Les minorités en Tunisie, entre expression culturelle et politisation

Vers une reconnaissance des différences · Depuis la chute de la dictature, la Tunisie, longtemps présentée comme un pays homogène redécouvre ses minorités. Berbères, noirs et juifs réclament désormais leur place dans la mosaïque tunisienne et tentent de faire entendre leur différence sans que soit remise en cause l’unité nationale dont la Tunisie a besoin pour relever les défis de la construction démocratique.

Manifestation contre le racisme à Tunis.
Vidéo Tunisie numérique (TN), 1er mai 2013.

Depuis 2011 s’exprime en Tunisie le besoin de renouer avec des mémoires plurielles, des cultures délaissées mais qui appartiennent à la « tunisianité » et imprègnent aujourd’hui encore le sentiment national. Habib Bourguiba, son premier président intégra certaines de ces dimensions multiples mais en usant d’un certain folklore, une manière de dépolitiser la question et de renforcer l’« unité de la nation ». Parmi ces « minorités », le cas amazigh1 est tiraillé entre une appartenance nationale indiscutable et une certaine dissidence culturelle et nationaliste théorisée depuis le Maroc, l’Algérie2 et la diaspora, qui a permis en France des rencontres interamazighes plus que propices.

Les Amazighs loin des clichés

Une dimension amazighe proprement politique n’a jamais existé en Tunisie, même si des sensibilités nationalistes arabes hostiles à une différentiation berbère sont bien là. Ainsi, Rim Saidi, présentatrice tunisienne de la chaine Nessma TV provoqua une vive polémique à coups d’accusations de complot sioniste et antimusulman contre cette chaine privée après avoir timidement révélé que son grand-père était berbère.

Pourtant, pour les berbérophones, être amazigh a peu de sens en dehors du fait de parler cette langue en famille, au village, ou à Tunis pour ne pas être compris de non berbérophones. Jusqu’ici, la langue amazighe qui, comme dans tout le Maghreb se décline régionalement, est considérée par ses locuteurs comme une touche locale, un héritage familial, une particularité presque intime dont on n’interroge ni l’origine ni l’avenir. Pour les associations locales du sud tunisien, un militantisme de terrain privilégie la sauvegarde d’un patrimoine linguistique et artistique vivant et honoré lors de soirées musicales ou d’actions ponctuelles. Plus récemment, des jeunes issus de villages berbérophones reculés et enclavés (Taoujout, Zraoua) réclament un droit au développement (routes, eau, électricité, cafés, internet...), et le fait amazigh peut servir de catalyseur dans un tel cas.

À Tunis, « militer amazigh » semble l’alibi culturel du positionnement politique d’anciens opposants d’extrême gauche qui défendent un syndicalisme laïque et un antinationalisme arabe. Et les premiers slogans « je ne suis pas Arabe » apparaissent sur Facebook. « Amazigh » se voit ailleurs relié à une différence religieuse, l’islam ibadite3.

Mais le cliché du berbérisme laïc, voire athée ne tient pas ici : dans les villages amazighophones, le parti Ennahda a obtenu jusqu’à 70 % des suffrages aux élections d’octobre 2011. La cause amazighe, qui n’est pas liée à un courant politique se veut nationale et n’attaque ni la religion musulmane ni sa politisation. Elle ne veut pas entrer dans une opposition frontale au gouvernement pour lequel les berbérophones ont voté. La spécificité tunisienne par rapport aux Algériens et aux Marocains réside dans l’absence d’une élite politisée. Les militants tentent donc de se forger une identité propre tout en accédant à la scène amazighe transmaghrébine. L’adéquation avec la Libye, la proximité géographique des deux communautés, leurs connivences idéologiques sont fondamentales et s’illustrent aujourd’hui dans l’orientation prise par le Congrès mondial amazigh (CMA), largement piloté par ses sections tunisienne et libyenne. Le CMA 2014 se tiendra à Tripoli mais ses réunions préparatoires se sont déroulées à Tunis en décembre 2013.

L’identité ne se résume pas à l’islam

Si des historiens tunisiens investissent scientifiquement l’histoire juive du pays, l’effort n’est pas exempt d’arrières-pensées politiques, comme la volonté de relativiser une identité nationale qui serait exclusivement arabe et musulmane. Ces historiens engagés à gauche dans l’opposition mettent en avant une identité plurielle contre l’histoire officielle qui, selon eux, ignore des réalités mosaïques, fragmentaires.

En dehors de l’association La maison de la mémoire (Dar edhakra) créée par Gilles Jacob Lelouche à La Goulette en 2011, le traitement de cette question mémorielle est aujourd’hui surtout cinématographique. Dans le documentaire Goulette année zéro (2013), Olfa Chakroun revient sur l’histoire juive du port. Le 15 janvier 2013, la télévision publique diffuse un documentaire sur les juifs de Zarzis : « En le diffusant, elle cherche à donner une autre image sur ce qui se passe dans le pays, en contraste avec la montée de l’extrémisme religieux et son lot de repli identitaire et de rejet de la différence, qu’illustrent les propos des islamistes radicaux concernant les juifs tunisiens ». Le dernier festival de documentaires Douz Doc Days, où a été projeté Goulette année zéro présentait ainsi des productions 2013 qui traitent des minorités. Durant la dernière dictature, pour les professionnels ou les passionnés de cinéma, les ciné-clubs servaient plutôt à des rencontres gauchistes qu’artistiques4 et désormais, le milieu du cinéma est engagé dans une opposition forte au gouvernement.

