Documentaire

États-Unis. Les lois anti-BDS s’étendent pour protéger les causes les plus réactionnaires

Aux États-Unis, les lois anti-BDS qui protègent Israël face au mouvement citoyen réclamant des mesures concrètes contre l’occupation de la Palestine se multiplient. Un documentaire récent illustre comment ce mouvement anti-BDS s’étend désormais pour interdire le boycott des industries d’armement ou polluantes, ou celui des cliniques qui refusent l’avortement.

Manifestants rassemblés devant le bureau du gouverneur de New York Andrew Cuomo le 9 juin 2016 pour dénoncer son décret visant le mouvement BDS
aljazeera.com

C’est un documentaire informé et instructif qui est visible sur diverses plateformes de streaming. Réalisé par la documentariste américaine d’origine brésilienne Julia Bacha, il s’intitule Boycott1 et a été présenté pour la première fois à New York au festival Doc NYC, à la fin 2021. Boycott expose à la fois l’historique et les conséquences des lois et règlements mis en place aux États-Unis pour, à défaut de pouvoir imposer au plan fédéral l’illégalité pure et simple du boycott de l’État d’Israël prôné par le mouvement BDS (Boycott, Désinvestissement, Sanctions, créé en 2005), du moins parvenir à pénaliser d’une manière ou d’une autre (et en particulier au portefeuille) l’appel au boycott d’Israël et les soutiens de cet appel, par l’adoption de lois ou de règlements divers au niveau des États fédérés.

Défendre la liberté d’expression

Alan Leveritt, directeur de l’Arkansas Times, en a fait l’expérience. Après avoir fait adopter au Sénat de cet État du Midwest une loi (votée à l’unanimité) interdisant de prôner le boycott d’Israël, le gouverneur de l’Arkansas Asa Hutchinson lui envoie une injonction exigeant qu’en tant que directeur du journal, il signe un engagement à refuser toute expression de BDS dans ses pages. En cas de refus, l’État de l’Arkansas menace le journal de ne plus bénéficier de publicités de la part d’aucune administration ou entité publique. Bref, de le voir puni financièrement. Leveritt l’attaque en justice. Il exprime, dans le film, la position de la quasi-totalité des plaignants qui récusent les injonctions incluses dans les lois anti-BDS : « On ne va pas en justice pour soutenir ou s’opposer au boycott d’Israël. On y va pour défendre le droit à la liberté d’opinion ».

Son avocat, au tribunal, cite le premier amendement de la Constitution américaine, qui protège la liberté d’expression, et une célèbre décision de la Cour suprême datant de 1982, selon laquelle « le boycott de consommateurs est une expression politique protégée au plus haut niveau de la hiérarchie » du droit américain. Mais le juge local voit les choses autrement. « Le boycott n’est pas protégé par le premier amendement de la Constitution », tranche-t-il sans autre forme de procès. Leveritt se pourvoira en appel, où il gagnera. Il avait, entre autres, reçu le soutien du rabbin de la synagogue B’naÏ Yisrael de Little Rock, la capitale de l’Arkansas.

Au Texas, en mai 2017, le gouverneur (républicain) Greg Abbott fait aussi adopter une « loi anti-BDS », désormais inscrite dans la section 2270.001 du Code civil texan. « S’opposer à la politique d’Israël, c’est comme s’opposer à la politique du Texas. Point barre », clame-t-il. À Austin, capitale de l’État et grande ville universitaire, Bahia Amawi, jeune orthophoniste pour enfants d’origine palestinienne, se voit exiger par son employeur, un établissement public, de signer un engagement à ne soutenir aucun appel au boycott d’Israël, « ni dans l’immédiat ni sur toute la durée de (son) emploi ». Elle refuse. Elle n’est pas licenciée et continue de travailler sans être rémunérée jusqu’à l’issue du procès qu’elle a intenté à l’État. Elle finit par l’emporter, trois ans plus tard. Son juge, nommé Robert Pitman, écrit : « Ces lois anti-BDS menacent de manipuler le débat public par la coercition plutôt que par la persuasion. Le premier amendement ne le permet pas ». Elle a perçu son retard de salaire et, surtout, elle a signé un nouveau contrat de travail d’où l’exigence de ne pas boycotter Israël est exclue.

Stupéfaits de ce qu’ils ont vu en Cisjordanie

En Arizona, une loi anti-BDS a même été adoptée sans débat par un Congrès unanime. Mik Jordhal, qui y vit (dans la ville de Sedona) découvre un beau matin que le contrat renouvelant son poste comporte, sous le libellé anodin d’« employment verification » (vérification de l’emploi) une minuscule nouveauté : s’engager à ne jamais appeler au boycott d’Israël. L’homme est juriste de métier. Il n’est pas juif, mais sa femme l’est. Ils sont allés en vacances en Israël et sont revenus stupéfaits de ce qu’ils ont vu en Cisjordanie. « Après ça, je ne pouvais plus accepter une interdiction du boycott », dit-il dans le documentaire. Il continuera lui aussi à travailler sans percevoir de salaire jusqu’au verdict du tribunal où il avait porté plainte. Son fils était convaincu qu’il allait perdre. « Le lobby pro-israélien est aussi puissant que la NRA » (le lobby des ventes d’armes), disait-il. Mik a cependant gagné, lui aussi.

