Les sans-papiers du Koweït

Vue sur Koweit City depuis les Tours de la Libération.
Mohammed Abdullah, 13 mai 2009.

Une route, parfois un simple chemin de terre, sépare les deux mondes. Du mauvais côté, des maisons basses en parpaings ou en tôle ondulée, des entrées barrées de draps tendus, des fils électriques dénudés au ras du sol, une allure de provisoire qui n’en finit pas de se prolonger. De l’autre, des villas de plusieurs étages, pimpantes, pas forcément luxueuses mais qui respirent le bien-être et la stabilité.

Du bon côté, des familles de fonctionnaires, d’enseignants, de médecins, disposant de tous les bénéfices de la nationalité koweïtienne, propriétaires de leurs logements grâce aux aides gouvernementales. De l’autre, des familles d’anciens fonctionnaires, d’anciens policiers, d’anciens militaires, qui ont découvert, au tournant des années 1990, qu’ils n’étaient pas des « nationaux » et qui se sont vus privés de leurs droits, interdits de travailler, barrés des hôpitaux et des écoles publics. Simples locataires, ils paient tous les mois un loyer au gouvernement.

À quelques mètres de là, les ouvriers mettent la dernière main à une université qui accueillera ses premiers étudiants à la rentrée, mais seulement ceux qui habitent du « bon côté ».

Nous sommes à Tayma, une ville à quelque 25 kilomètres de Koweït-City, où on ont été construites à la fin des années 1970 des bouyout cha’biyya, « maisons populaires », pour regrouper une partie de ceux que l’on appelle ici les bidoun, les sans, sous-entendu sans nationalité, en réalité des sans papiers. Souvent d’origine bédouine, étrangers aux pratiques administratives, ils ont « échappé » à l’enregistrement auprès des comités de nationalité prévus au terme de la loi sur la nationalité adoptée en 1959, peu de temps avant l’indépendance de 1961.

C’est ici, au lendemain de la chute de Ben Ali et de Moubarak, en février-mars 2011, que l’émirat connaît ses premières manifestations. Des centaines de ces laissés pour compte organisent des rassemblements pour demander l’égalité des droits. Ils brandissent des portraits de l’émir et affirment leur appartenance à la nation koweïtienne (lire Mona Kareem, « Kuwait : between sectarianism and revolution », in What does the Gulf think about the Arab awakening ?). Très vite, ils s’installent sur un terrain vague, rebaptisé Midan Al-Hourriya (place de la liberté). Le gouvernement va riposter en mettant la ville sous état de siège, en en bloquant l’accès, en réprimant sévèrement, en multipliant les arrestations. Les manifestants sont vilipendés par une partie de la presse. Pourtant, un certain nombre de Koweïtiens « de souche » vont réussir à franchir les barrages.

Parmi eux, Mme Maha Barges, militante des droits humains. Elle raconte comment elle a décidé de briser le blocus, malgré les conseils de nombre de ses amis, comment elle a pu établir un dialogue avec les manifestants. Pour elle, ce qui est en jeu c’est un principe fondamental, l’égalité. Et elle rappelle la descente aux enfers de ces bidoun, oublié du riche émirat pétrolier :

« De l’indépendance jusqu’en 1985, ils ont bénéficié des mêmes droits que ceux de tous les citoyens : éducation et santé gratuites notamment. Ceux qui voulaient étudier à l’étranger se voyaient attribuer des bourses de l’Etat. Ils étaient massivement présents dans l’armée et la police – 70 % d’effectifs qui avaient crû, à la fois du fait des menaces de Bagdad (l’Irak revendiquait ce territoire dès le début des années 1960) – et des guerres israélo-arabes de 1967 et de 1973. »

A partir de 1985, le discours des autorités à leur égard se durcit. On les accuse d’être des nationaux d’un autre Etat (Irak ou Arabie saoudite), de cacher leurs papiers pour bénéficier de tous les avantages de l’Etat-providence. Mais le vrai tournant date de l’occupation irakienne en 1990-1991. Ils sont alors soupçonnés – comme les Palestiniens – d’avoir pactisé avec l’ennemi. Ne sont-ils pas, pour beaucoup d’entre eux, des Irakiens camouflés ?

Ils sont alors privés de l’éducation et de la santé gratuites, repoussés de l’armée - ce qui est facilité par le service militaire obligatoire instauré en 1987 –, de l’administration et de a fonction publique. On refuse de leur délivrer des certificats de mariage ou de divorce. Des pressions multiples s’exercent pour qu’ils révèlent leur « vraie nationalité » et ils sont poussés à l’exil. Leur nombre, évalué alors à 250 000-300 000 est tombé, officiellement, à 105 000. Mais, il n’existe aucune chiffre fiable, le gouvernement cadenassant les données dont son administration dispose : durant les vingt premières années de l’indépendance, les bidoun étaient enregistrés, pouvaient obtenir des documents de voyage, etc.-

Ces discriminations soulèvent peu d’indignation dans la société koweïtienne. Certains considèrent les bidoun comme des agents de l’étranger, ou comme des criminels, des délinquants. D’autres les craignent car ils seraient chiites. Beaucoup s’inquiètent du coût économique qu’aurait leur intégration. Auteure d’une stimulante thèse sur leur situation (en cours de publication sous le titre, Stateless in the Gulf : Migration, Nationality and Society in Kuwait, IB.Tauris, Londres), Claire Beaugrand insiste sur le fait que les grandes familles citadines, ceux que l’on appelle les « sang bleu » (Al-dima al-zarqa) se perçoivent comme « les bâtisseurs de l’Etat » ceux qui ont assuré l’âge d’or de l’émirat entre 1960 et 1985 ; depuis, la crise serait due à l’afflux des bidoun « sans projet pour une terre à qui rien ne les attache, seulement attirés par l’argent de l’Etat ». Un discours qui relève plus d’une arrogance de classe que du racisme : ne disait-on pas en France, au XIXe siècle, que seuls les propriétaires devaient jouir du droit de vote ?

