L’Arabie saoudite renforce l’armée libanaise avec des armes françaises

Une transaction acceptée par le Hezbollah · Début 2015, la France va commencer à livrer à l’armée libanaise pour 3 milliards de dollars de matériels militaires et de formations associées, entièrement financés par l’Arabie saoudite. Il s’agit du plus important don d’armements jamais octroyé au Liban. Initiative saoudienne, cette aide historique, dont le contenu a dû préserver la sécurité d’Israël, n’est pas critiquée par le Hezbollah.

Séance d’entraînement des forces armées libanaises (SMES 414).
Jad Berro, 29 novembre 2011.

Le don, annoncé le 29 décembre 2013 par le président libanais Michel Sleiman alors que son homologue français était en visite à Riyad, a mis presque un an pour aboutir à un accord-cadre signé le 4 novembre dernier à Riyad, entre le ministre des finances du royaume saoudien et le PDG d’Odas, société française para-étatique en charge des contrats d’armements français en Arabie saoudite. Une vingtaine d’entreprises françaises seraient concernées par l’accord qui prévoit 2,1 milliards pour les matériels eux-mêmes et 900 millions pour leur entretien et la formation des militaires libanais à leur emploi. À titre de comparaison, ce montant correspond à plus du double du budget annuel de l’armée libanaise et les États-Unis, premier donateur de l’armée libanaise jusqu’à ce jour, ont fourni pour 850 millions de dollars d’aide depuis 2007.

Ne pas menacer la sécurité d’Israël

Sont notamment programmés des hélicoptères légers d’occasion équipés de missiles antichar HOT, des hélicoptères de transport, trois patrouilleurs rapides, des blindés légers, des missiles anti-aériens de courte portée qui équiperont ces blindés légers ainsi que les patrouilleurs navals, des drones tactiques, des canons et des systèmes de communication, radars et équipements optroniques. Les livraisons doivent s’étaler sur trois ans.

La mise au point de l’accord-cadre a fait l’objet de tractations devant satisfaire l’armée libanaise bien sûr, mais aussi l’Arabie saoudite et, last but not least, Israël. Ce dernier est très attentif, auprès de qui il peut faire pression, à ce qu’aucun matériel livré à l’armée libanaise ne représente une menace pour sa sécurité et ne puisse tomber dans les mains du Hezbollah — cette seconde réserve étant partagée par Riyad. Les préoccupations israéliennes auraient en particulier bloqué l’équipement des patrouilleurs de 56 mètres que va livrer le chantier naval CMN, par des missiles antinavire Exocet. Elles ont également porté sur les missiles antichars HOT et antiaériens Mistral prévus dans la shopping list libanaise. En 2010, Israël avait réussi à geler in extremis un don promis au Liban par la France d’une centaine de missiles HOT prélevés sur les stocks de l’armée française. Cette fois-ci, l’inclusion au contrat-cadre d’une assistance française pendant dix ans pour l’entretien des matériels et l’entraînement opérationnel des militaires libanais assure de facto un suivi qui limite ce risque, si tant est qu’il ait jamais existé.

Paradoxe apparent

La décision par l’Arabie saoudite de ce don exceptionnel au profit de l’armée libanaise est intervenue alors que cette dernière venait d’arrêter le 26 décembre 2013 le chef, ressortissant saoudien, du groupe terroriste Brigade Abdallah Azzam, auteur de l’attentat meurtrier du 19 novembre 2013 contre l’ambassade d’Iran à Beyrouth, commis en rétorsion contre le soutien de l’Iran et du Hezbollah au régime de Bachar Al-Assad. Alors que Riyad demandait son extradition, sa mort le 3 janvier 2014 dans une geôle de l’armée, officiellement des suites de l’aggravation d’un diabète dont il souffrait, a coupé court au souhait exprimé par l’Iran de l’interroger.

Au Liban, la lutte entre Riyad et Téhéran, parrains des coalitions politiques opposées du 8 et du 14 mars contribue au blocage actuel des institutions, mais les deux capitales évitent de faire basculer le pays dans un chaos où elles auraient plus à perdre qu’à gagner. Alors que la crise syrienne risque de durer encore plusieurs années, que l’Organisation de l’État islamique (OEI) est une menace commune, tous deux tiennent à la stabilité de ce pays. La guerre civile en Syrie a provoqué l’afflux au Liban de plus d’un million de réfugiés (l’équivalent du quart de sa population ; imaginons 16 millions de réfugiés en France). Elle exacerbe des tensions entre communautés sunnites et chiites et provoque l’apparition au Liban de nouveaux groupuscules extrémistes sunnites.

Face à cela, l’armée et le Hezbollah s’accordent sur le terrain pour éviter que la situation intérieure échappe à tout contrôle. Ils se coordonnent pour contrer la progression de mouvements extrémistes salafistes libanais alors que les homologues djihadistes syriens de ces derniers font des incursions dans le pays (affaire d’Ersal été 20141). Cette coordination n’est pas sans provoquer des critiques parmi les Libanais sunnites qui accusent l’armée d’être devenue l’alliée des chiites. La coordination a également pris une dimension connexe. Les vides créés au Liban par l’engagement du Hezbollah en Syrie sont comblés par l’armée, non pas tant par opportunisme de situation que par nécessité de préserver au mieux la situation sécuritaire à l’intérieur du pays, ce qui alimente d’autant la critique de l’armée, jugée supplétive du Hezbollah. On pourrait voir en effet une répartition des rôles : l’armée combat les groupes djihadistes sunnites à l’intérieur et aux frontières du Liban tandis que le Hezbollah combat la rébellion syrienne dominée par des djihadistes de même obédience.

