Récit

Kurdistan. « L’homme tempéré » ou l’intranquillité du témoin

Le livre d’Élie Guillou propose une réflexion à la fois lucide, tendre et inquiète sur une question qui taraude nombre d’entre nous : comment faire justice à celles et ceux qui souffrent et se battent pour leurs droits, comment se positionner et rendre compte de leur lutte quand on pose sur eux le regard extérieur du témoin ?

Ligne de front YPG au sud de Kobané 2016
Giacomo Sini/The Progressive Magazine

Élie Guillou n’est pas journaliste. Il n’est pas non plus chercheur, activiste, ni membre d’une ONG. Il est musicien, et c’est par son regard qu’il essaie de comprendre le monde. Diyarbakir (Turquie), d’abord, où il a suivi un ami photographe avec l’idée de rencontrer les chanteurs traditionnels kurdes. Puis en Irak, en Syrie et à Paris, où il tente de saisir la complexité d’une lutte qui échappe à son prisme. L’homme tempéré, paru cet été, fait le récit de ses allers-retours entre la guerre et la paix, et des réflexions qu’ils font naître.

Cet ouvrage, découpé en courts chapitres, revient sur la rencontre d’un homme paisible et bienveillant avec le peuple kurde, ainsi que sur la guérilla et ce qu’elle implique de violence, mais aussi de paradoxes. Guillou livre ses pensées, ses impressions et ses questionnements sans réponse sur la lutte, l’espoir et la solidarité. Un témoignage honnête et pudique, qui va bien au-delà du combat des Kurdes, interrogeant la place de celui qui a vu, impuissant, une révolution être matée dans le sang, avant de rentrer chez lui, dans un pays en paix, portant le poids de son regard et de ses privilèges d’Occidental.

Le doute et l’effroi

Il y a d’abord l’effroi. L’effroi de celui qui n’a connu jusqu’ici que la paix et qui rencontre la violence. Témoin d’une arrestation mortelle lors d’une manifestation, de la répression de l’État turc et de la détermination à lutter de celles et ceux qui se battent, Guillou tente de démêler ses sentiments contradictoires face aux multiples paradoxes de la guérilla. Issu d’un pays « où les corps sont tendres », et pour qui Mahatma Gandhi et Nelson Mandela constituent des modèles, il tente de comprendre cette révolution, celles et ceux qui y croient, la font, et tombent en martyres.

Conscient de la complexité de la situation, il cherche la nuance partout : « Privé de ses contradictions, un pays n’est pas un pays. » Bouleversé, il tente d’élucider ses propres incohérences : son attrait pour le tragique et la non-violence, sa répugnance à l’égard des armes et sa solidarité avec un peuple en lutte, son malaise face au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et à ceux qui le critiquent. Et l’auteur de raconter ce qui, lui, le « complète » : la douleur, la douceur, les failles, les maladresses, la beauté.

D’abord solidaire de la souffrance d’un peuple, davantage que de sa lutte armée avant d’admettre qu’elles vont de pair, le voyageur oscille, cherche la bonne distance, ressent plus qu’il ne comprend, questionne tout avec un recul salutaire :

Ils disent « Tu ne tueras point », « Réconciliez-vous », puis « La violence est mauvaise », oubliant qu’ils délèguent chaque jour la leur à l’État. Mais à qui délègue-t-on sa violence lorsqu’on est privé d’État ?

Et il s’attache, inlassablement, à raconter les gens, les regards, les instants pleins de tendresse et d’humanité, sans cesser d’oser douter, loin de tout discours partisan.

La honte de l’impuissance

De sa rencontre avec la guerre, l’auteur revient habité par l’urgence de dire ce qu’il a vu et ne rencontre autour de lui que le silence faisant écho aux faits divers : « Je leur demande d’agir. Je sens que ça les gêne. On m’applaudit très fort, et la vie change de sujet. » Après le doute et l’effroi viennent alors la honte de vivre en paix, la frustration face à l’impuissance, une détresse rageuse devant l’indifférence.

De retour à Paris, le voyageur témoin de l’horreur ne peut plus supporter la douceur. Le confort ravive les cauchemars. La vie est trop paisible, la radicalité trop effrayante. La sérénité est trop tiède, la solidarité trop engageante. Il raille la foule avachie, individualiste, aveugle à la tragédie collective. Il brocarde la foule « qui fait sa part du colibri, un petit geste individuel, une pétition sur change.org, un sac jaune dans un bac jaune, un don défiscalisé », et pour autant échoue, lui aussi, à sauver ceux qu’il avait promis d’aider. Naïf, rempli de colère, lâche, voyeur, solidaire, solitaire, engagé, privilégié, désabusé : Élie Guillou brosse ainsi le portrait sans fard, lucide et honnête d’un « homme tempéré » face au drame que vit un peuple, et celui de nos sociétés face aux guerres lointaines.

Interrogations salutaires

De ses multiples séjours entre la Syrie, la Turquie, l’Irak, les camps, les rues de Diyarbakir ou les sanctuaires yézidis, suivant une délégation, menant des ateliers ou collectant des chants, lui qui « préfère l’histoire à la controverse » continue de raconter celles des gens qui croisent son chemin. Il tente de définir ce qui le « pousse à remonter le courant de l’intranquillité ». Guillou, bouleversant de sincérité et de poésie, en tire un récit sans complaisance et dénué de certitudes :

Je repense à toutes ces vies croisées, à ces détresses, à ces espoirs soulevés par ma simple présence, moi qui peux circuler librement dans le monde. Je pense aux mains tendues qui n’ont pas été saisies, à celles, plus nombreuses, que je n’ai pas assez serrées, et plus nombreuses encore, aux mains que j’ai gardées inertes le long de mon corps. (…)Qu’avons-nous fait de notre paix ? Qu’est-ce que cette paix a fait de nous ?

L’écriture d’Élie Guillou est faite d’interrogations salutaires qui font écho aux questionnements de celles et ceux qui ont, un jour, eu envie d’aller se confronter à la noirceur du monde pour mieux le comprendre.

Pour aller plus loin

➞ Une rencontre avec l’auteur aura lieu à la librairie Libertalia à Montreuil (93), le 14 septembre.

➞ Élie Guillou sera également en représentation avec une lecture-spectacle tirée de son livre, au théâtre Antoine Vitez à Ivry-sur-Seine (94), le jeudi 19 septembre à 20h.

Soutenez Orient XXI

Orient XXI est un média gratuit et sans publicité.
Vous pouvez nous soutenir en faisant un don défiscalisé.