Les Palestiniens de Balata en colère contre « deux occupations »

Entre Israël et l’Autorité palestinienne · À Balata, près de Naplouse, les émeutes et affrontements entre les forces de sécurité palestiniennes et des groupes de jeunes combattants se réclamant du Fatah sont fréquents depuis plusieurs années. L’enjeu ? Le contrôle politique et social d’un camp dont le glissement vers la dissidence urbaine n’a cessé de s’amplifier au fil des ans. Et la répression qu’y exerce l’Autorité palestinienne n’est pas près d’inverser la tendance.

Balata, 1er mars 2016. Les membres des BMA manifestent leur soutien à Mahmoud Abbas.
ZUMA Press, Inc./Alamy Stock Photo.

Le nom de Zaabour (« le loquace ») n’était pas destiné à devenir célèbre en Cisjordanie. Mais après qu’il a tué un des fonctionnaires palestiniens venus l’arrêter dans la nuit du 20 mars dans le camp de Balata, les photos de ce jeune père de famille de 27 ans s’exhibant sur Facebook entouré de ses neuf fusils mitrailleurs ont fait le tour des médias et des réseaux sociaux. Au cours de l’opération, Zaabour a été blessé d’une balle dans l’estomac et emmené par les forces de sécurité.

Zaabour fait partie de ces musallahin gunmen ») vivant dans le plus grand camp de réfugiés de Cisjordanie (entre 25 000 et 30 000 habitants selon les estimations) que l’Autorité palestinienne cherche à neutraliser depuis environ trois ans. Officiellement, il était recherché pour meurtre et trafic d’armes. Pourtant, les contours de cette affaire sont loin de se limiter à des questions d’ordre public et de criminalité. À la suite de la fusillade, les rues entourant le camp ont été coupées par de jeunes combattants, les chebab, et des enfants, et des coups de feu ont opposé les musallahin de Balata aux forces de sécurité palestiniennes.

L’affaire Zaabour s’inscrit dans la continuité de plusieurs années d’émeutes et d’affrontements entre des groupes armés du camp et l’Autorité palestinienne (AP) ; et plus largement dans le contexte très tendu des campagnes sécuritaires menées par les forces de sécurité palestiniennes dans l’agglomération de Naplouse. Alors que plusieurs chebab et fonctionnaires sécuritaires ont déjà perdu la vie au cours de ces affrontements — et l’été dernier, un homme de la vieille ville de Naplouse a été battu à mort par les forces de sécurité —, ils s’inscrivent dans une configuration politique complexe : en effet, les gunmen que cherche à neutraliser une AP dominée par le Fatah se revendiquent du même Fatah.

Dissidence et revanche sociale

Fatah contre Fatah ? À Balata, l’enjeu central de ces affrontements est avant tout celui du contrôle politique et social d’un camp de réfugiés dont le glissement vers la dissidence urbaine n’a cessé de s’accroître au fil des ans.

Dans les années 1980, Balata s’est constitué en une place forte de la résistance à l’occupation israélienne. Espace difficile à contrôler d’un point de vue militaire, le camp s’est doté de structures organisationnelles autonomes, tournées vers la lutte, mais aussi l’auto-organisation sociale. Mais dès cette période, la mobilisation nationaliste à Balata est inséparable d’une dimension d’affirmation sociale, d’une volonté d’inversion d’un statut subalterne au sein de la société palestinienne. Alors qu’à Naplouse, les camps de réfugiés n’ont jamais été intégrés à un tissu urbain dominé par des grandes familles notabiliaires, leurs habitants n’ont cessé de faire l’objet d’un fort mépris de classe de la part des citadins « d’origine ». Ainsi, l’engagement patriotique est largement approprié par les réfugiés de Balata comme une revanche de « révolutionnaires » authentiques — car dénués de tout capital autre que politique — face à la bourgeoisie urbaine de la ville de Naplouse.