Absents des hautes sphères

Les populations noires au Maghreb ne sont pas issues de migrations et de l’histoire coloniale comme en Europe : elles sont endogènes. Les noirs tunisiens sont avant tout Tunisiens. L’évocation d’un traitement différent qui leur serait réservé s’est formalisé après la révolution. Cependant, depuis quelques années, à travers la présence des migrants africains et leur confrontation au racisme, les esprits évoluent.

Dans le contexte politique actuel où une frange d’artistes, d’intellectuels, d’universitaires attaque de plein fouet le gouvernement islamiste jugé rétrograde, liberticide et antidémocratique, la dénonciation politique du racisme est instrumentalisée par certains comme une arme antigouvernementale. Une vidéo qui a « fait le buzz » sur Internet en juin 2012 mettait face à face le chef du parti islamiste, Rached Ghannouchi, évoquant la couleur de peau des Africains « plus noirs que nous » et une militante antiraciste qui dénonçait le racisme de la société tunisienne. Bien que ce montage ait plu à certains militants antiracistes, il en a dérangé d’autres, inquiets du rôle anti-islamiste qu’on voudrait faire jouer à la « question noire ».

Face aux remontrances du mouvement antiraciste en direction du gouvernement sur l’absence de noirs dans les hautes fonctions de l’État, le ministre chargé de la réforme administrative, Mohamed Abbou (Congrès pour la République, CPR), a déclaré qu’il n’y aura pas de discrimination raciale pour les nominations des hauts cadres. Les associations antiracistes ont savouré leur victoire, annonçant l’imminence d’une politique de discrimination positive. Suite à cet emballement, le ministre affirmera que ses déclarations ont été mal interprétées et qu’« aucune personne de couleur ne s’est plainte d’avoir été victime de ségrégation dans le recrutement ou dans les promotions au sein de la fonction publique tunisienne ».

Quand la question de sièges parlementaires réservés à des Tunisiens juifs et chrétiens est soulevée par Samia Hamouda Habbou, la députée du CPR, l’Association de soutien des minorités (Aqaliyyat, fondée en 2011) s’invite au débat et demande l’annulation du critère religieux pour les élections présidentielles afin de permettre aux juifs de se présenter. L’article 73 de la Constitution, qui traite des qualités du président de la République est à ce jour encore en balancement, non pas concernant la religion du président — notifiée comme étant l’islam —, mais à propos des limites d’âge. Cependant, dans le remaniement ministériel qu’opère actuellement Mehdi Jomaâ, les rumeurs se confirment de la nomination imminente d’un juif à la tête du ministère du tourisme.

La principale association antiraciste, l’Association pour le développement et l’égalité (Adam) créée en 2012 refuse l’assimilation des noirs, berbères, juifs, homosexuels, femmes battues, mères célibataires ou malades du Sida sous une identité « minoritaire » commune. La principale difficulté pour le militantisme noir est son assimilation à la condition homosexuelle, un tabou au Maghreb. « Ça plombe le débat ! », nous explique son président, qui fait régulièrement le sit-in à l’Assemblée constituante afin que soit votée la pénalisation du racisme. La réception de ses revendications est mitigée, méprisée par beaucoup et soutenue essentiellement par les libéraux et des membres de Ennahda — dont Meherzia Laabidi, une ancienne exilée en France qui a affirmé à ce sujet en privé « avoir honte de son pays ».

Pourtant la formulation du préambule de la Constitution laisse les militants à leur déception. Elle évoque bien la « discrimination » mais dans le contexte international :

Pour le triomphe des opprimés en tous lieux, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, les mouvements de libération justes, et en premier lieu le mouvement de libération palestinienne, et afin de lutter contre toutes les formes de discrimination et de racisme.

Si la question des minorités peut sembler marginale face aux défis politiques auxquels est confrontée la région, elle est symptomatique du changement politique intervenu. Car elle révèle que ce pays est entré dans une forme majeure de la modernité : la reconnaissance de la différence. Sous les projecteurs du monde, la Tunisie, modèle possible d’une transition démocratique ouvre une réflexion civile sur des tabous de la société : l’identité, les minorités et le racisme — souvent présenté comme « inconscient » ou réservé aux sociétés du Nord, qu’on entend combattre. Si une partie de la société y est sensible et s’engage, la pression vient aussi des ONG internationales dont les aides financières dépendent, entre autres, du respect des critères internationaux de bonne conduite que sont la lutte contre le racisme, le droit des minorités, la promotion des valeurs de la tolérance, sans peut-être s’attacher aux formes nationales et locales de ces problématiques.

1Le patrimoine amazigh n’a jamais été ni tabou ni péjoratif comme ce fut longtemps le cas au Maroc, mais présenté comme une facette de l’héritage qui constitue la « mosaïque » d’une Tunisie méditerranéenne et tolérante.

2Karima Dirèche-Slimani, Histoire de l’émigration kabyle en France au XXe siècle. Réalités culturelles et politiques et réappropriations identitaires, L’Harmattan, 1997.

3Un cheikh ibadite berbère de Gellala explique la survivance de la langue berbère sur l’île de Djerba par la présence millénaire du culte ibadite (témoignage télévisuel dans l’émission « Fi samim », Ettounsiya, 2 novembre 2012).

4Stéphanie Pouessel, « La culture comme acteur de la transition en Tunisie », Moyen-Orient, n °19, juillet-septembre 2013.

Soutenez Orient XXI

Orient XXI est un média gratuit et sans publicité.
Vous pouvez nous soutenir en faisant un don défiscalisé.