’armée. La chercheuse Myriam Benraad relevait ainsi, en juin 2015, l’« obsession » quasi paranoïaque des autorités au sujet des anciens personnels du régime de Saddam Hussein et de l’influence actuelle du parti Baas.

Un autre type de source qui peut être sujet à caution réside en la citation d’une personne dont on donne généralement le prénom seulement, pour sa protection, et qui appartient à un « groupe rebelle » non identifié. C’est ce que fait Christoph Reuter dans son article. On comprend les impératifs de protection, mais il faut également replacer les choses dans leur contexte. Ce n’est pas parce que le membre d’un groupe rebelle affirme que telle est la situation que c’est forcément le cas ; fût-il de bonne foi, sa vision peut être biaisée par l’environnement qui l’entoure. Il peut aussi avoir à l’esprit un programme politique et souhaiter diffuser auprès des relais médiatiques une image qui place son groupe sous un jour favorable. Il y a mille raisons valables pour lesquelles prendre pour argent comptant les dires d’une source anonyme ou potentiellement suspecte de partialité est dangereux, spécialement dans le contexte syrien où la pluralité des acteurs et l’enchevêtrement des intérêts nécessitent de confronter plusieurs visions. Dans un conflit à trois ou quatre, deux sont forcément des alliés objectifs contre le troisième et le quatrième. La première victime d’une guerre, c’est la vérité.

Dans le combat qui les oppose, Al-Qaida et sa branche syrienne qu’est le front Al-Nosra ont par exemple tout intérêt à dépeindre l’OEI comme une organisation pas vraiment islamique1. L’argument selon lequel l’EI serait un avatar du parti Baas a ainsi été tôt développé par des penseurs proches d’Al-Qaida. Pour comprendre pourquoi, il faut revenir aux origines du schisme entre les deux internationales djihadistes.

L’occasion syrienne

En mai 2010, Abou Bakr Al-Baghdadi, un fils de tribu sunnite irakien et théologien de formation, est nommé émir de l’OEI d’Irak à la suite de l’élimination des numéros un et deux de l’organisation dans des attaques américano-irakiennes. Dès août 2011, il envoie, avec le soutien de la branche mère d’Al-Qaida, un de ses lieutenants en Syrie pour former le front Al-Nosra. Comme le souligne Joby Warrick2, à l’époque « l’État islamique d’Irak » « manquait de ressources, de combattants et d’un sanctuaire. Et peut-être même — le plus grave — manquait-il d’une cause, d’une grande idée autour de laquelle rassembler ses effectifs en baisse et convertir de nouveaux musulmans. Le chaos de l’insurrection syrienne n’allait pas tarder à lui fournir tout cela ».

Rapidement toutefois, le Front Al-Nosra rompt idéologiquement avec le groupe. « Les penseurs d’Al-Qaida, plus pragmatiques, parlaient du califat comme d’un but lointain, qui avait pour préalable le renversement des régimes laïcs du Proche-Orient. Mais Baghdadi pensait l’inverse : si l’on brandissait l’ancien drapeau du califat, alors les bons musulmans suivraient ».

En avril 2013, le groupe lance une grande offensive en Syrie, déclarant la fin du front Al-Nosra et son incorporation au sein de l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL). Les dirigeants du Front opposent une fin de non-recevoir à Baghdadi, démentant ses propos et confirmant la poursuite de ses activités propres sous l’égide d’Al-Qaida. Le 29 juin 2014, l’EIIL annonce le rétablissement du califat sous le nom d’« État islamique » dans les territoires sous son contrôle et Abou Bakr Al-Baghdadi se proclame calife, successeur de Muhammad. En juin 2013, Ayman Al-Zawahiri, le chef d’Al-Qaida, annonce dans une lettre ouverte qu’il envoie un émissaire en Syrie pour s’assurer que Baghdadi mettra fin à la sédition et renoncera à vouloir impliquer l’organisation en Syrie. Baghdadi ne tient nullement compte de ces instructions et, à partir de mi-2013, affronte directement en Syrie des combattants se réclamant du front Al-Nosra et refusant de se soumettre à son autorité. Début 2014, l’émissaire de Zawahiri est tué à Alep par des assaillants armés. À compter de cette date, comme le relate Joby Warrick dans son essai, Al-Qaida ordonne à ses disciples de s’opposer activement aux agissements du groupe.