Au cours de la deuxième Intifada (2000-2007), cette mobilisation a pris un caractère armé. Frappé très durement par la répression israélienne qui en a fait un véritable laboratoire de ses techniques contre-insurrectionnelles, le camp a vécu durant des années au rythme des incursions et des assassinats ciblés. Alors qu’un imaginaire de la résistance et du martyre se répandait au sein de la jeunesse, celle-ci subissait une politique d’incarcération massive. Aux comités et aux jets de pierre de la première Intifada ont succédé une myriade de micro-groupes armés se revendiquant des Brigades des martyrs d’Al-Aqsa (BMA)1. Les « commandants » de ces groupes, recherchés, emprisonnés ou exécutés par Israël sont devenus les héros du camp et leurs noms sont jusqu’à aujourd’hui attachés à l’identité collective de Balata.

L’action des BMA de la deuxième Intifada était tournée vers la défense du camp face à l’armée, mais, à nouveau, l’engagement des chebab en leur sein était porteur de revanche sociale et d’inversion du vécu subalterne lié au cantonnement et à la ségrégation. Les résistants (et des autres espaces marginalisés de Naplouse, telle la vieille ville) font alors régner « leur » ordre dans la ville et, ainsi que l’exprimaient certains, baisser les yeux à la bourgeoisie locale. Mais ils s’inscrivent aussi dans une économie particulière, découlant de la politique consécutive aux accords d’autonomie et à la mise en place de l’AP en 1994. Alors que l’accès au marché du travail israélien se complique, une économie informelle se développe à l’ombre du mur et de la politique de « bantoustanisation » menée par Israël. Hors de portée du contrôle régalien de l’AP, Balata se transforme en un centre d’échanges et de trafics de tous ordres. Au cours de cette période, à son image comme place forte de la résistance se mêle étroitement celle d’un espace dominé par des gangs.

Dans les dernières années de l’Intifada (2003-2007), le profil-type des résistants armés est celui de jeunes baignant dans un imaginaire héroïque, entretenant des liens avec les services de sécurité palestiniens et s’inscrivant dans les réseaux de cette économie informelle très politisée — du fait de la multiplicité des intermédiaires qu’elle mobilise sur ce terrain sensible que constitue la « frontière » entre Israël et les territoires occupés.

Zaabour, auquel s’identifie une large partie de la jeunesse de Balata, est aujourd’hui l’un des héritiers de cette socialisation politique qui mêle résistance et auto-entrepreneuriat criminel. À la frontière de la militance et du monde de la pègre, il incarne une forme d’identité politique propre au camp face aux velléités de contrôle politique de l’AP sur Balata qui se déploient depuis trois ans.

Libanisation à l’ombre des réseaux du Fatah

Depuis 2014-2015, les campagnes sécuritaires se succèdent à Balata, en vue d’y imposer, selon le gouverneur de Naplouse, le règne de la loi. Pour Djamal Al-Tiraoui, le député Fatah du camp, cette focalisation vise avant tout à neutraliser le potentiel de résistance du camp — et à l’affaiblir lui-même. Pour pénétrer à Balata, les services de sécurité palestiniens se voient obligés d’utiliser des modalités similaires à celles des Israéliens — encerclement du camp et assaut « militaire » ou infiltration d’équipes camouflées.

Dans ce contexte, c’est désormais face à l’AP qu’est mobilisé le vocabulaire de la résistance : pour les groupes armés du camp qui continuent de se revendiquer des BMA de la deuxième Intifada, l’AP a désormais supplanté Israël comme ennemi numéro un. S’ils mettent en avant leurs passés de militants recherchés et souvent emprisonnés par l’État hébreu, c’est maintenant exclusivement contre les forces de sécurité palestiniennes qu’ils font le coup de feu. Comme beaucoup de militants impliqués dans une forme ou une autre de lutte contre l’occupation, leur parcours carcéral israélien se double d’un autre, effectué dans les geôles des services de sécurité palestiniens. Lorsqu’ils sont arrêtés, ils sont torturés au cours d’interrogatoires qui s’étendent parfois sur des mois, sans voir un juge ni faire l’objet d’une inculpation.

Le lendemain de l’arrestation de Zaabour, les brigades de Balata ont organisé un défilé militaire en présence de la télévision israélienne. Ils ont expliqué que les modes d’intervention de l’AP dans le camp ne leur donnaient d’autre choix que de répliquer, et qu’ils étaient prêts à « la guerre » contre l’AP au cas où les forces de sécurité chercheraient à investir le camp pour les neutraliser.