Le film se concentre plus particulièrement sur ces trois cas, emblématiques des batailles juridiques et politiques qui se mènent aux États-Unis depuis 2015, date où l’État de l’Illinois a le premier adopté une loi anti-BDS. Il aurait pu s’attarder sur d’autres cas, que la presse américaine a exposés, ici et là. Ainsi celui de Steven Feldman, dermatologue de Caroline du Nord, invité par une université de l’Arkansas au début de cette année à y donner une conférence et qui, au moment de percevoir ses émoluments s’est vu demander de signer une déclaration d’adhésion au refus de tout boycott d’Israël — ce qu’il a refusé. Le film fait aussi place aux commentaires des défenseurs des droits, chez lesquels la thématique de la défense de BDS prend une ampleur croissante. Membre de l’American Civil Liberties Union (ACLU), la plus ancienne association de défense des droits aux États-Unis, créée en 1920 et qui a joué un rôle de premier plan dans le combat contre la ségrégation des Noirs américains, Brian Hauss, lui-même avocat, déclare dans Boycott : « Si les gens comprenaient les implications réelles de ces lois, ce serait un scandale énorme ».

Des lois au service des industries d’armement

Un scandale parce qu’ils se rendraient compte de leurs conséquences, qui touchent plus à la défense des pires intérêts économiques qu’à la protection par la coercition de l’image publique d’Israël. Dans le documentaire, Hauss évoque en particulier l’existence d’un lobby, nommé « Alec » pour American Legislative Exchange Council (Conseil du débat législatif américain), enregistré au Congrès (c’est une obligation pour bénéficier du statut de lobby) et qui est très actif dans la propagation des lois anti-BDS. Sous ce nom d’apparence anodine, Alec regroupe, déclare l’un de ses dirigeants, Bill Meyerling, le quart des sénateurs et des députés. Ce qu’il ne précise pas, c’est qu’ils se recrutent presque tous parmi les plus conservateurs. Son objectif avéré consiste à imposer l’interprétation de la Constitution américaine la plus antidémocratique possible sur le plan politique et la plus libérale dans le domaine économique.

Fondé en 1973, Alec, dont le slogan est « Gouvernement limité, marchés libres et fédéralisme », a découvert avec délice il y a quelques années les bénéfices potentiels des lois anti-BDS pour faire avancer ses propres objectifs : affaiblir le rôle de l’État fédéral, déréguler au maximum les marchés financiers et renforcer le pouvoir des États fédérés au détriment de Washington. Les édiles de ce lobby et les entreprises qui alimentent ses fonds ont vite compris l’intérêt qu’il y aurait à « métastaser » ces lois vers de tout autres domaines. Dans leur texte, souvent le même d’un État américain à l’autre, il suffirait de remplacer les termes « État d’Israël » par « ventes d’armes », par exemple, et le tour serait joué. Alec, qui se vante d’avoir fait adopter deux cents lois, décrets et directives dans les cinquante États américains pour la seule année passée, leur a donc proposé un « projet type de loi anti-boycott » visant à empêcher le boycott de… divers produits ou type d’activités, sans aucun rapport avec Israël ou la Palestine.

Ainsi, en 2021, le Texas a, le premier, passé dans son arsenal juridique une loi punissant tout appel au boycott des marchands d’armes. Depuis, le lobbyiste Jason Isaac a présenté devant la Chambre des représentants de cet État un projet visant à élargir cette loi à l’interdiction de tout boycott de l’industrie des combustibles fossiles. Pour défendre leur texte, ses rédacteurs ont publiquement précisé qu’il « est basé sur la législation anti-BDS soutenue par l’Alec en ce qui concerne Israël ». Bientôt, le Texas adoptait aussi une loi interdisant aux entreprises contractant avec l’État texan de boycotter les armes à feu. Depuis, quatre États américains ont suivi son exemple. Des projets de loi similaires ont été introduits dans le débat parlementaire de treize autres États. Et au moins dix États ont engagé le débat sur des projets de loi basés sur les mêmes principes que les lois anti-BDS afin d’interdire de parole à ceux qui prônent le boycott des institutions de santé refusant l’octroi de soins aux femmes en matière d’avortement. Demain, craint l’avocat Brian Hauss, les partisans de Black Lives Matter se verront interdire de critiquer les policiers, les membres du Planning familial de boycotter des lois interdisant l’avortement, et les associations de défense de l’environnement de critiquer les acteurs industriels les plus polluants.

« Ils ont renoncé à convaincre l’opinion »

L’écho de ces développements reste faible aux États-Unis, où BDS, en réalité, n’est quasiment actif que sur les campus universitaires. Certes, les lois anti-BDS ont recueilli un accueil enthousiaste du côté des élus républicains ainsi que chez de nombreux élus démocrates, au point qu’à ce jour, 35 États américains ont adopté des lois, des décrets ou des règlements anti-BDS. Mais cet accueil a été généralement beaucoup moins chaleureux du côté des juges, comme en Europe d’ailleurs. La grande majorité des actions devant les tribunaux se terminent par un succès de BDS. Et surtout, la multiplication de ces lois contribue à dégrader de plus en plus l’image globale d’Israël et à l’associer aux élites politiques les plus réactionnaires, aux États-Unis comme ailleurs.

La réalisatrice du documentaire, Julia Bacha, se veut optimiste. La bataille menée par les anti-BDS est, selon elle, « une tentative d’empêcher le débat d’évoluer » aux États-Unis sur la question palestinienne. « Le recours à l’action législative [par les soutiens d’Israël], poursuit-elle,signifie qu’ils ont renoncé à convaincre l’opinion par des arguments. Ils admettent de fait être en train de perdre le débat2

Dans le film, Brian Hauss, l’avocat de l’ACLU, rappelle que dans les années 1970-1980 aux États-Unis, les défenseurs américains des droits des Noirs d’Afrique du Sud brandissaient ce slogan : « L’apartheid est un crime. Protester ne l’est pas ».

1Produit par Just Vision, diffusé en 2022, est visible sur Vimeo, Prime Video, Apple TV et Google Play.

2Amos Brison, « How U.S. Conservatives Use BDS Boycott Laws to Target Other Progressive Causes », Haaretz, 1er juin 2023 ».

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