Nasrallah n’est pas inquiet

Le don saoudien vise à renforcer la capacité de l’armée à lutter contre les débordements de la guerre civile syrienne au Liban, de même qu’à accentuer son différentiel de force par rapport au Hezbollah. Elle est en effet encore sous-équipée, avec des matériels anciens d’origine française, américaine et russe. Son modeste budget — résultat politique du consensus intercommunautaire — ne se réfère à aucun plan de défense officiel précis. Sa dimension multiconfessionnelle lui permet néanmoins d’être une force non partisane à peu près respectée par toutes les parties. Elle a cependant du mal à attirer dans ses rangs autant de chiites qu’elle le souhaiterait, ne serait-ce que par les soldes bien plus attractives qu’offre le Hezbollah à ses recrues. De fait, sa principale mission concerne la sécurité intérieure, que ce soit en interposition dans les conflits communautaires ou la lutte contre les groupes terroristes, y compris au sein des camps palestiniens. Elle n’est nullement chargée de s’attaquer au Hezbollah, qui demeure l’une des principales composantes politique du pays, sauf à vouloir faire sombrer le pays dans une nouvelle guerre civile, ce qu’aucun des partis ne souhaite. Vis-à-vis du Hezbollah, parler de cohabitation nécessitant liaison et coordination correspond à la réalité. Selon certains officiers maronites de l’armée, la seule issue future à cet état de fait sera l’absorption à terme, dans ses rangs, de tout ou partie de la branche armée du Hezbollah. Ce qui suppose plusieurs conditions préalables politiques locales et régionales insurmontables aujourd’hui.

Le roi Abdallah souhaiterait que l’armée libanaise empêche l’implication du Hezbollah en Syrie et l’aurait exprimé en ces termes à Michel Sleiman lors de la visite de ce dernier en Arabie saoudite le 11 novembre 2013. Objectif impossible au regard de la situation politique intérieure où le Hezbollah s’appuie sur les 27 à 40 % de chiites (selon les sources) que compte la population. À défaut, en renforçant l’armée, les Saoudiens augmentent-ils la pression sur le Hezbollah ? Il serait sans doute erroné de le croire. La Résistance ne saurait être menacée par une pression militaire de l’armée, même si celle-ci est aux ordres d’un président pro-saoudien. Le parti chiite est devenu indispensable au maintien des institutions dans leur fragile équilibre, non sans difficulté, comme en atteste l’impossibilité actuelle du Parlement à s’entendre sur un nouveau président. Les discours publics de Sleiman avant la fin de son mandat officiel, dénonçant l’existence d’une force armée en dehors de l’armée, n’ont pas affolé outre mesure Hassan Nasrallah, le secrétaire général du Hezbollah. Les soucis de ce dernier sont davantage liés aux conséquences de son engagement en Syrie sur sa base militante, dont les familles sont lasses de voir mourir leurs fils pour un combat éloigné à leurs yeux de la résistance face à Israël.

On ne peut que constater par ailleurs l’absence de critique du don saoudien de la part de Téhéran. L’Iran a même été jusqu’à proposer en octobre 2014 d’aider lui aussi l’armée libanaise sous forme de dons en armements, afin qu’elle puisse combattre plus efficacement les groupes terroristes. Aide que peut difficilement accepter Beyrouth, tant vis-à-vis de Riyad ou des Occidentaux que des textes en vigueur des Nations unies qui interdisent tout transfert d’armes avec l’Iran.

Paris privilégié

Le choix saoudien de matérialiser ce don sous forme d’armements exclusivement français est à comprendre dans le contexte du mécontentement — un doux euphémisme — de Riyad à l’égard de la politique régionale de Washington. Riyad n’en avait particulièrement pas apprécié les derniers avatars : la volte-face d’Obama annulant le raid punitif contre Bachar Al-Assad après l’attaque à l’arme chimique du 21 août 2013 dans la banlieue de Damas, puis la conclusion en novembre de l’accord intérimaire sur le nucléaire iranien. En août 2014, l’aide supplémentaire d’un milliard de dollars de l’Arabie saoudite annoncée par Saad Hariri au profit de la sécurité du Liban, qui devrait bénéficier encore à l’armée et peut-être aussi aux forces de sécurité intérieure, pourrait impliquer cette fois-ci des matériels russes, voire chinois ou coréens.

En comparaison des États-Unis, l’activisme politique et militaire de la France va dans le sens de l’Arabie saoudite. La France se voit en effet gratifiée d’avoir été prête fin août 2013 à lancer ses Rafale contre Damas aux côtés des Américains malgré le forfait britannique, d’avoir eu des exigences plus fermes que celles des États-Unis eux-mêmes à l’égard de l’Iran dans les négociations de l’accord intérimaire sur le nucléaire, de s’être toujours montrée très fortement hostile au Hezbollah et de soutenir le camp du 14 mars. Certes, Paris entretient un lien historique et privilégié avec Beyrouth. Mais dans cette affaire, pain béni pour l’industrie française d’armement, il s’agit d’abord de l’utilisation par Riyad du lien historique entre la France et le Liban et des ambitions françaises d’être encore sur la photographie de ceux qui jouent un rôle dans l’arène proche-orientale.

1Incursion au Liban d’éléments du Front Al-Nosra et de l’OEI à Ersal dans la Bekaa.

Soutenez Orient XXI

Orient XXI est un média gratuit et sans publicité.
Vous pouvez nous soutenir en faisant un don défiscalisé.