L’inscription de Balata dans une logique de dissidence urbaine accrue au cours des trois dernières années révèle un processus de libanisation à l’œuvre dans un camp qui a souvent été considéré comme étant à la pointe des mobilisations politiques en Cisjordanie. Alors que les acteurs politiques du camp se revendiquent à une écrasante majorité du Fatah, l’intégration massive et renouvelée de chebab dans les services de sécurité palestiniens entre les accords d’Oslo et la mort de Yasser Arafat avait permis à l’AP d’exercer une forme de contrôle à distance sur Balata, en créant des liens de loyauté, certes toute relative, basés sur la dépendance à l’égard de salaires et de prébendes sécuritaires.

Mais la politique de réformes sécuritaires menée par Mahmoud Abbas a entraîné la fin progressive de ces salaires et de ces prébendes, et la criminalisation de la résistance. La rupture de l’AP vis-à-vis de la rhétorique et de l’imaginaire de la résistance issue de la « révolution » palestinienne a eu pour conséquence une marginalisation accrue du camp sur le plan politique et aussi social.

C’est sur ce terrain que s’est opérée la rencontre entre les héritiers des BMA de la deuxième Intifada et les réseaux du dissident du Fatah Mohammed Dahlan. Brouillé avec le président Mahmoud Abbas depuis 2011 et disposant de soutiens politiques et financiers considérables un peu partout dans le monde, l’ancien chef de la sécurité préventive de Gaza tisse depuis son exil une toile de loyautés au sein des appareils du Fatah. Les camps de réfugiés des territoires et du Liban, « abandonnés » par l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) et où perdurent des formes d’extraterritorialité, constituent une cible de choix pour lui. Certains leaders fatahouis, marginalisés par la « modernisation » de la gouvernance palestinienne sous l’égide de l’ex-premier ministre palestinien Salam Fayyad et de Keith Dayton2, reçoivent des fonds en provenance de ces réseaux, s’opposant plus ou moins frontalement à Abbas. C’est le cas du député de Balata, Djamal Al-Tiraoui. Via ces intermédiaires — dont le député du camp Djamal Al-Tiraoui —, beaucoup des gunmen de Balata s’inscrivent dans ces réseaux Dahlan. L’AP les traite en criminels, mais aussi, au même titre que les islamistes du Hamas, en dissidents politiques.

Pourtant, les réseaux Dahlan ne constituent pour eux qu’un mode d’accès parmi d’autres à des ressources. Balata est plus que jamais un marché où circulent armes, allégeances et marchandises soustraites à la circulation économique formelle. Alors que les gunmen du camp s’inscrivent dans des chaînes de loyautés politiques étirées et mouvantes, ils disposent aussi souvent de liens avec des acteurs (palestiniens) de l’économie informelle en Israël, et ils demeurent avant tout des petits « auto-entrepreneurs » de l’économie informelle.

Une sous-culture des armes

L’image de Zaabour, recherché pour trafic d’armes et pour un homicide qui n’a rien de politique (il a tué un habitant du camp du camp voisin d’Askar qui avait frappé son frère) est au centre de vidéos circulant dans le camp où il est présenté comme un des « lions de Balata », symbolisant la résistance. Dans une déclaration écrite, ses compagnons d’armes le qualifient de « fils des Brigades des martyrs d’Al-Aqsa, élevé dans la main du héros prisonnier Nasser Awis » (le fondateur des BMA de Balata, arrêté en 2002) et rappellent son passé carcéral en Israël (il a été emprisonné trois ans). Dans le camp, les enfants scandent « Zaabour, on t’aime ».

Ces manifestations de solidarité avec Zaabour au sein de la jeunesse de Balata participent d’une logique identitaire propre au camp, dans laquelle ces armes que l’AP voudrait confisquer et auxquelles est attaché « l’honneur du camp » occupent une place centrale. Au fil des années, les nouveaux groupes armés ont adopté un style militaire particulier, où cagoules noires et éléments d’uniformes israéliens ont supplanté les keffiehs. Sur leurs comptes Facebook, beaucoup de chebab posent dans cet accoutrement, M16 à la main. Ethos de voyous, dissidence urbaine, imaginaire de la résistance et de la liberté se mêlent au sein d’une sous-culture qui s’est développée sur le vécu du cantonnement social et de l’incarcération massive qui frappent ce prolétariat juvénile. Les luttes intestines au sein du Fatah et les manœuvres de Dahlan sont loin de leurs préoccupations.