Quelques semaines plus tôt, en décembre 2013, au moment où le divorce entre l’EIIL et le front Al-Nosra devient irrémédiable, un compte Twitter intitulé @wikibaghdady fait son apparition, distillant des informations sur les dirigeants, la structure institutionnelle et le fonctionnement de l’EIIL. Par ce biais sont révélés au public les secrets de l’organisation, au premier rang desquels l’alliance entre baasistes partisans de Saddam Hussein et djihadistes.

Une organisation baasiste ?

Les informations révélées ont également fait d’un certain Haji Bakr, ancien colonel de l’armée de Saddam Hussein, le bras droit de Baghdadi ainsi que son principal stratège. Le 13 juin 2014, le compte Twitter attribue un rôle important à Izzat El-Douri, alors dirigeant du parti Baas irakien, dans la prise de Mossoul quelques jours plus tôt. À compter du 28 mars 2014, par le biais d’un autre compte Twitter, un certain Abou Ahmad livre un témoignage, indiquant avoir été membre de l’OEI avant de perdre ses illusions et de revenir à Al-Qaida, qu’il avait rejoint à la fin des années 1990. Le récit qu’il fait de l’organisation et de ses dirigeants se rapproche de celui élaboré par @wikibaghdady. Ils décrivent tous deux une organisation infiltrée et noyautée par les baasistes, avec à leur tête Haji Bakr, à la faveur du moment de faiblesse vécu par le groupe en Irak à partir de 2007.

Ces comptes sont alimentés par des proches du Front Al-Nosra ; on ne peut donc totalement exclure qu’il s’agisse là d’un outil de propagande en sa faveur dans la guerre numérique qui l’oppose à son adversaire. Le fameux Haji Bakr est le même dont des écrits ont été fournis à Christoph Reuter par le membre anonyme d’un groupe rebelle indéterminé tel qu’il le décrit dans son article, et qui lui ont permis d’affirmer que l’organisation avait pour finalité la conquête du pouvoir et, plus surprenant, qu’il n’y avait rien de religieux dans ses actions, sa réflexion stratégique et sa propagande. Le Front Al-Nosra aurait souhaité discréditer l’organisation qu’il ne s’y serait pas pris autrement. Le doute est d’autant plus permis que le journaliste relate cette anecdote : le document dont il a eu connaissance et écrit de la main de Haji Bakr a été réalisé sur du papier à en-tête du département du ministère syrien de la défense en charge de l’intendance. Comprendre, dans l’intention du propagandiste : non seulement c’est une organisation baasiste, mais en plus le régime de Bachar Al-Assad est à la manœuvre. Il faut donc prendre avec des pincettes les informations émanant de ces sources discutables.

Le doute est d’autant plus permis que Haji Bakr (de son vrai nom Samir Abd Muhammad Al-Khlifawi, son nom de guerre étant Abou Bakr Al-Iraqi) est successivement décrit comme un ancien colonel dans les forces de Saddam Hussein ayant appartenu, selon les sources, à une unité d’élite des renseignements impliquée dans des programmes de développement d’armes3 ; au service de renseignement de la défense aérienne4, ou à la garde révolutionnaire5.

Passons sur le fait qu’il n’y avait pas, sous l’ancien régime, de garde révolutionnaire en Irak. Il s’agit certainement là d’une confusion avec la garde républicaine, unité prétorienne de Saddam Hussein en charge de sa sécurité qui, de 1986 à la chute du régime en 2003, s’est progressivement étoffée en termes de techniques et de matériel, allant jusqu’à rapidement constituer les unités les plus compétentes de l’armée irakienne en matière offensive6.

