Les trois gagnants de la révolution yéménite

Depuis 2011 et les soulèvements du « printemps arabe », le Yémen s’est engagé dans une passionnante phase de transition politique. Le changement sur le plan institutionnel génère encore quelque espoir du fait de la rédaction en cours d’une Constitution et des élections à venir. Toutefois, la gestion des divers dossiers sécuritaires par le nouveau président Abd Rabbo Mansour Hadi est caractérisée par une inquiétante continuité.

Abd Rabbo Mansour Hadi, président du Yémen.
Glenn Fawcet/defenseimagery.mil, 30 juillet 2013.

Le processus révolutionnaire yéménite est loin d’être achevé mais semble donner chaque jour aux optimistes de moins en moins de raisons de croire en lui. Corruption, résilience autoritaire, attentats, pénuries, répression et crise économique font les titres de la presse locale et désespèrent bien des Yéménites.

Sans élection générale organisée depuis la chute d’Ali Abdallah Saleh en février 2012, il paraît difficile de mesurer le poids des forces en présence : les alliés de l’ancien président Saleh ainsi que ce dernier, toujours installé à Sanaa, conservent une capacité de mobilisation et de nuisance. Le parti islamo-tribal Al-Islah semble pour sa part avoir été en mesure de capter une large part des fruits du soulèvement et a pris le contrôle d’institutions gouvernementales et militaires. Dans ce cadre, le pouvoir du président Hadi reste bien fragile et tient grâce à l’alliance informelle conclue avec Al-Islah et une partie de l’armée — mais surtout avec la communauté internationale, États-Unis et Arabie saoudite en tête.

Dynamique sudiste

Le soulèvement populaire de 2011, puis la phase de transition ont indirectement bénéficié à trois mouvements qui évoluent en dehors de la politique institutionnelle et semblent de ce fait peu concernés par les réformes en cours : les « sudistes » qui réclament l’indépendance des provinces méridionales qui formaient la République démocratique et populaire jusqu’à son unification avec le Yémen du Nord en 1990 ; les insurgés se revendiquant d’Al-Qaida qui ont mis en place une efficace guérilla et enfin, la rébellion « houthiste » qui s’inscrit dans une dynamique de renouveau de l’identité religieuse zaydite1. Ces trois groupes incarnent très concrètement les tensions entre le pouvoir central et ses diverses périphéries héritées du règne de Saleh long de 33 ans. « Sudistes », « djihadistes » et « houthistes » ont pu récemment, dans des contextes certes bien différents, asseoir leur popularité et acquérir une certaine autonomie territoriale.

Afin de contenir le mouvement sudiste, le nouveau pouvoir a fait différentes concessions, favorisant par exemple une surreprésentation des personnalités issues du sud dans la conférence du dialogue national ou dans le gouvernement d’union. Toutefois ces mesures n’ont eu qu’une portée essentiellement symbolique. La promesse de la construction d’un État fédéral permet tout au plus de gagner du temps et place chacun dans une position quelque peu attentiste.

Face à Al-Qaida et aux houthistes, en revanche, le pouvoir s’est engagé en 2014 dans une confrontation plus explicitement militaire. Cette logique s’inscrit en continuité de la politique menée sous Saleh et en amplifie même l’échelle. Trois mois après son lancement en avril 2014 l’offensive terrestre — appuyée par les drones américains — contre les positions d’Al-Qaida dans la péninsule arabique peut difficilement être qualifiée de succès : les dirigeants de la guérilla djihadiste restent hors de portée. Pis, la répression et les civils tués par les drones sont à même de générer des phénomènes de solidarité, alimentés par des mécaniques tribales. Enfin, les dynamiques régionales, en Syrie comme en Irak, galvanisent les groupes « djihadistes ». L’attaque d’un poste frontière saoudien par des militants venus du Yémen début juillet en est l’illustration.

Pourtant, cette menace djihadiste apparaît comme quelque peu périphérique vue de Sanaa. La capacité de nuisance d’Al-Qaida est évidente et ses succès sur le terrain parfois impressionnants, comme en témoigne l’attaque contre l’aéroport de Seyoun dans l’est du pays le 26 juin 2014. En revanche, Al-Qaida ne concurrence pas directement le centre du pouvoir. Il ne remet pas frontalement en cause la transition institutionnelle. Il semble même, par le truchement de la communauté internationale, apporter au pouvoir du président Hadi différents subsides et une légitimité.

L’offensive houthiste

Le front dans le nord contre la rébellion houthiste apparaît comme autrement déstabilisateur. Il affecte en effet directement les fondements du régime, à la fois sur le plan territorial, tribal et populaire. Le 8 juillet, la prise de la ville d’Amran — à 60 kilomètres de Sanaa — par les militants houthistes en est l’illustration. Dans son dernier rapport sur le Yémen, l’International Crisis Group affirmait que ce groupe pouvait « à raison, être considéré comme le principal bénéficiaire du soulèvement de 2011 »2.