Le camp est aujourd’hui un espace ghettoïsé, où prédominent des formes de salariat précaires (exploitation souvent journalière dans la zone industrielle de Naplouse ; travail souvent illégal en Israël) associées à une indistinction entre secteurs formel et informel. On peut travailler dans une usine un jour et trouver du travail au noir en Israël le mois suivant ; s’inscrire occasionnellement dans du trafic de ciment avec la colonie voisine et se voir octroyer une arme par un notable en échange d’une loyauté incertaine. Dans ce contexte, le contour d’un « gang » demeure bien mal défini. Les émeutes de Balata sont le fait de cette jeunesse ballotée entre petits trafics, salariat précaire et marché des allégeances politiques.

Les hommes armés ne sont certes pas acceptés de la même manière que l’étaient les BMA de la deuxième Intifada. Mais ils n’en restent pas moins les « enfants du camp », qui circulent librement (armés ou non) dans son enceinte. Ils demeurent intégrés au tissu social et respectent les habitants. La manière dont l’AP attaque le camp — tirant à balles réelles et projetant du gaz lacrymogène dans les rues — a achevé de faire de celle-ci l’objet d’un rejet quasi unanime. Alors que la Cisjordanie est étroitement contrôlée par les polices politiques de l’AP, ce rejet s’exprime librement dans les rues. Le sentiment de subir « deux occupations » est général, et les habitants l’expriment dans des manifestations auxquelles les hommes en armes participent.

La contestation de l’AP s’inscrit dans un contexte où divers mouvements d’opposition au régime de Ramallah s’expriment en Cisjordanie, via des mouvements sociaux (la grande grève des enseignants de 2016) ou des manifestations de colère contre la coopération sécuritaire avec Israël. Mais, alors que beaucoup de militants (islamistes ou de gauche) en Cisjordanie considèrent l’AP comme une force supplétive de l’occupation, au service des intérêts israéliens, la dissidence de Balata emprunte un langage politique différent, qui se développe sur un vécu fait de coercitions sociales multiples liées à un statut collectif de « population dangereuse » associé au camp et élaboré conjointement par l’occupant, le proto-État national et la société palestinienne dominante. Au cours de leurs manifestations, les habitants réclament la « chute du président », mais non celle du régime de Ramallah. Car c’est avant tout la fin de la politique de rétribution (symbolique et matérielle) de la militance qui avait cours dans la première décennie d’existence de l’AP qui est au centre de la contestation portée par les groupes armés de Balata. Lorsqu’ils s’expriment dans les médias, ceux-ci continuent de se revendiquer du Fatah et de l’AP de Yasser Arafat, et réclament de leurs vœux le rétablissement d’une gouvernance patrimoniale et périphérique, où les sacrifices effectués au nom de la lutte nationale se verraient reconnus et l’autonomie politique du camp respectée.

Tout en affirmant se préparer à la guerre, ces mêmes gunmen appellent le président Mahmoud Abbas à se rendre à Balata pour comprendre par lui-même la souffrance de ses habitants. En ce sens, les liens avec l’Autorité ne sont pas totalement rompus. Mais, alors que les services de sécurité continuent d’arrêter et de torturer les chebab du camp, le fossé de haine et de ressentiment qui sépare l’AP des enfants maudits du Fatah de Balata ne semble pas près de se combler.

1Les Brigades des martyrs d’Al-Aqsa formaient au cours de la deuxième Intifada une nébuleuse de groupes armés issus des militants de base du Fatah, dénuées de commandement centralisés. De nombreux communiqués, en particulier dans la bande de Gaza, continuent d’utiliser cette signature aujourd’hui. La plupart expriment des positions du Fatah opposées à la politique de coopération sécuritaire de l’Autorité palestinienne avec Israël.

2NDLR. Général américain chargé de la coordination sécuritaire entre les Palestiniens et les Israéliens (2005-2010). Il a notamment créé trois bataillons des forces de sécurité palestiniennes, dont il a supervisé la formation militaire.

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