Quant au « service de renseignement de la défense aérienne de Saddam Hussein » visé par Reuter, il est non moins intéressant de relever qu’une telle unité n’a jamais existé. Il y avait bien à l’époque un système autonome de défense aérienne, relativement sophistiqué, chargé de détecter par radar toute intrusion hostile dans le ciel irakien et de traiter la menace. Mais aucune des sources disponibles sur l’organisation du régime avant 2003 ne fait mention d’un quelconque service de renseignement rattaché à la défense aérienne. L’auteur de ces lignes a par ailleurs personnellement interrogé des dizaines d’anciens membres du renseignement militaire, du directoire de la sécurité générale, de l’appareil de sécurité spécial ou des forces armées irakiennes, dans le cadre d’une mission pour le Haut-Commissariat pour les réfugiés des Nations unies (UNHCR), en 2011 et 2012. Certains d’entre eux avaient été rattachés à un moment de leur carrière à la défense antiaérienne. Aucun n’a jamais fait mention de l’existence d’une branche des renseignements rattachée à la défense aérienne. Les membres de cette unité étaient plutôt des techniciens, capables de maintenir en état les radars et les canons antiaériens, dans un contexte — après la guerre du Golfe — de manque de pièce détachées en raison de l’embargo. Il est donc possible que Haji Bakr ait été, en tant qu’officier, un temps responsable d’une des unités d’interception de la défense aérienne ; on est ici loin de l’officier de renseignement stratège, baasiste convaincu.

La question de savoir si Haji Bakr appartenait à un service de renseignement ou à une unité régulière de défense aérienne a son importance, dans la mesure où si cette dernière hypothèse se révélait exacte, on ne pourrait rien en conclure sur l’ampleur des convictions baasistes du personnage, ce qui met à mal la thèse des partisans du Baas faisant de l’entrisme au sein de l’OEI. En effet, les officiers de l’armée régulière de Saddam Hussein ne constituent pas un corps particulièrement suspect en général d’adhésion aux doctrines baasistes, contrairement à leurs homologues des services de renseignement.

L’insurrection sunnite

Au cours des années 2003-2007, l’insurrection irakienne à caractère sunnite regroupait trois types de mouvements : les djihadistes internationaux, les islamo-nationalistes et les nostalgiques de l’ancien régime. Les djihadistes internationaux sous la houlette du jordanien Abou Moussab Al-Zarquaoui avaient pour programme de faire de l’Irak le champ de bataille des musulmans sunnites contre les chiites, en plus de combattre les Croisés.

Les nationalistes et partisans de Saddam Hussein ont, quant à eux, formé à la suite de la chute du régime des groupes de combattants avec une visée différente. Ils dirigeaient leurs attaques principalement contre les armées d’occupation et leurs soutiens irakiens7. Ces groupes ont pu coopérer localement avec des émanations d’Al-Qaida, en application du principe que « l’ennemi de mon ennemi est mon ami ». Ils mettaient néanmoins l’accent sur le fait qu’ils étaient composés d’Irakiens8, par opposition aux éléments zarqaouistes.

En 2006-2007, une véritable guerre civile religieuse a eu lieu en Irak, entraînant le déplacement de plus de deux millions de personnes à l’intérieur du pays et de deux millions dans les pays voisins. Les assassinats ciblés d’anciens baasistes ont explosé au cours de cette période. Beaucoup d’anciens baasistes convaincus, anciens des services de sécurité de Saddam Hussein ont été assassinés, entraînant l’exil en Jordanie ou en Syrie de beaucoup d’autres. Ceux qui sont restés en Irak ont rejoint des villes où ils étaient en sécurité, fuyant notamment les quartiers mixtes de Bagdad. Un officiel américain estimait ainsi que Bagdad était à 75 % chiite en décembre 2007, alors même qu’elle était aux deux tiers sunnite en 20039.