De fait, au plus fort de la mobilisation anti-Saleh au printemps 2011, le repli des forces armées loyalistes autour de la capitale a permis à ces rebelles, en guerre avec l’État central depuis 2004, de prendre durablement le pouvoir au niveau local. La ville de Saada, bastion historique du zaydisme chiite, et ses environs, vivent depuis trois ans sous le joug de ce mouvement politico-religieux officiellement rebaptisé Ansar Allah (Partisans de Dieu). Bien organisé, il bénéfice vraisemblablement de soutiens iraniens et la région a acquis une autonomie et son économie fonctionne moins mal qu’ailleurs dans le pays.

Ce faisant, les houthistes sont passés d’une logique essentiellement défensive — qui avait prévalu entre 2004 et 2011 lorsque le mouvement défendait une identité zaydite minoritaire contre la domination sunnite et contre le pouvoir central allié à la puissance américaine — à une dynamique bien davantage offensive, si ce n’est parfois agressive. Ce basculement a offert une coloration de plus en plus manifestement confessionnelle au conflit, bien que cette dimension apparaisse parfois comme un trompe-l’œil. En effet, les rumeurs signalant un retournement d’alliance entre Ali Abdallah Saleh et ses anciens ennemis houthistes pour vaincre leur adversaire commun du moment, Al-Islah, ajoute une couche de complexité au conflit.

Remilitarisation du conflit

Confrontés à leurs rivaux salafistes, les houthistes sont parvenus, après de longues semaines de siège et de bombardements, à obtenir la fermeture du principal centre d’enseignement salafiste : Dar Al-Hadith, dans le village de Dammaj. En janvier 2014, une dizaine de milliers d’étudiants salafis et leurs familles, dont de nombreux étrangers, étaient ainsi expulsés dans le cadre d’un accord de cessez-le-feu.

Face aux tribus alliées aux Frères musulmans d’Al-Islah, les houthistes ont dès lors poursuivi leur offensive, transformant les équilibres internes à la puissante confédération tribale des Hashed dont le principal clan, les Al-Ahmar, est au cœur du pouvoir depuis les années 1970. La prise du fief des Al-Ahmar en février 2014 entre Saada et Sanaa a illustré la déconnexion entre le leadership tribal installé à Sanaa et une base qui se rapproche des houthistes. Quelques semaines plus tard, des affrontements avaient lieu en périphérie immédiate de Sanaa. Dès lors, la menace de combats dans la capitale devenait de plus en plus réaliste et amenait le gouvernement à reprendre l’initiative sur le plan militaire.

Mi-mai 2014, après des tentatives de dialogue entre le pouvoir et le leadership houthiste, l’armée lance des bombardements sur certaines positions rebelles. Les conciliations et la signature de cessez-le feu successifs n’empêchent pas les combats épisodiques et la reprise en main par l’armée d’un conflit qu’elle avait un temps semblé sous-traiter à ses alliés tribaux. La 310e brigade, basée à Amran, est à la pointe de ce processus. Le commandant de cette brigade de l’armée de terre, Hamid al-Qushaybi, considéré comme proche d’Al-Islah et du général Ali Mohsen, puissant conseiller du président Hadi, a été assassiné lors de la prise d’Amran le 8 juillet. Sa disparition, pleurée notamment dans les cercles islamistes, vient incarner l’enchevêtrement des allégeances et la complexité du conflit. Celui-ci n’oppose pas seulement un État à une rébellion ; il exprime des antagonismes qui sont aussi confessionnels, familiaux, historiques, personnels, tribaux et enfin idéologiques.

Cette diversité des variables explicatives n’empêche toutefois pas une polarisation progressive en deux camps ennemis qui se définissent largement comme pro ou anti-Islah. Une telle simplification signale, comme ailleurs dans la région, la centralité des mouvements islamistes dans la structuration du champ politique post-printemps arabe. Parallèlement, cette confrontation précipitée par l’offensive houthiste offre au président Abd Rabbo Mansour Hadi, qui n’appartient formellement ni à l’un ni à l’autre des camps, la possibilité de se constituer un espace, mais aussi plus largement de faire naître une alternative et de favoriser une recomposition du champ politique tant attendue par les révolutionnaires.

1NDLR. Les houthistes (ou houthis), du nom de leurs dirigeants, Hussein al-Houthi et ses frères, sont une organisation zaydite. Le zaydisme est une branche minoritaire du chiisme qui ne reconnaît qu’une lignée de cinq imams, contrairement à la branche majoritaire du chiisme duodécimain, dominante notamment en Iran, qui en accepte douze. Elle n’existe pratiquement qu’au Yémen.

2The Huthis : From Saada to Sanaa, International Crisis Group, Middle East Report n° 154, juin 2014.

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