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Histoire

Les Arabes à travers le prisme déformant d’une série israélienne

« Fauda », de Lior Raz et Avi Issacharoff · Diffusée en France depuis quelques semaines, la série israélienne Fauda présente une image totalement biaisée de la situation des Palestiniens dans les territoires occupés. Le spectateur international sera-t-il « assez bête pour attribuer une quelconque crédibilité à cette série commerciale ? », interroge l’écrivain Sayed Kashua.

Ceci n’est ni une critique de télévision ni un essai sur la moralité de la série télévisée Fauda (NDT. « chaos » en arabe). Ni sur le sentiment de supériorité de tout producteur israélien, convaincu qu’il peut parler au nom des Arabes aussi facilement qu’il peut se faire passer pour un Arabe en portant des vêtements bon marché, en se laissant pousser la barbe et en la teignant en noir. En général les films et les séries israéliens, intellectuels ou grand public ont toujours servi le discours israélien dominant. À quelques exceptions près (des documentaires, principalement), les produits de fiction les plus audacieux n’ont jamais dépassé le genre « on tire et puis on pleure »1 ; leurs auteurs se préoccupent surtout d’éthique juive. Depuis la deuxième intifada, la vision selon laquelle « il n’y a personne à qui parler de l’autre côté », dont le champion était Ehud Barak imprègne le traitement du conflit israélo-palestinien (toujours le conflit, jamais l’occupation) dans la culture israélienne.

Après la première guerre du Liban (1982), le thème politique principal dans les créations artistiques israéliennes était qu’il y avait des partenaires du côté palestinien, mais que les négociations échoueraient toujours à cause des extrémistes des deux côtés (« qu’est-ce qu’on pouvait faire ? Le Likoud était au pouvoir »). Depuis octobre 2000 et la seconde Intifada, le thème principal est qu’il n’y a pas de partenaires palestiniens, ils sont tous extrémistes (« qu’est-ce qu’on pouvait faire ? Les travaillistes étaient au pouvoir »).

FAUDA - Bande-Annonce (VF) - YouTube

Il ne sert donc à rien de faire une critique politique de Fauda. Premièrement, sa position politique n’est pas originale. Elle n’est pas si différente du paysage de Bethlehem, de The Bubble et de Sof Shavua B’Tel Aviv Pour mon père »). Et elle ressemble aussi au point de vue des présentateurs des principaux journaux télévisés du soir en Israël. Deuxièmement, il ne sert à rien de critiquer la culture et la représentation du conflit par les créateurs israéliens dans le climat politique actuel. L’arrogance et l’appropriation de l’histoire palestinienne sont les conséquences inévitables de la domination militaire sur les Palestiniens. Comme les soldats, beaucoup de créateurs israéliens ne respectent pas les frontières. Certains exproprient les Palestiniens des terres, d’autres les exproprient d’une histoire.

Les Palestiniens ne se reconnaissent pas dans cette « réalité »

Pourtant, j’écris sur Fauda à cause de cette idée reçue très répandue en Israël, à travers de nombreuses déclarations, écrits et citations selon lesquels les Arabes, les militants du Hamas, les hauts responsables de l’Autorité palestinienne, ou « l’autre côté », comme l’a dit un journal, sont convaincus que cette série télévisée sert leurs intérêts.

Vous avez déjà les victoires militaires et le contrôle culturel du marketing de la politique d’occupation israélienne ; donnez au moins aux Palestiniens la possibilité de détester Fauda. La diffusion sur Netflix, un succès mondial, la croissance économique, le soutien aux relations publiques israéliennes, ça ne vous suffit pas ? Les créateurs de Fauda ont-ils vraiment besoin de vendre leur spectacle comme une série équilibrée qui montre la réalité des territoires ? Et s’ils arrivent à la vendre comme telle au monde entier, est-ce si important pour eux qu’en plus les Palestiniens saluent la série comme une création artistique de haut niveau, qui les aide à interpréter correctement la réalité dans laquelle ils vivent ?

Il est permis de s’interroger sur le degré de stupidité des créateurs de la série et des critiques israéliens qui pensent que les Arabes sont fous de Fauda. Assis devant son écran, le téléspectateur israélien voit, dans la scène d’ouverture de la deuxième saison, un Arabe barbu et assoiffé de sang envoyer un ami dans une gare routière pleine de femmes et de jeunes soldats. Et quand le terroriste a des regrets et cherche à retourner à sa voiture sans poser sa bombe dans la station, Nidal El-Makdessi — le personnage palestinien principal — appuie sur un bouton pour faire exploser la bombe, tuant son ami de sang-froid, puisqu’il peut emmener quelques juifs avec lui. Que peut bien imaginer le critique israélien de la réaction du téléspectateur palestinien assis devant son propre écran ? Quoi ? Est-ce qu’il crie « Allahu Akbar ! » au moment de l’explosion ? Est-ce qu’il pense qu’El-Makdessi, venu de Syrie et formé par l’organisation de l’État islamique (OEI), est un type cool, et que parfois on n’a pas d’autre choix que de trahir un ami si ça permet de tuer des juifs, qu’ils soient civils, enfants ou soldats ?

Est-ce qu’ils aiment leurs mères ?