Pourtant, des voix dissidentes commencent à se faire entendre dans la société koweïtienne. En 1992, l’organisation koweïtienne des droits humains que préside Mme Barges présente son premier rapport sur la situation des bidoun et alerte les organisations internationales. Les organisations internationales, choquées par l’expulsion de 400 000 Palestiniens, commencent à s’intéresser au Koweït. En 1995, Human Right Watch les désigne comme des « citoyens sans citoyenneté ».

Les conséquences humaines des mesures de discrimination, notamment en matière de scolarisation émeuvent jusqu’à des membres de la famille régnante. Dans les familles où l’on n’a pas les moyens d’envoyer tous les enfants à l’école, des choix douloureux s’imposent. « Certains décident de privilégier les garçons ; d’autres alternent envoyant un enfant à l’école une année, un autre l’année suivante », explique un défenseur de leurs droits. La fille de l’émir obtient ainsi au début des années 2000, la création d’une caisse spéciale pour aider à l’éducation des jeunes. Aujourd’hui, 13 000 bidoun, entre 7 et 18 ans bénéficient de ces bourses.

Emerge aussi une nouvelle génération de bidoun, qui a bénéficié du système universitaire, ou qui a réussi à surmonter les embûches posées par le pouvoir en allant vers les universités privées (notamment la branche koweïtienne de l’Université arabe ouverte), plus éduquée, plus revendicative.

« C’est en 2006 que nous avons commencé nos activités, explique l’un des organisateurs du mouvement de contestation. Petit, nous avons réussi à casser le mur du silence, à faire mieux connaître notre cause. Nous avons commencé à avoir des relations avec le parlement, à pouvoir faire passer des articles dans la presse. Nous avons réussi à organiser des actions sur une base humanitaire, notamment l’accès à l’enseignement. »

Mais, poursuit-il, les résistances sont nombreuses : ceux qui les considèrent comme des agents de l’étranger – ainsi ce député qui affirme que 37 000 bidoun sont des militants du groupe irakien chiite dit des sadristes (« Kuwaiti MP : 37K of Bedoon are Al-Sadir Militants ») ; ceux qui profitent du fait que le travail des bidoun n’est pas réglementé puisqu’ils ne relèvent ni de la législation des nationaux ni de celle des immigrés.

« Le secteur privé aime à les employer dans tous les services qui supposent des contacts avec le public, parce qu’ils sont, par leur culture, totalement koweïtien. Ainsi, dans les cabinets d’avocats, le commerce, la sécurité, voire les écoles ou les hôpitaux privés. Ils sont corvéables à merci, moins bien payés, sans droits aux vacances. » Un statut qui rappelle celui des sans-papiers en Europe.

Le gouvernement refuse de reconnaître qu’ils sont « sans Etat », stateless, et les désigne comme des « résidents illégaux » « Foreign Ministry Objects to the Word “Stateless” ». Mais il doit céder du terrain : selon un responsable, 37 000 bidoun pourraient bénéficier de la nationalité (mais aucune mesure n’a pour l’instant été adoptée en ce sens). C’est sur le terrain social que le recul est le plus significatif : à nouveau, des bidoun sont recrutés comme enseignants ou médecins dans le secteur public ; le barrage mis à leur entrée à l’université se fissure ; leur statut est discuté plus librement dans les médias.

La situation des bidoun n’est qu’une des facettes des injustices de la société koweïtienne. Depuis plusieurs mois, un mouvement favorable à la démocratisation regroupe diverses forces du pays ; des dizaines de milliers de personnes ont réclamé l’annulation d’une loi électorale imposée par l’émir et qui a abouti à l’élection d’un parlement aux ordres (lire « Le Koweït rejoint le "printemps arabe" »). Il est difficile de savoir si l’unité de ces forces pourra se maintenir ou si le pouvoir pourra continuer à jouer sur les divisions entre citadins et bédouins, entre sunnites et chiites, entre tribus.

En revanche, le sort de la moitié de la population que constituent les immigrés sans droits réels, peine encore à mobiliser la société. On pouvait lire dans le quotidien anglophone Arab News, du 29 avril, sous le titre « POLO and Philippeines Embassy laud Kuwait’s human rights commitments » :

Entre le 1er janvier et le 23 avril, 601 femmes des Philippines ont été rapatriées dans leur pays. Elles avaient trouvé refuge dans un centre après avoir fui leurs employeurs, fuite due, « à différentes formes de mauvais traitement, verbal, physique, sexuel, sans parler du non paiement des salaires ou des heures supplémentaires ». Tous les jours de la semaine, on recense 6 à 7 personnes qui s’enfuient de chez leur employeur, ce chiffre se montant à 12-14 le week-end.

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