Fin 2007, les nostalgiques de l’ancien régime avaient définitivement perdu la partie. Ils n’ont, dès lors, plus représenté de véritable menace ni pour les forces d’occupation ni pour l’État central irakien. À compter de fin 2007, les islamo-nationalistes ont quant à eux progressivement quitté la scène, soit parce que leur combat a perdu de sa légitimité et qu’ils ont rejoint le jeu politique, soit parce qu’ils ont été défaits militairement.

« Irakisation » djihadiste contre nationalisme panarabe

Enfin, les djihadistes internationaux ont subi de sérieux revers. Al-Zarquaoui a été tué par une attaque américaine en juin 2006, à un moment où les populations sunnites commençaient à se retourner contre les groupes djihadistes affiliés à Al-Qaida, autant parce qu’ils étaient coupables de l’explosion de violence que parce qu’ils s’opposaient au modèle tribal régissant la société. Dès les premiers mois de 2007, le mouvement du Réveil (Sahwa) a reçu un important soutien financier et matériel de l’armée américaine. Al-Qaida a répondu par une campagne d’assassinats de leaders tribaux et de leurs hommes, désignés comme traîtres. Ce faisant, les djihadistes se sont encore plus aliéné le gros de la population sunnite. S’en est suivi pour les dirigeants de l’EEIL le constat qu’il fallait, pour ne pas se l’aliéner davantage, « irakiser » le mouvement et faire le dos rond en attendant des jours meilleurs. En 2011, la révolution syrienne les tirera de leur sommeil, leur offrant une cause fédératrice qui aboutira à la proclamation du califat. L’OEI est, sur le territoire syrien, la branche d’un arbre dont les racines sont en Irak.

Si certains anciens cadres de l’armée et des services de renseignements de Saddam Hussein ont rejoint l’OEI, c’est parce qu’ils estimaient que c’était la condition de leur survie en tant que sunnites et la possibilité pour eux de continuer à vivre sur leurs terres. La plupart des Irakiens ont servi dans l’armée de l’ancien régime, en tant que conscrits, réservistes ou soldats de métier ; cela n’en fait pas des baasistes convaincus.

Restent ceux qui, à cette époque, étaient membres des services de renseignement. Piliers du régime avant 2003, on peut néanmoins douter de l’existence chez eux de convictions baasistes après la guerre civile de 2006-2007. Le baasisme, c’est le nationalisme panarabe, indépendamment des religions. Le rapport entre les communautés irakiennes est aujourd’hui tel que personne ne peut raisonnablement penser qu’un projet politique transcendant les communautés et faisant fi des appartenances religieuses puisse avoir un quelconque avenir. Ceux qui, après 2007, ont rejoint l’organisation dans son entreprise d’irakisation l’ont donc probablement fait par adhésion plus que par opportunisme. Ils ont apporté avec eux leur savoir-faire en matière de contrôle social, qu’ils ont mis au service de l’injonction takfiriste : avènement et subsistance du califat, retour à un islam pur et défaite des ennemis de l’islam.

2Son essai paru en 2015 et couronné par le prix Pulitzer, intitulé Sous le drapeau noir est ce qui a été écrit de plus complet et documenté à ce jour sur la naissance de l’OEI.

3Kyle Orton, Profiles of Islamic State Leaders, Henry Jackson Society, 2016.

4Christoph Reuter, « Secret Files Reveal the Structure of Islamic State » Der Spiegel, 18 avril 2015. Le paragraphe dans lequel cette information apparaît n’a pas été inclus dans la version traduite en français de son article paru dans Le Monde le 25 avril 2015.

5The Islamic State, Soufan Group, 28 octobre 2014.

6Voir le chapitre Republican Guard, globalsecurity.org

7« Iraqis and US forces targeted in stepped-up rebel campaign », The Sydney Morning Herald/Associated Press, 7 décembre 2004.

8« Islamists Pledge Continued War on Coalition », IWPR, Iraqi Crisis Report No. 63, 14 mai 2004.

9Nancy A. Youssef, Leila Fadel, « What Crocker and Petraeus didn’t say », McClatchy Newspapers, 10 septembre 2007.

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