Que pense le militant du Hamas à ce moment-là ? (Selon la co-créatrice de Fauda Avi Issacharoff, le groupe a mis un lien vers la série sur sa page d’accueil). Il pense : « Waouh ! Je dois aimer cet El-Makdessi ! D’abord, il a un nom cool, à la fois effrayant et sympathique, et il faut qu’on regarde cette série, parce qu’à Hollywood, les bons gagnent toujours » ? Est-il possible que les créateurs israéliens pensent les Arabes assez stupides pour considérer El-Makdessi comme un « gentil » dans la série, qui est entièrement basée sur le principe « gentils contre méchants » ? Ou peut-être croient-ils que les membres du Hamas seront heureux de voir que dans leur programme israélien favori, les Palestiniens aiment leur mère ? Et qu’ils se disent : « D’accord, ils tuent parfois des Arabes, ils envoient un ami avec une bombe ou une grenade de RPG qui pulvérise quelques joueurs de cartes dans un café de Naplouse, mais c’est parce qu’ils n’ont pas le choix »  ?

En fait, les Israéliens de Fauda sont très sensibles à la valeur de la vie humaine. « Il y a trop de non-combattants », dit un officier israélien en treillis quand quelqu’un ose évoquer l’idée d’éliminer El-Makdessi avec un drone. « Attendons qu’il atteigne un espace ouvert », ordonne le commandant israélien, qui se soucie des vies palestiniennes au point de mettre en danger ses fidèles soldats. Il est clair que c’est un récit israélien et non palestinien, ont déclaré les créateurs de la série dans une interview, utilisant une fois de plus ce mot trompeur de « récit ». D’une part, il transforme les mensonges d’une série d’action en un récit légitime de supériorité morale que les Israéliens se racontent sur eux-mêmes. D’autre part, le Récit avec un grand R réduit la vie des Palestiniens à l’ombre de l’oppression militaire en un Récit différent qu’ils racontent eux-mêmes, comme s’ils vivaient dans une série télévisée israélienne pour heure de grande écoute.

« C’est de l’art pour l’art »

Donc non, les Arabes, les Palestiniens, les militants du Hamas, ceux de « l’autre côté » n’aiment pas Fauda, et honnêtement, je ne sais pas combien d’entre eux l’ont regardé ou en ont même entendu parler. Et non, il n’y a rien dans Fauda qui tienne compte de la réalité des territoires. Il n’y a pas de dominants ni de dominés, pas d’occupation, pas de contexte historique, pas de barrages militaires, pas de pauvreté, pas de démolitions, pas d’expulsions, pas de colons ni de soldats violents. Il n’y a pas non plus de tribunaux qui emprisonnent les hommes politiques sans procès et jugent des enfants et des adolescents qui tentent de repousser des soldats en armes. Selon Fauda, les Palestiniens sont mus par une passion ardente pour la vengeance, une forte pulsion propre aux Arabes qui explique la propension au meurtre des principaux personnages. C’est de la vengeance personnelle et rien de plus. En effet, dit la série, les Palestiniens n’ont aucune autre raison de s’élever contre les Israéliens. Pour être honnête, ils ont plutôt une vie agréable.

Alors à quoi pense le critique, le créateur de télévision ou le lecteur des journaux israéliens quand il affirme que les Arabes aiment Fauda ? Pour croire cela, il faut supposer que les Arabes sont totalement stupides, il n’y a pas d’autre explication. Ou peut-être qu’une famille palestinienne est assise quelque part dans un camp de réfugiés à Jénine, déclarant : « Messieurs, c’est de l’art pour l’art. Oubliez les Israéliens et les Palestiniens. On est du côté de Doron [Kavillio, le personnage principal israélien joué par Lior Raz] et des gars déguisés en Arabes parce qu’après tout, ils sont vraiment mignons, courageux et ils défendent leur pays et leur peuple ». Et Doron, quelle belle âme ! Lui si inquiet pour ses enfants dans le premier épisode où ils dorment comme deux anges dans ses bras, alors qu’il pense au danger qui les guette à cause d’El-Makdessi. « S’il est arrivé à repérer mon père, il repèrera mes enfants aussi », dit-il au commandant de l’unité d’élite. Ce sont les Palestiniens qui savent comment atteindre les enfants des militaires israéliens2.

En réalité la première réaction d’un téléspectateur palestinien serait : comment se fait-il que les habitants de Naplouse ne reconnaissent pas l’accent israélien des soldats déguisés en Arabes dès qu’ils ouvrent la bouche pour s’exprimer en arabe ? Et vraiment, comment El-Makdessi peut-il être à un moment sur une moto à Naplouse et à un autre sur une moto quelque part dans le Néguev ? Si une telle mobilité était possible, la moitié de nos ennuis serait derrière nous. Et le spectateur palestinien se demanderait peut-être : d’où viennent les acteurs ? Où les scènes ont-elles été tournées ? Et bon sang, pourquoi diable aucun soldat déguisé en Arabe ne se déguise-t-il en Arabe éduqué ?

Le spectateur arabe espère que le spectateur international n’est pas assez bête pour attribuer une quelconque crédibilité à une série commerciale, et il se demande s’il y a vraiment quelqu’un en Israël qui pense que cette série est « de gauche » parce que de temps en temps, les assassins embrassent leurs frères et sœurs. Si c’est le cas, alors il n’y a vraiment personne à qui parler de l’autre côté, Israël.

1Expression couramment utilisée en hébreu, souvent de façon ironique, pour résumer le mécanisme de la bonne conscience israélienne : on tue des gens, mais c’est parce qu’on est obligés, et ça nous fait pleurer, en fait les vraies victimes c’est nous. Le cinéaste israélien Eyal Sivan la décrypte très bien dans cette courte vidéo.

2NDT. Alors qu’en réalité c’est l’inverse, veut sans doute dire ironiquement l’auteur.

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